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Brève histoire de la Participation

Par Quentin Guézénec, consultant en droit social

Quentin Guézénec, diplômé de sciences politiques à l’Institut Politique Léon Harmel (faculté libre portant le nom d’un industriel précurseur des catholiques sociaux, et pionnier de la participation des ouvriers à la direction de l’usine) exerce une activité de conseil en rémunération et protection sociale auprès de plusieurs dirigeants d’entreprise. Convaincu qu’il est juste que chaque travailleur bénéficie pleinement du fruit de son travail, membre de Via | la voie du peuple, il retrouve ici les fondements doctrinaux de la Participation, vieille idée inspirée au général de Gaulle par la doctrine sociale de l’Église comme par les doctrines monarchistes du XIXe siècle, en montrant qu’elle demeure une idée neuve. Certes, sa mise en œuvre reste marginale – mais nous pensons qu’elle serait (ou aurait été) le meilleur rempart contre la financiarisation de l’économie, les rachats d’entreprise, les délocalisations, les déchaînements du capitalisme mondialisé, et nombre d’injustices sociales. Elle inspire ici et là quelques initiatives locales : s’imposera-t-elle tôt ou tard dans l’industrie, aussi sûrement, comme de Gaulle le croyait, que s’est imposée aux siècles précédents la réforme agraire ?

Actionnaires contre salariés, syndicats contre patronat, bloc contre bloc : la lutte des classes nuit à la prospérité et à l’unité nationale. L’interdiction de toute association par la funeste loi du 14 juin 1791 (par laquelle l’Assemblée nationale Constituante, à l’initiative du député Isaac Le Chapelier interdit toute association entre personnes du même métier, donc toute coalition ouvrière) a fait son œuvre tout au long du XIXe siècle – du moins jusqu’en 1884, quand on commença à reconnaître les syndicats. L’ancienne France avait ses corporations, unissant maîtres et apprentis en vue de la réalisation concertée d’un bien commun ; après la Révolution française, dont l’inspiration libérale finit par l’emporter, salariés et actionnaires semblent avoir des intérêts opposés, chacun étant jaloux de ses prérogatives et rémunérations. Pour résoudre ce vieil antagonisme, que la création des syndicats fut loin d’apaiser, le général de Gaulle déclara en 1947, le jour même où il annonça la création du RPF, que « la solution humaine, française, pratique est dans l’association digne et féconde de ceux qui apportent leur travail et ceux qui apportent leurs capitaux ». Nous nous proposons d’étudier la manière dont le fondateur de la Ve République a repris et développé l’idée de participation, son combat pour la mettre en œuvre et enfin l’héritage qui nous en perdure.

La Participation, du comte de Chambord à Pie XI

« La question des gros sous […] s’arrangerait très vite si quelque chose pouvait rapprocher moralement les antagonistes… », écrivait de Gaulle dans une correspondance privée de 1937. Dans la tourmente du Front Populaire, le lieutenant-colonel désirait déjà unir les salariés et le patronat, se demandant comment opérer pour la France, mais reconnaissant sans ambages – et loin des tabous d’aujourd’hui : « Ce quelque chose, il faut convenir que le fascisme l’a trouvé, l’hitlérisme aussi ; et, cependant, comment accepter que l’équilibre social se paie par la mort de la liberté ? Quelle solution ? Le christianisme […] avait la sienne […], mais qui découvrira celle qui vaudra de notre temps ? ». C’est finalement lui-même qui la découvrira, en puisant son inspiration dans l’œuvre du comte de Chambord, ainsi que les idées proudhoniennes, mais aussi la doctrine sociale de l’Eglise et finalement un ouvrage puissant mais hélas méconnu de l’industriel Marcel Loichot, chantre du « pancapitaliste », troisième voie qui s’opposait autant au marxisme (« Marx n’a pris en compte que le partage des biens de consommation, pas celui des biens de production ») qu’au capitalisme, dont il prévoyait les dérives oligarchiques.

