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« Le Grand Remplacement est le nom d’une époque ; il vaut pour toute chose, et la désigne toute entière. »

Entretien de Paul-Marie Coûteaux avec Renaud Camus

Paul-Marie Coûteaux Renaud Camus, votre œuvre est certes un ensemble, et tout s’y tient, mais on pourrait y apercevoir grosso modo deux thèmes récurrents : d’abord celui qui vous vaut la plus grande notoriété, les dangers de l’immigration et de ce que vous nommez « le Grand Remplacement ». Mais ceux qui connaissent votre œuvre savent que vous êtes aussi ce que l’on appelait jadis un esthète, un érudit soucieux de la civilisation (en cela, bon conservateur très opposé, vous l’aurez assez répété, au changement, et par-dessus tout au changement de civilisation), un laudateur des bonnes manières, de la belle langue, de la préservation des paysages et d’une manière générale de l’esthétique, celle des campagnes, celles des villes, des sites, des pays… Or il n’apparaît peut-être pas évident que ces deux pôles ont nettement partie liée : comment formuleriezvous le lien entre le Grand Remplacement et la dégradation de la civilisation, de l’art de vivre, de parler et de se comporter, de prendre soin de l’environnement sans nuire (c’est le thème de l’« in-nocence »), finalement de notre univers esthétique ?

Renaud Camus – Je formulerais ce lien comme un très classique rapport de dépendance entre la partie et le tout. Le Grand Remplacement a beau être grand, colossal même, il a beau intéresser des centaines de millions d’hommes, de femmes et d’enfants sur trois ou quatre continents, il n’est néanmoins qu’une partie, et même, à proportion, une assez petite partie, de ce que j’ai nommé le remplacisme global. Je l’ai répété un million de fois, le Grand Remplacement n’est pas une théorie, c’est un chrononyme, un nom pour une époque et pour son phénomène le plus important – on pourrait dire aussi bien immigration de masse que submersion migratoire, changement de peuple et de civilisation, colonisation, ou bien comme Aimé Césaire, génocide par substitution. Le remplacisme global, en revanche, est bel et bien une théorie, lui. Elle repose sur l’observation, juste ou fausse mais que pour ma part je crois juste, que le geste central des sociétés contemporaines, post-modernes, post-post-industrielles, est le remplacement : le remplacement de tout par son double reproductible, plus simple, plus pratique, plus économique bien sûr, plus facile à produire, à mettre en place et à remplacer. Je fais remonter ce phénomène à Taylor, dont le Prophète est Henry Ford ; mais bien sûr on pourrait remonter plus haut encore, on peut toujours remonter plus haut encore, et par exemple, au moins, à la révolution industrielle et à ce moment justement pointé par Olivier Rey où le monde s’est fait nombre. Taylor et surtout Ford ont trouvé des oreilles attentives aussi bien chez Lénine que chez Hitler, tous les deux enthousiastes partisans de l’industrialisation à outrance, y compris bien sûr de l’industrialisation de l’ordre, de la terreur et de la mort. Johann Chapoutot a bien montré les liens entre industrialisation nazie, camps de la mort éminemment compris, et managérisme contemporain, ce que j’appelle la davocratie, l’administration du monde par Davos, par les fonds de pension, les gafas, etc., en somme la gestion du parc humain, pour parler cette fois comme Sloterdijk, de façon purement comptable, mais plus financière qu’économique, et plus économique que politique. Il y a là une incontestable vision du monde, même si elle témoigne ellemême peu de vision. En tout cas elle est une vision de l’homme et c’en est une vision accablante, puisqu’elle ne peut le concevoir, comme tout le reste, que remplaçable à merci. De la pièce automobile de rechange, le remplacisme a gagné progressivement jusqu’à l’Homme et bien entendu jusqu’à la Terre. Ce n’est pas tout à fait un hasard, et c’est certainement un joli symbole, que les davocrates remplacistes de pointe commencent à envisager très sérieusement, si notre planète est décidément trop fatiguée, ou bien si elle est trop peuplée, ce qui ne saurait manquer d’arriver, d’en coloniser une ou plusieurs autres, puisqu’à leurs yeux il y a toujours une solution, un homme, une femme, un peuple, un territoire ou une nation de rechange. Pourquoi conserver avec soin, pourquoi sauvegarder ce qui est, ce qu’on aime et qu’on a toujours aimé, les paysages, les institutions, la culture, la langue, si l’on peut toujours en changer, et toujours en trouver de moins cher, de plus pratique, de plus économique et facile à vendre ?

