Les stratégies d’Eric Zemmour, jusqu’ici, ont été très claires. La première partie de sa « campagne de France » s’est très bien déroulée. Plusieurs autres batailles, décisives, devront être réussies pour gagner la guerre.
Dans notre article précédent (1), nous avions dit qu’Eric Zemmour devait « sortir très vite du « pot au noir » », et « pousser ses avantages, parce que sa position actuelle est dangereuse. En effet, il se trouve encore « au milieu du paquet » des autres, même si, selon les sondages, un peu devant. Ce n’est pas suffisant ». Nous pensions en effet qu’il lui fallait dès que possible s’installer au-dessus de la barre des 20%, afin de se démarquer de tous les autres, solidifier sa position, et se positionner comme le challenger « officiel » d’Emmanuel Macron. Cela n’a pas été le cas. Il semble, pour un temps du moins, plafonner. A cela, plusieurs explications :
Le « retard à l’allumage » de la fusée populaire
Eric Zemmour a très intelligemment « joué le coup », en démarrant une campagne tonitruante dès Septembre, à l’inverse de la tradition politique, qui voulait que celles-ci se déroulent à partir du printemps. Alors que tous pensaient qu’il vendrait simplement son livre, il a mélangé les statuts, « cassé les codes », fait une campagne « mixte » et inhabituelle, et monopolisé les médias, à un moment où ses adversaires n’étaient pas prêts. De plus, parce qu’il a compris qu’elles étaient orphelines, il a, très rapidement, conquis les bourgeoisies patriotes, et en particulier les catholiques de l’ouest parisien. Ces deux intuitions lui ont permis de se placer d’emblée dans la position très enviable qui est la sienne aujourd’hui.
Depuis quelques jours, il semble plafonner. Rien d’étonnant, au demeurant, après un tel début de partie. Il faut renouveler les thématiques, aller chercher d’autres publics, changer de style, en deux mots, trouver un second souffle. Mais il y a une raison plus profonde. En effet, nous l’avons vu, Eric Zemmour a d’abord été chercher les voix bourgeoises, celles qui correspondent, nonobstant ses thématiques, à sa propre personnalité. Car bien qu’il soit issu d’un milieu populaire, son talent et son métier lui ont fait gravir l’échelle sociale, de sorte qu’il est perçu aujourd’hui par les bourgeoisies comme l’un des leurs.
Mais ces classes bourgeoises (et ceci est vrai même pour les bourgeoisies patriotes), ont ceci de particulier qu’elles sont un électorat friable. En effet, si la question du patriotisme les touche, elles sont, de par leur position entre les riches et les pauvres, beaucoup plus sensibilisées par la sécurité : sécurité de leurs biens matériels, de leurs postes, de leurs ressources, de leurs statuts, de la bonne éducation de leurs enfants. Il n’y a pas de jugement de valeur dans cela, c’est dans la nature bourgeoise même que de penser ainsi. Elles ont une attirance naturelle vers l’ordre établi, elles ont horreur de l’aventurisme politique (2). Pour cette raison, elles seront toujours, même patriotes, extrêmement sensibles aux critiques adressées au candidat Zemmour, surtout lorsque la pression monte, de telle sorte qu’il apparaît comme un possible « diviseur » et un adversaire de cet ordre établi. Au lieu de décoder le harcèlement politico-médiatique très violent dont il fait l’objet en se disant « L’oligarchie se défend contre lui de toutes ses forces. Il mène donc le bon combat » (3), elle aura tendance à se dire « Où allons-nous ? N’y a-t-il pas du vrai dans toutes ces attaques ? ». La critique joue donc négativement, pour Eric Zemmour, quand il s’agit des classes bourgeoises. C’est évidemment le but recherché.
A l’inverse, cette même critique joue positivement lorsqu’il s’agit des classes populaires, parce qu’elle accélère le phénomène de « trumpisation » et d’identification, dont nous avons déjà parlé (4). En effet, Eric Zemmour peut se présenter devant elles en leur disant « Voyez ce qui m’arrive. Nous vivons la même chose. « Ils » me harcèlent et me martyrisent, tout comme « ils » le font pour vous. Qui est donc, d’après vous, votre meilleur défenseur ? ». Les classes populaires sont construites à l’inverse des classes bourgeoises. Plus traditionnelles et plus prudentes, mais aussi, souvent, plus courageuses, elles mettront plus de temps à prendre fait et cause pour ce nouveau prétendant mais, probablement, elles lui seront, à ce moment-là, plus solidement et plus durablement acquises. Pour cette raison, il était sans doute nécessaire, de la part d’Eric Zemmour, d’effectuer son « virage stratégique » sans trop attendre, pour allumer cette « deuxième fusée » de sa campagne avant que la première ne commence à décliner, sous la pression des critiques, et une fois l’effet de surprise et de nouveauté passé.