Dès l’après-guerre, de Gaulle découvre dans l’étude de la question sociale au XIXe siècle, lui aussi en proie au désastre social, des inspirateurs, patrons catholiques ou socialistes proudhoniens, dont il précise qu’ils n’ont aucun rapport avec la SFIO marxiste. Rien de marxiste en effet, ni même de matérialiste sous aucune forme, dans son ambition toute chrétienne de « faire en sorte que l’intérêt particulier soit contraint de céder à l’intérêt général […], que chacun des fils et chacune des filles de la France puissent vivre, travailler, élever leurs enfants dans la sécurité et dans la dignité. ». En 1865, le prétendant au trône des Bourbons, le comte de Chambord (il était le petit-fils de Charles X, dernier Bourbon régnant), écrivait sa Lettre sur les ouvriers dans laquelle il proposait un remède : « A l’individualisme opposer l’association ». Il y défendait « la communauté d’intérêts entre les patrons et les ouvriers [comme] cause de concorde, et non d’antagonisme ». De Gaulle reprend le flambeau en proposant dès 1948 l’Association, « vieille idée française qui fut bien souvent dans notre histoire économique mise en valeur » – elle trouva longtemps en effet son expression dans les anciennes corporations, principe d’unité des métiers et instrument de protection des travailleurs.

Les salariés doivent devenir co-propriétaires

des années 1960, patronat et syndicats ouvriers s’opposent alors que tous devraient partager un seul et même objectif : assurer la prospérité nationale. Unir, unir, unir, c’est l’obsession du chef d’Etat soucieux de l’état moral de la société – car il s’agit bien de morale, et de morale chrétienne, le souci du Général étant la dignité de tous. Dans ses Mémoires d’Espoir, il dénonce « l’infirmité morale » du capitalisme qui « relègue le travailleur – fût-il correctement rémunéré – au rang d’instrument et d’engrenage ce qui est «en contradiction avec la nature de notre espèce ». La dignité qu’il recherche correspond trop à la vision chrétienne de la personne humaine développée par Pie XI (dans Quadragesimo Anno, 1931) pour qu’elle ne lui soit étrangère. Tout comme le Souverain Pontife, il souhaite que le contrat de travail soit progressivement dépassé par un « contrat de société » unissant les hommes. Son idée selon laquelle les salariés, par leur travail, deviendraient acteurs et co-propriétaires de leur entreprise sera exprimée en d’autres termes par Jean-Paul II quelques décennies plus tard : « la propriété s’acquiert avant tout par le travail et pour servir au travail » (Laborem Exercens).

En 1865, le prétendant au trône, le comte de Chambord écrivait sa Lettre aux Ouvriers dans laquelle il proposait un remède : « A l’individualisme opposer l’association »

Et encore, le général de Gaulle souhaitait faire des travailleurs, non pas seulement des « associés au fruits de leur travail », mais d’abord des co-propriétaires de leur entreprise. Il dira même, devant les comités professionnels du RPF, le 31 août 1948 : « Nous ne considérons pas que le salariat, c’est-à-dire l’emploi d’un homme par un autre, doit être la base définitive de l’économie française, ni même de la société française. » puis « Du moment que des hommes travaillent ensemble […] dans une même entreprise, il doit se constituer entre eux, non pas un contrat d’employeur à employé mais un contrat de société. » Il rejoint ainsi, peut-être sans l’avoir lu, Chesterton et son distributisme selon lequel, pour le bien de tous, la propriété privée doit être largement répandue, dans une vision chrétienne et non capitaliste. On trouve le fondement du distributisme et de cette vision chrétienne de la propriété privée dans l’encyclique Rerum Novarum (1891) de Léon XIII : un salaire juste doit permettre de devenir propriétaire de son logement.

5 % pour les actionnaires

De Gaulle est d’abord un homme d’action et c’est « un peu à tâtons » qu’il cherche le moyen de mettre en œuvre son idée. Le premier jalon est posé aussitôt après-guerre avec la création des comités d’entreprise qui devaient associer les salariés à la bonne marche de l’entreprise – hélas, ils seront rapidement réduits à la gestion des œuvres sociales. Même échec avec l’ordonnance de 1959 incitant les entreprises à associer leurs collaborateurs aux fruits de leur travail.

