Par Francis Jubert
Davantage encore peut-être que de l’épidémie de coronavirus, il semblerait qu’en France nous soyons surtout victimes d’une idéologie qui s’est répandue insidieusement et qui tend à faire de nous de véritables zombies tant sur le plan intellectuel que sur celui de la volonté.
Tous autant que nous sommes, nous voilà incités de différentes manières – dont la force n’est pas toujours exempte – à emprunter « la Route de la servitude » (1944) balisée par Friedrich A. Hayek, celle de la norme-aliénation. Cette maladie à laquelle il est devenu quasi impossible d’échapper, sauf à accepter d’être marginalisé, est désormais endémique.
Pour être considérés comme de bons citoyens et non pas des parias hors-la-loi, nous devons en effet nous conformer à des protocoles et normes censées améliorer notre qualité de vie un peu comme, en matière de construction, le respect de la norme « haute qualité environnementale » (HQE) est censé améliorer notre confort.
La Gazette, à cet égard, publie dans sa dernière livraison un dossier au titre particulièrement évocateur : « les normes, cailloux dans la chaussure des collectivités », dans lequel les élus interrogés témoignent des difficultés que leur pose au quotidien cette inflation normative qui ne cesse de prospérer en dépit des promesses des hommes politiques en campagne.
Interrogé par Ruth Elkrief sur LCI, le nouveau porte-parole de campagne et vice-président de Reconquête, Guillaume Peltier, assure que contrairement aux autres candidats qui font des promesses qu’ils savent intenables et d’ailleurs ne tiennent quand ils sont aux Affaires (« je vais engager la réforme des Corps », « mettre fin aux grands Corps » proclamaient Christian Jacob, ministre de la fonction publique en juillet 2005, tout comme Renaud Dutreil), Éric Zemmour mettrait fin à ce système et supprimerait toutes les normes inutiles.
Pour l’heure, l’individu qui adhère à son corps défendant au système de normalisation que nous connaissons, qui lui est imposé sans son consentement explicite, renonce en pratique, le plus souvent pour avoir la paix et s’éviter des ennuis (amendes administratives voire poursuites judiciaires), à faire émerger en lui ces qualités – de justice et autres vertus acquises par répétition d’actes similaires – qui caractérisent l’homme civilisé, capable d’ajuster par lui-même et non sous contrainte son agir à une règle intériorisée, celle de sa conscience.
Désormais, ce sont des mécanismes d’apprentissage et d’acquisition de compétences, facilement automatisables et susceptibles d’être évalués par des systèmes de notation quasi automatique, qui vont prendre le pas sur la formation (du jugement, de la conscience) et l’éducation de la personne au sens le plus noble du terme.
Comme le fait justement observer Olivier Babeau, président de l’institut Sapiens, « au XXIe siècle, rester un être humain demande une volonté permanente ». On ne saurait mieux dire, c’est même une gageure tant il est facile de succomber aux techniques de manipulation de comportement qui envahissent tous les compartiments du « je ».
Les résultats de ce changement de paradigme ne se sont pas fait attendre. Les étudiants en médecine ont été paradoxalement les premiers affectés par ce virus pathogène, la « normopathie », pathologie décrite il y a bientôt 10 ans par Roland Gori dans La fabrique des imposteurs, qui préfigure les maux dont nous souffrirons tous demain. Pour autant, nos carabins se sont adaptés tant bien que mal aux efforts exigés d’eux par la pensée Quizz et le recours systématique aux tests.
Au lieu d’apprendre au lit du malade la Clinique qui faisait l’excellence de la médecine française, on a entraîné les futurs praticiens dans des écuries ad hoc dont je tairai les noms à exercer leur mémoire et à développer des réflexes quasi pavloviens face à des situations médicales données. Il en est résulté une capacité rare à penser vite et « conforme », autrement dit à raisonner de manière binaire, autrement dit à savoir cocher les bonnes cases de ces fameux Quizz qui résument les épreuves classantes nationales (ECN) de 6e année dont dépend leur avenir.
Ces étudiants, sans en être toujours conscients, ont été formatés pendant la première partie de leurs études à développer des stratégies d’apprentissage et d’adaptation non pas à des connaissances mais aux outils qui les mesurent ainsi qu’à la résolution de problèmes simplifiés qui schématisent suffisamment la réalité, elle-même simulée, pour qu’ils aient le sentiment de pouvoir agir sur elle en suivant le « protocole » établi consensuellement par des règles de bonnes pratiques et autres « revues de littérature » auxquelles ils contribueront demain à leur tour.
Très vite ils découvriront que ce n’est pas tant sur la qualité de leurs travaux que sur la quantité de leurs publications qu’ils seront jugés et que c’est à cette aune qu’ils pourront espérer un jour devenir Professeurs de médecine. Devenus praticiens hospitaliers, ils continueront, hélas, à voir leurs travaux encadrés et évalués sur la base de référentiels très normés et de procédures tatillonnes qui nuisent à la recherche, ce que déplore un Collectif de directeurs de centres de recherche.
Dans une tribune publiée dans Le Monde (10-01-2022), ils expliquent que la France qui est signataire de la déclaration de San Francisco – qui défend une évaluation qualitative des contenus de la recherche au détriment d’une approche purement quantitative d’ailleurs stigmatisée dans un récent Rapport de la Cour des Comptes -, serait bien inspirée de permettre aux chercheurs français de s’affranchir du carcan bureaucratique qui l’emprisonne.
On peut souhaiter que nos étudiants puissent à nouveau jouir pleinement de leurs libertés universitaires, notamment celle de penser autrement qu’en sacrifiant à la doxa réductionniste, et que nos chercheurs aient la latitude de faire de la recherche sans être inutilement entravés et poussés à la faute en publiant à tort et à travers. Il s’en trouvera malheureusement toujours pour accepter une forme de servitude volontaire si c’est le prix à payer pour être promu ou accéder aux plus hautes responsabilités.
C’est par contre inenvisageable s’agissant de la population française de manière générale et des enfants en particulier qui ne sauraient être régimentés sans justification sérieuse ni raison proportionnée. Obliger par exemple les parents à faire tester leurs enfants suivant des modalités à géométrie variable pour qu’ils puissent se rendre à l’école ou y revenir, n’est tout simplement pas raisonnable, pas plus que ne le sont les diktats gouvernementaux soumettant les consommateurs de café à une logique d’une trivialité sans nom, celle de la pensée Quizz binaire quiz : assis pour boire, debout mais sans boisson au comptoir !
Pourquoi pas « couché ». Pareille exigence de soumission aurait le mérite de la clarté et éclairerait d’un nouveau jour la vie en « Absurdistan » décrite par Alexandre Jardin (Le Figaro, 31-12-2021). Ne nous habituons jamais à cette folie ordinaire qui est l’autre nom de cette « banalité du mal » contre laquelle Hannah Arendt nous a prévenus et qui deviendrait une vraie folie si d’aventure on la normalisait.
Francis Jubert