PMC – Tout ceci appellerait d’innombrables développements ! Par exemple, ce que vous décrivez ne procède-t-il pas d’une sorte de nomadisme d’un genre nouveau exaltant l’individu sans attache, sans terre, et, par-dessus tout, sans filiation, c’est-àdire sans aucune solidarité dans l’espace ni dans le temps, pas même une solidarité familiale, pourtant élémentaire depuis la nuit des temps ? Du moins, les nomades ontils des traditions : ici, il s’agirait plutôt de faire de nous des vagabonds, des « sans feu ni lieu », des sortes d’absolus décivilisés (aussi un de vos mots), ce que les mondialistes à la Attali nous incitent explicitement à devenir et qui réaliserait le comble de la modernité post-nationale. A ce nomade très moderne, sans attachement à un lieu, encore moins à l’histoire de ce lieu, il importe peu de saccager un morceau de la terre où il ne fait que passer ; prédateur insatiable, il peut toujours aller ailleurs, consommer ailleurs, un perpétuel ailleurs où il pourra non seulement se changer les idées mais se changer tout court, devenant à mesure une matière plastique. De ce point de vue, la migration n’est qu’une figure du nomadisme, errance ou vagabondage dont le monde nouveau fait un modèle – et triomphe de cette matière plastique à quoi ce monde veut tout réduire, et par quoi il entend détruire peu à peu ce qui faisait le « monde ancien ». Sommes-nous donc tous appelés à être des migrants, extrapolation fantastique du « Grand Remplacement » de toutes choses ? Pire : devenir sans cesse autre que ce que nous sommes, c’est détruire la notion même d’identité – et d’Etre : nous voici renvoyés au dialogue platonicien du « Cratyle » où se déploie de la façon la plus claire, je crois, l’essentialisme de Socrate et Platon, lequel fit le fond de toute la culture européenne jusqu’à la révolution progressiste, ou moderniste, des XVIIème et XVIIIème siècles : il est d’ailleurs significatif que vous l’ayez repris de près au début de votre maître ouvrage Du sens (P.O.L, 2002), ouvrage que je recommande très vivement à ceux qui veulent pénétrer le coeur de votre œuvre. Hermogène, héros du fameux Dialogue, tient à la permanence des choses et des hommes, enracinés une fois pour toutes, et même à l’immuabilité de l’Etre, qu’il juge donc, en bon essentialiste, non réductible au nom que l’on porte, ou que l’on se donne, ou que l’on obtient par contingence (être français, par exemple…), l’Etre étant à part, imperméable à ce qui change. On ne change pas d’identité. On EST ou n’est pas, comme dit Parménide, ou d’une autre manière Hamlet. A l’opposé, Cratyle [Hermogène ?], disciple du vieil Héraclite, juge que tout change toujours, que l’on peut se débarrasser victorieusement et glorieusement de son identité, se changer sans fin, au nom d’une conception folle de la liberté, à la Sartre. La liberté n’est pas, alors, de pouvoir être ce que l’on est (sens classique) mais de faire ou d’être ce que l’on veut, un trans magnifique qui ne reconnaît aucune Nature, ni nature humaine, ni Nature des choses : n’être rien, en somme, se faire sans cesse autre comme du plastique. En un mot, n’y a-t-il pas, dans l’universel remplacisme dont vous faites la théorie du phénomène universel de Grand Remplacement, une résurgence d’une des plus vieilles querelles philosophiques, peut-être La Querelle centrale, qui opposa voici plus de 2500 ans Héraclite et Parménide, puis Hermogène et Cratyle, puis au Moyen-Age tenants et adversaires des Universaux, plus près de nous les existentialistes, grands triomphateurs des Temps Modernes, et les défenseurs d’une philosophie de l’Etre ? Une philosophie de l’Etre qui se traduit par la défense et illustration des permanences, celles que protègent, justement, les Conservateurs -l’esprit conservateur étant nettement essentialiste, à mon sens. N’est-ce pas là, au passage, le vrai criterium d’opposition entre la Gauche, par définition remplaciste, ou existentialiste, et la Droite, par principe essentialiste ? Diriez-vous, cher ami, les choses ainsi ?