Eric Zemmour savait tout cela parfaitement. Le problème, c’est qu’il ne pouvait aller vraiment au contact du peuple sans être candidat. En effet, autant dans les grandes salles, le mélange des statuts, celui de l’écrivain et celui de l’homme politique, ne posait pas de problèmes, autant c’en était un pour aller sur les marchés des villages, dans les exploitations agricoles, les usines de transformation ou les centres médicaux ruraux. De plus, Eric Zemmour ne peut pas aller sur le « front populaire » uniquement avec le discours de « la patrie en danger », même s’il reste, évidemment, important et prépondérant. Il lui faut les autres flèches de son carquois : quelle vision de la « France périphérique » est la sienne ? Quelle politique sociale veut-il faire (5) ? Et surtout : qui est-il ? S’il peut conquérir, momentanément, des voix de bourgeois intellectuels uniquement avec des idées fortes, il ne le peut pas dans les classes populaires, qui ont du bon sens (le « bon sens populaire »), et qui veulent en savoir plus : quelle est son équipe ? Quel est son parti ? Quels sont ses soutiens ? Faute d’avoir ces réponses, elles ne se déclareront pas, même si ses idées trouvent chez elles un vrai écho, et si la « trumpisation » du candidat les rapproche de lui.
Fort de son succès initial, Eric Zemmour n’a pas accéléré cette mutation. C’est cela qu’il paye aujourd’hui, de façon relative, il est vrai, car cette faiblesse devrait être facile à corriger.
La mue de la chrysalide
Facile à corriger, en réalité, oui et non. Car si, sur le papier, le fait de se doter d’une organisation structurée, d’un parti, d’un réseau de soutiens et d’alliances, d’un programme politique complet sur tous les sujets importants, de porte-paroles, d’une communication parfaitement maîtrisée, etc… est une question de volonté et de travail (6), c’est tout autant une question de nature. Et c’est difficile, certainement, pour Eric Zemmour, car il est, dans son ADN et avant tout le reste, un journaliste, c’est-à-dire une personne indépendante qui défend, par l’écrit et la parole, ses idées (7). Il n’est pas un militaire, il n’a pas dirigé de grandes entreprises. Il n’a pas l’habitude de travailler avec des organisations structurées et hiérarchiques. Il n’est pas forcément conscient, comme le sont les militaires, que c’est la logistique qui fait gagner les batailles et que, par conséquent, il faut qu’elle soit parfaite. Il n’a certainement pas l’habitude de « cadrer » les choses et les personnes jusque dans les moindres détails, et sans doute n’en a-t-il pas envie, craignant d’y perdre au passage l’essence de son message. Il y a donc là, pour lui, une véritable question, et il ne peut y échapper, parce que les français ne veulent pas élire celui qui leur dit la vérité, même avec le plus grand courage du monde, mais celui qui les dirigera demain. Ils ne veulent pas d’un prophète, mais d’un Président de la République. Ils ne veulent ni de Jonas (8), ni encore moins de Don Quichotte ou de Savonarole, ils veulent Bonaparte ou de Gaulle, ils l’ont suffisamment exprimé.
De plus, un élément, aujourd’hui, dessert Eric Zemmour, c’est le fait qu’il apparaît comme un homme seul. Qui parle pour lui ? Qui le relaye ? Charisme, intelligence brillante, courage intellectuel et même physique, formules choc, résistance extrême aux attaques et aux pressions : ce qui a été jusqu’ici sa force, et a justifié son incroyable percée, commence à se retourner contre lui. Sa campagne devient trop personnelle. Il ne doit plus être un homme seul, mais un chef, dont on veut voir les troupes. Où sont-elles ?
Eric Zemmour va devoir, et rapidement, résoudre cette équation et, probablement, se faire violence. C’est à ce prix que la chrysalide qu’il est encore se transformera en « papillon », celui du véritable candidat. Il ne faudra pas, au passage, qu’il édulcore son message. S’il le fait, il perdra sa personnalité politique. Mais il faudra qu’il l’habille avec une organisation et un statut. Il y a là, dans cette maïeutique, la clef du « deuxième souffle ».
