Par Paul-Marie Coûteaux, en partenariat avec Causeur
Lucien Rabouille. Valérie Pécresse est la candidate des Républicains, parti qui revendique une filiation gaulliste. Mais il y a un passif important : Valérie Pécresse est fameuse pour sa défense du protocole de Londres. Pouvez-vous revenir sur cette affaire ?
Paul-Marie Coûteaux. En fait de Londres, on est loin des conscrits de la France Libre ! Je sais bien que la seule vertu efficace du Général de Gaulle est de conférer aux minuscules qui abusent de son nom une illusion de grandeur – c’est en quelque sorte la vertu absolutoire du Général, dont on touche la statue pour faire oublier les grands et les petits péchés de chaque jour ; mais tout de même, ceux de la gaulliste professionnelle qu’est Valérie Pécresse sont trop patents, sur le sujet de la langue au moins, pour qu’elle puisse être absoute.
Commençons en effet par le Protocole de Londres : en 2008, comme ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, Mme Pécresse a délibérément milité pour que la langue française perde une de ses positions de force sur un sujet crucial de droit commercial international, la langue dans laquelle sont déposés les brevets pour faire foi. Depuis un demi-siècle, l’Office Européen des Brevets, dont le siège est à Munich, fixait que l’intégralité d’un brevet pouvait être déposé dans la langue de l’auteur, mais devait comporter en outre une traduction complète dans une des trois langues considérées comme langues économiques de l’Europe : allemand, français, anglais. Il y a vingt ans, Frau Merkel mit sur la table un curieux projet de réforme aux termes duquel seul un court résumé du brevet (sans ses stipulations techniques) pouvait être déposé en n’importe quelle langue, l’intégralité du brevet ne pouvant l’être qu’en anglais. L’hypocrisie est ici totale puisque justement, ce qui intéresse les entreprises, ce sont les spécifications techniques et que tout le monde travaillera sur la seule version complète, l’anglaise. Il en résulta un protocole signé à Londres en 2000 mais que ne ratifièrent pas alors la plupart des pays de l’UE. C’est que, pour ces réfractaires l’affaire était importante, non seulement parce qu’on écartait leurs propres langues, mais surtout parce que, ce faisant, on compliquait infiniment la vie de leurs petites et moyennes entreprises qui, en ces matières techniques, devaient alors recourir à des traducteurs ou des avocats rompus à l’anglais technique, ou carrément Anglais ou Américains, ce que beaucoup ne pouvaient s’offrir.
Miss Pécresse n’a pas grand goût pour la défense du français parce qu’elle n’a pas grand goût pour ce qui est français : son monde, comme tant d’autres, c’est l’international ; elle fait partie de cette petite élite (ou oligarchie) qui ne voit pas ce que pourrait être la culture française
La France a tenu bon jusqu’à ce que Valérie Pécresse cède en faisant valoir, notamment dans la presse, que l’on pouvait toujours obtenir une version en français, ce qui était fort hypocrite puisque seul pouvait l’être un court résumé à peu près inopérant. Beaucoup de parlementaires protestèrent (sur tous les bans) en particulier l’ancien Garde des Sceaux Pascal Clément qui montra avec précision combien la majorité des entreprises françaises serait pénalisée, les exportatrices comme les importatrices. Une pétition, lancée notamment par Nicolas Dupont-Aignan recueillit même des dizaines de milliers de signatures. Mme Pécresse continua à mentir en affirmant dans un article du Figaro que les trois langues officielles gardaient leurs droits ! Mentir pour servir son pays pourrait se concevoir, mais mentir pour le desservir, c’est une honte.
Il n’y a pas que cette affaire… N’est-ce pas systématique chez elle ?