Renaud Camus – Je suis très impressionné par cette grandiose conception de l’histoire et de la philosophie mêlées, et, saisi par sa beauté formelle, suis assez tenté de m’y ranger d’un coup, sans condition, d’autant qu’elle est, dans ses grandes lignes, très conforme à ma vision générale du monde, si j’ose dire. Mes réticences sont d’ordre poétique, ce dont vous conviendrez que ce n’est pas mineur, la poésie étant elle-même, je sais que vous n’en doutez pas, une conception du monde et de la présence. Ainsi, à adopter tout entière votre partition, au double sens du terme, entre les différents modes d’habiter la terre, il semblerait qu’il faille ranger le nomade dans le camp adverse, à quoi je dois admettre que je répugne d’instinct, car je suis trop lecteur de Saint-John Perse, s’il faut ne citer qu’un nom, pour n’entretenir pas à son égard une tendresse obstinée : Ceux-là sont princes de l’exil et n’ont que faire de mon chant. Cependant je conviens volontiers qu’il n’est de nomadisme vrai, ou en tout cas de nomadisme poétique, ce qui est suprêmement la même chose, qu’à la condition de l’origine, de l’origine de l’origine, du lieu, du lieu quitté, de la source chantante, toujours plus haut. De même que la perte est immortellement, selon Rilke, le couronnement de la possession, ce qui la sacre et la consacre, de même j’ai tendance à voir le nomade comme l’homme du lieu par excellence. Il n’est de littérature que du jardin perdu. Vous êtes d’ailleurs bien aimable quand vous appelez nomades, ce beau nom, l’homme du remplacisme global, qu’on pourrait appeler l’homme du dé : de la déchéance, du désêtre comme dit Badiou : déculturé, décivilisé, dénationalisé, déqualifié, dépossédé, et bien sûr déshumanisé. Et faut-il, si je deviens tout à fait coûtellien, ce qui certes est assez tentant au regard de vos propres travaux et de vos fulgurances ici même, que je fasse mon deuil d’Héraclite, un des plus grands poètes de tous les temps, tout autant que grand philosophe ? Reconnaissez que ce serait un bien grand sacrifice, fût-il accompli à l’avantage de Parménide. L’eau n’est pas tout le fleuve, ses rives le sont autant qu’elle. Ne puis-je m’asseoir sur ses bords, et super flumina Babylonis, bien qu’on y pleure abondamment ? L’inconvénient de notre magnifique tableau, c’est qu’il fait don à nos adversaires, avec une générosité où je vous reconnais bien, d’un arbre généalogique grandiose et d’apparentements métaphysiques dont je ne suis pas sûr qu’ils les méritent tout à fait ; et que beaucoup d’entre eux, d’ailleurs, seraient les premiers à renier avec horreur. Après tout, pour les wokistes du jour, et pour les champions de plus en plus féroces de la cancel culture, Sartre n’est qu’un vieux mâle blanc hétéronormé et même Héraclite ne tient plus au canon que par un fil, sans compter que le canon lui-même…

La gauche n’a pas toujours été anti-essentialiste. Elle ne l’était pas quand elle soutenait les droits des nationalités au XIXème siècle, elle ne l’était pas non plus au XXème quand elle soutenait les peuples indigènes avides de décolonisation. Or nous sommes à présent, nous Français, un peuple indigène avide de décolonisation. La gauche serait mieux elle-même en soutenant notre combat indigéniste et décolonial qu’en faisant les délices des multinationales, des Gafas et des fonds de pension en promouvant à toute force l’homme remplaçable et en jouant le syndicat maison dans les usines à Matière Humaine Indifférenciée (MHI). Le dépossédé d’aujourd’hui n’est pas l’habitué blasé des hôtels Attali, avec sa multicarte Accor
ou Sofitel : c’est l’autochtone qui sans aller nulle part est dépouillé de son pays par l’immigration de masse, de sa culture par l’effondrement des systèmes de transmission, de sa conscience par les industries de l’hébétude, de son nom par la civilisation des prénoms, du sentiment du temps par la disparition des lignées, de ses paysages par le bidonville universel et par les éoliennes, etc.

Retrouvez la suite de cet entretien dans le numéro 4 du Nouveau Conservateur – Été 2021

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