Le discours anti-oligarchies
Lorsque, ce qui ne saurait tarder, Eric Zemmour se sera déclaré candidat et, il faut l’espérer, aura structuré les choses afin de se doter d’une « machine de guerre » pour l’emporter, il pourra aller de plein pied au contact des classes populaires. Outre la « trumpisation » dont nous avons parlé, et les mesures spécifiques concrètes propres à répondre aux difficultés de ces électeurs (réindustrialisation, protection du secteur agricole, lutte contre la pauvreté, etc…), il faudra qu’il développe à plein son discours anti-oligarchies (9). Il pourrait s’articuler autour de trois aspects :
- Le besoin de justice. C’est un sentiment très fort chez les gens modestes, car dans les systèmes oligarchiques, la justice sociale est souvent bafouée. C’est vrai évidemment pour les Gilets Jaunes, qui ont d’abord été « achetés », puis politiquement floués (10). C’est aussi particulièrement vrai pour ce qui concerne l’aménagement du territoire, les infrastructures et les services. Ainsi, il est inadmissible que la couverture non seulement des industries, mais aussi des transports, du numérique, du médical, des écoles, et même de la police et la gendarmerie, ne soit pas la même sur tout le territoire. La stricte égalité dans les services assurés, directement ou non, par l’État, c’est un point auquel les classes populaires seront extrêmement sensibles.
- Le besoin d’ordre. Les classes populaires ont parfaitement compris que conformément à la célèbre phrase de Lacordaire (11), l’anomie profite aux puissants, parce que leurs lieux de vie, leurs moyens et leurs statuts les protègent naturellement contre le désordre, alors que ce n’est pas le cas des plus faibles. En plus, c’est dans la pagaille de l’anomie que se fabriquent les passe-droits et que s’installe la corruption. Pour cette raison, la promesse d’un véritable retour à la fermeté et à l’ordre, loin de l’apparence et de l’alibi, et à l’inverse de l’échec patent d’aujourd’hui, sera très important pour eux. Ils attendront de l’État qu’il se dote des moyens suffisants de sécurité et de justice pour répondre à sa mission.
- La fin du piège oligarchique. Les classes populaires ont aussi parfaitement détecté le piège dans lequel ils sont enfermés depuis Mitterrand. Ils savent que la montée de l’islam et de l’immigration massive a été orchestrée pour les hystériser, puis les ghettoïser, à travers la fascisation permanente de leurs représentants politiques. L’État s’est servi d’une force politique externe pour fragiliser et minimiser une partie de son propre peuple, et garantir ainsi, par opposition, la domination des oligarchies, comme cela existait, en Allemagne ou en Pologne, avant la chute du Mur. Un système injuste, irrespirable, devenu aujourd’hui totalement obsolète. En brisant ce « signe indien », en disant ouvertement les choses, puis en dénonçant l’islamisation, c’est d’abord les classes populaires qu’Eric Zemmour cherche à libérer. C’est cette raison, et nulle autre, qui explique l’extrême virulence des attaques contre lui. A travers son discours sans concessions, tel Soljenitsyne, tel Walesa, c’est la petite caste de profiteurs qui s’accrochent au pouvoir, comme les derniers membres des oligarchies communistes, qu’il cherche à faire tomber. Il doit se servir de cet argument puissant.
Le risque existe, et il en est certainement conscient, que le discours anti-oligarchique soit perçu négativement par les classes bourgeoises, dont l’appétence pour la résurgence des peuples n’est déjà pas très forte, et qui peuvent percevoir la critique pour elles-mêmes. Pour conserver ses deux électorat, Eric Zemmour doit diriger son discours anti-oligarchies non pas contre les bourgeoisies, ni même contre les plus riches, mais contre l’État dévoyé, qui a permis et même organisé cette situation. Il doit défendre et même sacraliser un État impartial, fort et juste, un État digne de ce nom, un État pour tous les français (12).
Si Eric Zemmour sait valoriser ces arguments, nul doute qu’il continuera à monter dans les sondages, parce que l’enfermement populaire, et partant le ressentiment, sont très forts. Libérer la parole populaire, permettre que s’exprime ce ressentiment, lui apportera mécaniquement beaucoup de voix.
Le discours anti-pacifisme
Si, comme on peut le souhaiter, Eric Zemmour parvient à se détacher ainsi des autres candidats, il s’installera alors dans une position un peu plus confortable, car face à Macron, et intronisé comme son challenger « officiel ». Il faudra alors qu’il développe un discours spécifique pour le battre. C’est le discours anti-pacifisme.