« Nous ne considérons pas que le salariat, c’est-à-dire l’emploi d’un homme par un autre, doit être la base définitive de l’économie française, ni même de la société française. »

De Gaulle, 31 août 1948

C’est dans La réforme pancapitaliste de Marcel Loichot que les députés Vallon et Capitant découvrent la solution pratique tant recherchée. Dans cet ouvrage est décrit un modèle dans lequel les bénéfices futurs de l’entreprise seraient destinés jusqu’à 5 % aux actionnaires pour une juste rémunération du capital, et le reste conservé dans l’entreprise pour y être transformé en actions nouvelles équitablement réparties entre actionnaires et salariés historiques. Cette solution garantissait le nécessaire financement des entreprises, la stabilité et les intérêts de l’actionnariat et la juste participation des travailleurs. Qui plus est, elle n’affaiblissait ni l’autorité des patrons, ni l’attrait des actionnaires à la recherche d’investissements rentables. Selon les estimations de Marcel Loichot, les salariés pouvaient être au bout de 20 ans actionnaires à 50% de leurs entreprises, le vœu même que Pie XI faisait dans Quadragesimo anno : « que les ouvriers possèdent un patrimoine qui, sagement administré, les mettra à même de faire face plus aisément et plus sûrement à leurs charges de famille. » Avec 60 ans de recul, nous ne pouvons que soupirer : ni nos retraites prises sur nos salaires ni nos capacités de placement n’auront permis cela.

Des hostilités multiples

Charles de Gaulle est enthousiasmé par la thèse de Loichot et demande au Gouvernement de s’inspirer de son ouvrage pour mettre en place la grande réforme de la Participation. Cependant, Debré, ministre de l’Economie, tente de faire enterrer le projet par une commission hostile. Les syndicats s’opposent, en sourdine mais obstinément, soucieux de ne pas faire de leurs adhérents des actionnaires capitalistes. C’est sans compter avec la volonté du Président qui relance avec force l’idée lors de la célèbre conférence de presse du 28 octobre 1966 : il y fait de la Participation le grand objectif de la législature suivante -celle qui doit s’ouvrir en avril 1967. Son cabinet mandate un journaliste de talent, Frédéric Grendel, pour populariser l’idée par des émissions de télévision. Mais Georges Pompidou, effrayé, fait décommander les émissions par le directeur de l’ORTF, Claude Contamine (qu’il menace de renvoyer), et fait rédiger à l’un des ses collaborateurs, Edouard Balladur, l’ordonnance de 1967 qui institue une forme de « participation » dans une dimension beaucoup moins ambitieuse, la réduisant au versement dans les grandes entreprises d’une prime aux salariés correspondant à une part des bénéfices – c’est cette forme que nous connaissons encore aujourd’hui.

Le Président de la République n’en fut pas satisfait, ne voulant pas réduire cette grande réforme à des succédanés purement financiers ; il préparait une contre-offensive quand advinrent les évènements de mai 1968. En mars 1969, il disait de la Participation : « Voilà qui doit être la grande réforme de notre siècle ! » Ce fut le dernier objectif de son mandat et le référendum de 1969, en lui-même tout imprégné du grand projet, devait lui donner la légitimité qu’il recherchait pour le mettre en œuvre. Las, la vaste coalition des partisans du « non » (la coalition de « toutes les gauches dont Giscard d’Estaing et les libéraux », selon l’expression de Paul-Marie Coûteaux) réduisirent en poussière cette ambition en faisant triompher le Non. « Gardez votre projet, dira de Gaulle à Jean-Marcel Jeanneney, auteur du texte référendaire rejeté, quand celui-ci lui rendra visite quelques mois plus tard à Colombey : il servira un jour ! »

Retrouvez la suite de cette analyse de Quentin Guézénec dans le numéro VIII du Nouveau Conservateur.

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