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Pour un retour de la maîtrise politique du pouvoir monétaire

Par Edouard Fréval

Ce qu’il est convenu d’appeler la « libéralisation financière », débridée depuis les années 70, a provoqué une extraordinaire expansion de la masse monétaire en circulation, transformant en profondeur non seulement l’ensemble de l’économie mais aussi la distribution du pouvoir politique à travers la planète entière, les Etats passant la main à des instances financières dont ils deviennent les obligés, mouvement brutal dont les peuples ont d’autant moins conscience qu’il s’est opéré dans une totale opacité. Est-il irréversible ? Pas du tout, répond ici Edouard Fréval, économiste qui est entré dans le journalisme économique peu avant que n’éclate la crise de 2008-2009 et a ainsi pu observer les élites financières de longues années durant. Pour lui des signes apparaissent ici ou là, qui pourraient esquisser un certain « retour du politique ».

Nous sommes en septembre 2016, dans un luxueux hôtel parisien : la Bank of New York Mellon, un des plus gros établissements financiers américains, tient une réunion pour s’attirer de nouveaux clients en France. L’ambiance n’est pas au beau fixe depuis qu’un vent nouveau souffle sur la sphère politique occidentale : en juin, les Britanniques se sont prononcés par référendum pour une sortie de l’Union européenne, et aux Etats-Unis, le Parti républicain a désigné un candidat affiché comme protectionniste pour l’élection présidentielle qui doit avoir lieu en novembre. « La question est de savoir si la libre-circulation des marchandises, des capitaux, des personnes, va continuer ou pas. Cela pourrait s’arrêter, si ce n’est déjà le cas… » se désole l’un des gérants au micro. Aucune mesure concrète n’a encore été prise, mais la démondialisation est sur toutes les lèvres. « Elle pourrait créer de l’instabilité sur les marchés financiers », s’inquiétera peu après le stratégiste de la banque suisse Pictet, associant déglobalisation et « montée des extrêmes ». « Une déglobalisation ne peut se faire sans changement de politique économique ». Si, au fond, l’homme ne croyait pas à une telle évolution en raison des intérêts croisés gigantesques qui sont en jeu, il n’en jugeait pas moins nécessaire d’étudier les ressorts des populismes pour que l’établissement financier ne se trouve pas pris de court. « Pour moi, ça se résume en 3 idées : l’identité, l’appauvrissement économique, le racisme ».

Brexit : « Ce résultat doit être annulé »

Que faire pour préserver le système financier actuel ? Empêcher la déglobalisation, par exemple… « Il faudra trouver et définir une dynamique commune pour éviter que le référendum britannique ne soit pris comme un précédent. Car très rapidement, on doit s’attendre à de multiples demandes de référendum partout en Europe », écrivait l’économiste en chef de Natixis Asset Management quelques jours après le vote sur le Brexit. « D’une façon ou d’une autre, ce résultat doit être annulé », ira jusqu’à twitter le premier directeur général de l’Organisation mondiale du commerce, Peter Sutherland. Ce mondialiste convaincu, ancien commissaire européen à la concurrence, avait été le président non-exécutif de la filiale internationale de Goldman Sachs et, aussi bien, représentant spécial pour les migrations auprès du secrétaire général de l’ONU. Loin d’être exhaustives, ces réactions montrent l’état d’esprit d’une partie de l’élite économique actuelle. Elles révèlent surtout le poids pris par « l’industrie financière » depuis qu’ont été lancées les politiques de « libéralisation » des années 70. En un laps de temps assez court, l’argent a été complètement ‘libéré’. Il y eut d’abord la fin de la convertibilité du dollar en or en 1971, un système qui limitait jusque-là le rythme de création de la principale devise mondiale. En parallèle, le privilège de création monétaire avait progressivement été transféré au système bancaire. Enfin, les règles limitant le crédit furent progressivement supprimées. Les chiffres de la Banque centrale américaine, la Fed (organisme privé, contrôlé par ses banques actionnaires, qui émet la devise légale des Etats-Unis) sont éloquents : alors que, en 1975, son bilan s’établissait environ à 100 milliards de dollars, il est aujourd’hui de 7 000 milliards ! Cet argent prêté aux établissements financiers est lui-même utilisé comme base pour d’autres opérations de crédit, ce qui fait gonfler avec une rapidité inouïe la masse totale de dollars utilisée à travers le monde. Dans la zone euro, l’évolution n’est pas moins impressionnante : à la création de la monnaie unique, en 1999, les opérations, directes et indirectes, de financement effectuées par la BCE représentaient un encours de 700 milliards. Début 2020, avant la crise de la Covid, elles avaient grimpé à 4 500 milliards d’euros, puis ont bondi de 55 % en un semestre. La masse monétaire M3, qui fournit une vision partielle du nombre d’euros créés par le système bancaire européen, est ainsi passée de 4 000 à plus de 14 000 milliards en vingt ans…