Nous l’avons dit, pour le battre, Emmanuel Macron se servira de deux arguments : a) dire que c’est Eric Zemmour qui crée la division, la violence et la haine, b) dire que c’est lui, Macron (et tous les oligarques avec lui), qui rassemble et qui rassure, qui veut la paix (13). Cette dialectique a déjà commencé, et même elle fait rage. Eric Zemmour peut assez facilement la contrer. En effet, il peut montrer que la position de ceux qui l’attaquent ainsi, que ce soit celle des médias, des autres candidats, ou même du Président de la République, est essentiellement pacifiste.
Il doit, d’abord, continuer à dramatiser la situation de la France. Il doit dire et répéter qu’il fait une campagne de temps de guerre, et non pas une campagne de temps de paix, afin de justifier ce que ses adversaires considèrent comme des outrances. Il doit montrer que la situation actuelle est celle de 1936, ou de 1938. Il doit dire que ses adversaires, en réalité, exsudent la peur (ce qui est vrai), et qu’ils auront à la fois le déshonneur et la guerre, parce qu’ils n’assument pas le rapport de force. En réalité, la peur est la véritable clef de ce scrutin. Pour gagner, Eric Zemmour doit d’abord « démonétiser » ses adversaires, montrer qu’ils sont des « munichois », certains de perdre, mais cherchant à gagner encore quelques mois ou quelques années, tout au plus, avant la catastrophe. Il doit par ailleurs regrouper autour de lui les plus courageux, en espérant entraîner les autres. Pour les plus peureux, qui sont pour l’instant la majorité, il s’agit de faire en sorte qu’ils soient, au bout du compte, plus terrorisés par les conséquences de leurs peurs que par celles du courage du candidat Zemmour. S’il obtient cela, il prouvera que ce sont ses adversaires qui sont dangereux, et que c’est lui, parce qu’il assume par avance le rapport de force d’un conflit potentiel, qui est le véritable homme de la paix. Il doit les traiter de fous, de traîtres et de lâches. Et tel Churchill (14), s’il sait mettre en scène la perspective historique, (cet aspect est essentiel !), c’est auprès des classes populaires qu’il trouvera un véritable soutien.
Eric Zemmour dispose certainement, dans la situation catastrophique actuelle de l’État et du pays, des armes pour gagner. Trois points seront essentiels pour cela : a) sa mue en homme d’État avec, à la clef, sa capacité à structurer une véritable organisation, b) sa capacité à mettre en scène la perspective historique qui lui permettra de justifier son discours, et à pousser les français jusqu’au bout des conséquences de leur choix, c) la capacité des français, en retour, à écouter et choisir un discours de courage, churchillien plutôt que munichois. Ce dernier point n’est pas le plus garanti. On va savoir, assez vite, s’ils ont, comme on dit, « quelque chose dans le ventre »…
François Martin
- Les stratégies d’Eric Zemmour (1/2) | Le nouveau conservateur
- Personne n’oublie que lors des dernières élections, elles ont voté massivement pour le candidat Macron, parce qu’il a su, très habilement, donner l’impression du changement tout en rassurant les électeurs sur le fait que, sur le fond, il ne changerait rien du « système » en place, alors que Marine Le Pen, et plus encore avec sa doctrine suicidaire du Frexit, les a terrorisés.
- Ce qui lui est d’autant plus difficile qu’elle en fait partie…
- La « Trumpisation » d’Eric Zemmour | Le nouveau conservateur
- Comment compte-t-il « muscler son bras gauche », comme le dit Michel Onfray ?
- Mais c’est tout de même urgent !
- Pour autant, les journalistes n’ont pas manqué de réussir en politique, Thiers et Clemenceau étant sans doute les plus connus.
- Sur l’ordre de Dieu, le prophète Jonas est envoyé vers les habitants de Ninive, pour leur annoncer qu’à cause de leur inconduite, la ville sera bientôt détruite. Au grand étonnement de Jonas, ils se convertissent très vite, et Dieu renonce à son châtiment.
- Discours qu’il ne pouvait guère tenir devant ses électeurs de la bourgeoisie qui, pour nombre d’entre eux, faisaient partie de ces mêmes élites…
- Quelle politique sociale a été véritablement mise en œuvre, suite à leur mouvement ?
- « Entre le riche et le pauvre, entre le fort et le faible, c,est la liberté qui opprime et la loi qui libère ».
- Vu la façon dont l’État est couché, ça ne devrait pas être trop difficile… L’État ne dirige plus, il se couche – Boulevard Voltaire (bvoltaire.fr)
- Comment Macron va attaquer Zemmour | Le nouveau conservateur
- Cf « Les Heures Sombres », film de Joe Wright, 2017.