Houris par Kamel Daoud, aux Editions Gallimard.
Recension de Jean-Gérard Lapacherie

Houris est un roman politique ou historico- politique traitant de la guerre sainte qui a opposé entre 1992 et 2005 les soldats du régime algérien aux soldats du maquis ou moudjahidines. Deux victimes qui ont survécu, la première à un égorgement partiel qui lui a coupé la trachée, mais épargné la carotide, le second à de graves blessures aux jambes, racontent les horreurs de cette guerre. La première qui montre « un grand sourire interrompu » et respire avec une canule est muette. Ce grand sourire est celui de l’égorgement. Elle se nomme Fajr, c’est-àdire « Aube » dans la langue intérieure avec laquelle elle s’adresse à son foetus qu’elle nomme Houri, soit vierge du Paradis, dont elle veut avorter pour lui éviter l’enfer : « Ma petite Houri, que viendrais-tu faire avec une mère comme moi dans un pays qui ne veut pas de nous, les femmes, ou seulement la nuit ? » Coiffeuse, elle tient un institut de beauté qui se trouve en face d’une mosquée dirigée par un imam dont les prêches diffusés par haut-parleur suintent la haine des femmes et appellent au meurtre. Le second s’appelle Aïssa. À demi-analphabète, il se souvient de tous les meurtres, massacres et égorgements de la guerre récente. Fils d’un éditeur que les moudjahidines ont obligé sous peine d’égorgement à ne plus éditer que des livres de cuisine et qui en meurt à petit feu, il est livreur de la maison d’édition et conduit Fajr à son village natal où toute sa famille a été égorgée. Les quelque quatre cents pages de ce roman sont formées des souvenirs que racontent Fajr à son foetus et Aïssa à Fajr. De cette nausée, on peut tirer deux leçons politiques, la première sur les prudentes réserves que quelques Français, encore libres, émettent au sujet de l’islam, c’est-à- dire sur ce que les islamo-gauchistes nomment islamophobie, la seconde sur feu la présence française en Algérie.
Les égorgements racontés sont commis au nom d’Allah, le supposé miséricordieux. Destinés à complaire à son envoyé Mahomet, le « beau modèle », ils consistent à réaliser les injonctions du Coran, c’est-à-dire à transformer les mots en actes et en une surenchère de crimes. En matière d’islamophobie, Houris dépasse toutes les bornes. Il n’est plus question de réserves, ni même de critiques, encore moins de ces différences que font prudemment les journalistes de France entre islam et islamisme, mais d’un implacable réquisitoire contre l’islam des mosquées, des imams, du Coran : « À la fin de la guerre civile, on avait égorgé plus d’hommes que de moutons. » Si l’on était à la place de Kamel Daoud, on se ferait du mouron. La gauche bien-pensante aiguise ses sermons, les islamo-gauchistes et les moudjahidines leurs rasoirs.
Les moudjahidines de 1992 à 2005 sont présentés comme les héritiers de ceux qui ont pris le maquis en 1954 contre les Français. Le roman esquisse un timide parallèle entre les deux guerres. Les pieds-noirs ou leurs enfants, et tous ceux qui ne tiennent pas la présence française outre-mer pour de la barbarie ne sont pas le Mal. Le mal absolu, ce sont leurs ennemis de naguère qui sont désormais les ennemis des femmes, des vieillards, des enfants. Ce n’est pas une réécriture de l’histoire, mais le roman établit enfin un jugement historique équilibré. Ce qui semble évident au lecteur, c’est que l’auteur qui, dans sa jeunesse, a fricoté avec les « islamistes », a choisi le camp des victimes. Il professe désormais, comme Albert Camus, ce Français d’Algérie, à qui il a rendu hommage dans Meursault, contre-enquête, roman paru en 2014, une compassion sans concession pour les femmes, les enfants, les vieillards. « Un homme, ça s’empêche », écrivait Camus. Il semble que les moudjahidines ne s’empêchent en rien, Allah non plus. Ainsi, Kamel Daoud devient un héraut de l’humanisme contemporain et universel.
Voilà pour le sujet. La forme est en partie celle de la littérature moderne pour qui le discours prime sur le récit ou sous toute autre forme. Houris, ce sont des successions de monologues ou de dialogues. Fajr dit « je » et elle s’adresse à un « tu », son foetus, qui ne lui répond rien, et pour cause ; Aïssa, de même, dit « je » et s’adresse à un « tu », qui est Fajr. Le discours, ce n’est pas seulement une forme (l’entretien, la conversation, l’adresse, le prêche), c’est aussi du sens, une vision du monde, de l’idéologie – en bref, un énorme bloc, lourd et pesant, de mots, de phrases, de périodes. Kamel Daoud est journaliste avant d’être écrivain. Cela est manifeste dans les propos, moraux ou normatifs, qu’il fait prononcer par les personnages. La forme relève aussi de ce que l’on observe chez les écrivains maghrébins de langue française, à savoir l’abus de la métaphore et la propension à l’allégorie. Les figures frisent le ridicule : « Parfois, la nuit me poignarde avec la peur de ton avenir » ; « Ce qui me tranche, c’est mon sourire » ; « Elle doit serrer ses mains pour les essorer de leur vie ».
Ce qui est absent du roman, c’est l’ironie. Le titre, pourtant, s’y prêtait. Kamel Daoud aurait pu suivre les enseignements d’un philologue allemand qui a écrit, sous le pseudonyme de Luxenberg, un livre insolent, à savoir, en français, Lecture syro-araméenne du Coran, dans lequel il montre que ce livre, dit saint, amplifie des lectionnaires chrétiens de Syrie, utilisés pour évangéliser l’Arabie. Houri n’est pas un mot arabe, mais un mot araméen qui signifie « raisins blancs ». Si ces prétendus « martyrs », comme sont nommés en français, mais sans ironie, les chahids, qui égorgent animaux et hommes pour accéder au paradis d’Allah et y jouir de houris dont l’activité sexuelle n’entame pas la virginité, savaient ce que sont les houris, ils abandonneraient leurs rasoirs et se rendraient au marché pour étancher leur soif de sacré en dégustant des raisins blancs.
Il est possible d’exprimer deux réserves. Kamel Daoud dédie son roman aux victimes et aussi « aux gens de Sciences Po Paris qui ont offert un toit à cet écrit ». L’Institut d’Études Politiques de Paris est devenu en quelques années le repaire islamo-gauchiste de tous ceux qui montrent de la bienveillance envers les soldats d’Allah. Ou bien Kamel Daoud ignore cela, ou bien il fait de la provocation. Le second terme de l’alternative a, reconnaissons- le, notre préférence. Enfin est cité en exergue l’article 46 de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, qui interdit à quiconque d’évoquer « les blessures de la tragédie nationale », c’est-à-dire tous ses meurtres qui forment la trame de Houris. Or, cette charte a son homologue mutatis mutandis : c’est l’édit de pacification promulgué en 1598 à Nantes par Henri IV qui, pour mettre fin à quatre décennies d’une guerre atroce, a interdit à ses sujets d’évoquer les conflits qui ont déchiré le royaume. Cet édit est tenu pour un chef-d’oeuvre de « tolérance » politique. Si tel devait être le destin de cette Charte algérienne, ce roman primé et admiré aujourd’hui serait nul et non advenu.