La Revue Fantastique de Philippe de Saint Robert
Il n’y a pas que la France qui vit dans le relativisme du « en même temps » macronien. Le monde entier vit dans le relativisme dont Benoît XVI a si souvent dénoncé le caractère délétère. La Russie veut récupérer ce qui fut jadis à elle. L’Occident proteste et fait la guerre, mais il a trouvé tout naturel l’annexion de Jérusalem et du Golan ainsi que l’occupation de la Palestine par l’Etat d’Israël au nom d’une antériorité bimillénaire ; il a aussi trouvé tout naturel l’occupation de la moitié de Chypre par la Turquie depuis près de cinquante ans, cela au mépris d’innombrables résolutions des Nations-Unies. La Turquie, comme Israël, joue et rêve de son ancienne puissance au prosélytisme religieux. L’une et l’autre sous protection activiste américaine, identifiée au bien universel.
Nous sommes tombés dans le piège, nous y barbotons. Nous prenions Vladimir Poutine pour un stratège exceptionnel, mais ce sont les États-Unis qui se révèlent tels, en mettant en scène, depuis 2014, ce conflit ukrainien que Washington instrumentalise depuis des années en guerre européenne sur le dos de l’Union européenne. Et naturellement la France, gouvernée par des incultes, se couche et ne joue pas le rôle qui lui reviendrait dans l’héritage assumé du gaullisme. Aucun d’eux n’a relu le discours prononcé à Kiev par le général de Gaulle, le 28 juin 1966. Dommage.
Emmanuel Macron s’est promis d’américaniser la France. Dans l’affaire ukrainienne, il joue habilement au relais utile. Au lendemain de sa réélection, il fabrique un gouvernement baroque avec pour illustrations manifestes, à l’Éducation nationale et à la Culture, deux émules des universités américaines au multiculturalisme garanti, traduisant en action la décomposition de la France. Dans le même élan, il nomme au Quai d’Orsay Catherine Colonna qui, lorsqu’elle était ministre des Affaires européennes sous Chirac, trouvait, comme Valérie Pécresse, que l’Union européenne devait fonctionner en anglais. Entre-temps, Macron a dissout le Corps préfectoral et le Corps diplomatique, privatisant ainsi ce qui restait de régalien, comme on dit, dans l’État républicain. Il est vrai qu’ « en même temps », il nous disait qu’il fallait « chérir » la République, bien qu’il n’en reste plus grand-chose. Il aurait sans doute été préférable qu’il nous dise de chérir la France, mais quelle France puisqu’il veut inventer un nouveau peuple aux couleurs arc-en-ciel de la nouvelle Europe ? Il ne sait pas, il ne saura jamais que les évolutions existent mais qu’il ne faut pas les bousculer si nous ne voulons pas qu’elles nous entraînent dans le néant.
Vladimir Poutine dénonce la décadence de ce qu’il est convenu d’appeler l’Occident, formule difficile à analyser lorsque les États-Unis s’en approprient l’être et le fonctionnement. Comme l’a fait remarquer Thierry de Montbrial : « Les États-Unis ont repris en main la destinée de l’Europe(1) » . Biden, grâce à Poutine, a en effet repris en main une Europe divisée en elle-même dès le lendemain du jour où, dans un éclair de lucidité, Emmanuel Macron avait dénoncé, après Trump lui-même, le caractère obsolète de l’Alliance atlantique dont le général de Gaulle avait retiré la France du commandement militaire. Le Général ne voulait pas que la France puisse être entraînée malgré elle dans des conflits qui n’étaient pas les siens. Or, que faisons-nous en Ukraine, pays certes sympathique, mais subissant l’hubris guerrière d’un chef d’Etat, jouant lui-même au dictateur, dangereusement exalté ? N’est-il pas invraisemblable que tous les chefs d’État de l’Europe occidentale se soient transformés en inconditionnels compulsifs du président ukrainien ? Je n’ai entendu jusqu’à présent que Ségolène Royal (qui a dû s’excuser) et Natacha Polony pour critiquer et dénoncer la propagande quotidienne de nos chers médias et des politiciens qui répètent ce qu’ils y lisent.
Valéry Giscard d’Estaing s’était inquiété dès 2015 des ingérences américaines en Ukraine : « Pour y voir vraiment clair, il faut se demander ce qui s’est réellement passé il y a un an dans la capitale ukrainienne. Quel rôle la CIA a-t-elle joué dans la révolution du Maïdan ? Quel est le sens de la politique systématiquement anti-russe menée par Barack Obama ? Pourquoi les États-Unis ont-ils voulu avancer leurs pions en Ukraine ? »(2) Depuis, la France et l’Allemagne, qui étaient garantes des Accords de Minsk (conclus sous l’égide de François Hollande), ont assurément une part de responsabilité dans l’envenimement du conflit, en laissant pourrir la situation.
Kiev ne cessa de remettre en cause ces Accords. Qu’ont fait Paris et Berlin ? Strictement rien. Alors pourquoi s’étonner ? Emmanuel Macron ne sait pas gouverner. Il exalte la souveraineté de l’Ukraine, mais juge que celle de la France est dépassée. En disant : « Il ne faut pas humilier la Russie », il l’humiliait deux fois et il passait une fois de plus à côté du grand projet gaulliste d’une « Europe de l’Atlantique à l’Oural ». Celle-ci était à portée de main au lendemain de l’effondrement du mur de Berlin et de la dissolution de l’Organisation du Pacte de Varsovie qui auraient dû être suivis de celle de l’Alliance atlantique. Souvenons-nous que la main alors tendue par Vladimir Poutine est restée en l’air et que les Européens ont raté l’occasion de se comporter à l’endroit des États-Unis en nations libres. Clément Rosset aimait à citer Anatole France : « Nous n’avons rien à faire en ce monde qu’à nous résigner. Mais les nobles créatures savent donner à la résignation le beau nom de contentement. Les grandes âmes se résignent avec une immense joie. » Bon courage.
- (1) La Croix, 12 septembre 2022
- (2) Politique internationale, n° 146, hiver 2015