Oui. L’affaire de Londres ne fut pas un cas isolé. Cette dame, toute fraîche nommée ministre de l’Enseignement Supérieur, s’est transportée à Bruxelles pour y déclarer que, en matière de langue, elle entendait « briser les tabous» ; le tabou, en l’occurrence était de parler français à Bruxelles et Strasbourg, et Luxembourg, les trois « capitales » francophones de l’UE – que la France, rappelons-le, a voulu telles en faisant des concessions aux autres membres sur d’autres points. Longtemps, pour la France, la prééminence du français fut la condition de la construction européenne et la contrepartie d’abandons de souveraineté. Cette priorité pour la langue fut permanente – par exemple, Georges Pompidou ne donna son accord à l’entrée de la Grande Bretagne dans la « Communauté européenne » de l’époque qu’à la condition que les fonctionnaires britanniques y parlassent français – ce fut d’ailleurs un engagement du Premier ministre britannique de l’époque, Edouard Heath. Autre exemple, le rappel périodique adressé par les Premiers ministres successifs aux fonctionnaires français en poste dans les Institutions européennes de l’obligation de n’utiliser que le français au sein des institutions de l’Union – ainsi fit François Fillon, alors Premier ministre, dans une directive de 2007. Cela n’empêcha pas la ministre Pécresse de déclarer quelques mois plus tard, ex abrupto que la stratégie consistant à maintenir le français dans les instances de l’UE était contre-productive et que mieux valait recourir à l’anglais pour être mieux compris. Le Figaro l’a épinglée à l’époque pour ses déclarations fantasques (Le Figaro du 28/02/2008). C’était en plus contredire le Premier ministre à angle droit !
Victorieuse, Valérie Pécresse prononce son allocution à l’issue du second tour des élections régionales, Paris, 27 juin 2021 © Jacques Witt/SIPA Numéro de reportage : 01025718_000004
Or, une telle sortie allait très loin : cela ne voulait pas seulement dire que le français n’était plus une langue internationale, ce qu’aucun membre d’aucun gouvernement n’avait osé dire jusqu’alors ; ce n’était pas seulement envoyer promener la francophonie, et se moquer des Luxembourgeois et des Belges qui s’appliquent à parler français dans les institutions de l’UE (ainsi que bien d’autres représentants ou fonctionnaires de pays non francophones, des Italiens, des Portugais etc.) ; c’était aussi estimer que les imposants dispositifs de traduction (mais aussi d’interprétation et de terminologie) ne servaient plus à grand-chose. Or, je peux témoigner pour avoir été dix ans parlementaire européen que, si les dispositifs de traduction n‘existaient pas, la très grande majorité des députés français à Strasbourg et Bruxelles connaissaient trop mal l’anglais pour comprendre quoi que ce soit à ce qui se passe dans le Parlement où ils étaient supposés représenter les Français : délibérer et voter sans l’aide des interprètes revenait à travailler dans le plus parfait brouillard. Ou bien faudrait-il, dans la logique de la ministre, doubler l’élection de nos députés d’un sérieux examen d’anglais (préalable à leur élection ?), faute de quoi nul député français n’aurait servi à grand-chose.
Pour tant de gens modernes, la culture française ne signifie rien de spécial, sinon un embarras.
Peu après, la même militante du « tout anglais », ministre de l’Enseignement supérieur, regrettait que les professeurs étrangers qui enseignaient en France ne puissent dispenser leurs cours en anglais – ou ce que devient l’anglais, c’est-à-dire l’anglo-américain. De même pour les enseignements techniques ; ce qui voulait dire en somme que les étudiants aussi devaient passer un examen d’anglais avant d’entrer à l’Université – assurant à cette langue un statut exorbitant à l’Université, puis, par-là, à nombre de domaines professionnels. Si nous multiplions ce genre de mesures, la France deviendrait bilingue en deux ou trois décennies, le français étant peu à peu réservé aux usages privés. Et ce n’est pas simple, ensuite, d’éviter que s’efface la langue qu’on dira alors « ancienne » : demandez aux Québécois ce qu’il en coûte en fait de vexations et d’efforts…
Valérie Pécresse vient de manquer de peu d’être primée par la carpette anglaise – un fameux jury dont vous êtes membre.