« La création de pouvoirs financiers extraordinaires »

Où est passé tout cet argent ? Dans le financement des Etats, pour commencer. Une partie de la nouvelle monnaie a été dirigée vers la dette publique : celleci atteint aujourd’hui des niveaux inédits dans les pays développés. En France, elle est passée de 1 300 milliards d’euros en 2008 à 2 300 milliards d’euros en 2018, et elle devrait croître à 2 800 milliards en 2021. Pour garantir cette dette, les États ont renforcé leur pouvoir de contrôle fiscal – et ont notamment augmenté les impôts. D’autre part, cette nouvelle monnaie a été orientée dans le secteur privé, auprès de personnes ou entités pouvant gager des actifs, au premier rang desquelles les multinationales. En quelques décennies, de gigantesques conglomérats ont été constitués à force de rachats de concurrents, grâce à l’emprunt. Les opérations de « fusion-acquisition » établissent régulièrement des records depuis les années 90. En 2017, 2018 et 2019, elles avaient atteint à travers le monde un plus haut historique, à près de 3 800 milliards de dollars. En 2020, malgré la crise de la Covid, ces opérations étaient encore évaluées à 3 000 milliards de dollars. Une telle libération des capacités de financement a provoqué une très forte concentration du capital, et transformé en profondeur l’économie et la distribution du pouvoir politique. Dans un livre au titre évocateur paru en 2016 (The end of Alchemy), l’ancien gouverneur de la Banque centrale d’Angleterre (2003-2013), Mervyn King, affirmait avoir vu durant sa carrière « la création de pouvoirs financiers extraordinaires qui défient le bon sens ». Des pouvoirs gigantesques par leur taille, mais aussi par leur extension territoriale. En effet, dans les années 70, les réformes poussées par les Etats-Unis et par les bénéficiaires des financements en dollar ont conduit à supprimer progressivement les contrôles de capitaux qui constituaient jusqu’alors la norme dans les pays développés. Petit à petit, les Gouvernements occidentaux ont abandonné tout contrôle sur les flux d’argent entrant et sortant de leurs pays. Une réalité nouvelle a vu le jour : celle de fonds spéculatifs géants et de conglomérats commerciaux ayant une visée mondiale et délocalisant rapidement d’énormes masses de capitaux pour maximiser leurs revenus ou s’ouvrir de nouveaux marchés, toutes évolutions qui ont bien entendu bouleversé l’ensemble des pouvoirs décisionnaires. « La dérégulation des années 80 n’a pas été la suppression des règles, mais l’avènement de celles des marchés financiers », résume le chercheur Philippe Laurier, auteur d’un livre remarquablement fouillé (La monnaie dans tous ses états !). Les règles du jeu ont changé, et la sphère économique dicte de plus en plus la politique à suivre. Par exemple, en 2018, lors d’élections législatives en Italie, la population plébiscitait deux mouvements dits populistes, la Ligue du Nord et le Mouvement 5 Etoiles. Cet événement décidait plusieurs fonds d’investissement à vendre les obligations d’Etat qu’ils détenaient en portefeuille, provoquant une remontée des taux d’intérêt transalpins. Le commissaire européen au Budget, l’allemand Günther Oettinger, lança alors à un journaliste : « Les marchés vont apprendre aux Italiens à bien voter » ! Quelques semaines plus tard, alors que les deux partis vainqueurs essayaient de former un gouvernement, ils voyaient leur première proposition bloquée par le président de la République italienne, Sergio Mattarella – phénomène rarissime. Obligé de s’expliquer, ce dernier assura n’avoir pas obtenu de garanties suffisantes pour s’assurer de « l’appartenance du pays à la zone euro ». En février 2021, Sergio Mattarella trouva enfin un allié de poids : après une courte crise politique, Mario Draghi, ancien président de la BCE (2011-2019), était nommé premier ministre. Ce responsable éminent de l’expansion financière avait été auparavant vice-président pour l’Europe de Goldman Sachs…

Retrouvez la suite de cette tribune dans le numéro 4 du Nouveau Conservateur – Eté 2021

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