L’anecdote est presque drôle : il existe en effet un prix, dénommé « La carpette anglaise » (hélas, pas aussi fameux que vous le dites gentiment) distinguant chaque année une personnalité qui a d’une façon ou d’une autre, favorisé l’anglais comme langue d’usage en France ; ce prix est remis par un jury de douze personnes, représentants d’associations, linguistes et personnalités diverses comme Natacha Polony, Eugénie Bastié, Benoît Duteurtre et Philippe de Saint Robert, son président. Cette année, nous avons failli remettre ce prix à la dame Pécresse en tant que Présidente du conseil d’Île de France, qui lance « l’easy pass », ignorant au passage la Loi Toubon ; certes, celle-ci est souvent bafouée, quelquefois même par l’État – mais pas la RATP. On pourrait tout de même se montrer imaginatif en français, non ? Sinon, notre langue va tout simplement se ringardiser, s’étioler et disparaître.
Notre secrétaire général, Marc Favre d’Echallens, rappela in extremis que ladite Pécresse avait déjà reçu le prix douze ans plus tôt pour « avoir déclaré que le français était une langue en déclin et qu’il fallait briser le tabou de l’anglais dans les institutions européennes ». Or, il était difficile de remettre deux fois la capette à une même personne : elle l’a déjà, et c’est « à vie ». Quatre voix ne s’en portèrent pas moins sur elle ! Il y avait cependant un concurrent solide, son ancien ami (de parti) Gérald Darmanin, qui décida voici quelques mois de rendre toute nouvelle carte d’identité bilingue ; car, l’a-t-on remarqué, le français est désormais à égalité avec l’anglais sur nos cartes nationales d’identité – ce qui est tout dire de ladite identité. M. (ou Mr.) Darmanin l’a finalement emporté par sept voix, contre quatre pour une seconde carpette à notre abonnée.
On a envie de conclure que Valérie Pécresse fait partie de ces gens qui ont une culture bilingue… Plutôt étrange pour quelqu’un qui aspire à présider une République dont le préambule de la Constitution précise que la langue est le français.
Oui, une Constitution qui dispose d’autre part que le président de la République est son gardien ce qui ferait une double forfaiture… Tout simplement Miss Pécresse n’a pas grand goût pour la défense du français parce qu’elle n’a pas grand goût pour ce qui est français : son monde, comme tant d’autres, c’est l’international ; elle fait partie de cette petite élite (ou oligarchie) qui ne voit pas ce que pourrait être la culture française. Toute sa formation est d’ailleurs, comme on dit avec gourmandise « orientée à l’international », univers réputé américanophone. Pour tant de gens modernes, la culture française ne signifie rien de spécial, sinon un embarras.
Certes, on pourrait dire que parler est une compétence attendue chez un chef d’État. Je suis conscient de l’atout que représente une bonne maîtrise de l’anglo-américain pour quiconque exerce une activité internationale. Mais à condition de ne pas en abuser, et de ne pas tout miser sur l’anglais : j’ai souvent vérifié que celui qui parle espagnol avec des hispanophones, allemand avec des germanophones, arabe avec des arabophones etc. a une nette avance sur celui qui ne parle qu’anglo-américain. Ayant exercé des responsabilités au cabinet du secrétaire général de l’ONU à New-York, je peux témoigner que, si la maitrise de l’anglo-américain est certes précieux, il est dangereux d’y recourir en toutes circonstances : bien souvent, le plus efficace est de recourir à la traduction ou l’interprétation simultanée – qu’elle soit humaine ou numérique, les derniers progrès en ce domaine permettant de remettre les langues principales à égalité. Rien ne vaut, pour le savoir, que de participer, comme je l’ai fait cent fois à Bruxelles, Strasbourg ou New-York, à une réunion en tout anglais dans laquelle un Japonais répond à un Texan qui répond à un Congolais, qui répond à un Polonais etc. Je garantis que le niveau de compréhension des participants est assez faible.
Dans toutes les missions internationales que j’ai pu exercer, au Quai d’Orsay ou ailleurs, je me suis fixé une règle dont je me suis bien porté : dès que possible recourir à l’interprétation. Ainsi, je travaillais dans ma langue et restais maître de ce que je disais : qui parle dans une autre langue soumet sa pensée à cette autre langue, alors que celui qui travaille dans sa langue soumet sa langue à sa pensée : c’est nettement plus sûr. Et pendant que le traducteur traduit, on a le temps de réfléchir – précaution souvent utile, que Mme Pécresse aurait tort de négliger…
Paul-Marie Coûteaux pour Causeur