Par François Martin
Il faut lire cette nouvelle crise ukrainienne comme une réplique de celle d’avril dernier, avec les mêmes objectifs de part et d’autre et, cependant, quelques changements. Et peut-être sommes-nous parvenus cette fois-ci à l’inversion d’un processus délétère.
On se souvient qu’en avril dernier, une poussée de fièvre avait secoué l’Ukraine : les 14 et 15 avril, les USA avaient dépêché deux navires de guerre «en réponse aux manœuvres russes à la frontière ukrainienne». Ces navires étaient ensuite repartis les 4 et 5 mai. De son côté, Vladimir Poutine avait retiré ses troupes. À l’époque, nous avions décrypté cette crise comme ayant à la fois des causes locales1 et des causes internationales2. Il y avait aussi, en interne et en externe, des questions d’image : la volonté, tant pour le Président ukrainien Zelensky que pour Biden, et même pour Poutine, d’apparaître comme des «hommes forts», les deux premiers à l’égard de leurs opinions internes, le troisième à l’égard des deux premiers et des opinions ukrainiennes.
Sept mois plus tard, et après une rencontre entre Biden et Poutine en juillet, qui avait semblé marquer une certaine forme d’apaisement, force est de constater que la crise revient. Pourquoi ?
LA PERMANENCE DES FONDAMENTAUX
D’abord, parce que les «fondamentaux» qui avaient prévalu n’ont pas changé, et qu’ils se sont même aggravés :
- Zelensky est sorti très affaibli de la séquence de l’été. Il a énormément perdu avec la finalisation, au mois de juin, du pipe-line North Stream 2, qui lui enlève tout sa capacité d’influence. En effet, même si les Russes se sont engagés à ne pas interrompre son contrat de livraison de gaz, il sait maintenant qu’il n’est plus du tout exclusif, et donc que le pouvoir de chantage a changé de camp. De «maître-chanteur du gaz», il se retrouve marionnette…
- Parallèlement à cela, il n’a pas réussi à «faire le ménage» chez lui. Depuis son élection le 20 mai 2019, il n’a pas pris d’autorité sur les oligarques et les politiciens véreux qui gangrènent son pays. L’opinion commence à manifester son mécontentement.
- Face à cela, il a deux options : soit, pour tenter d’exister, faire «monter la pression», poursuivre la politique d’agression à l’égard des provinces du Donbass et tenter même de créer un casus belli, en espérant y entraîner ses protecteurs des USA et de l’OTAN, soit revenir à ses promesses de campagne, accepter de traiter le dossier sur le fond : dialogue avec Poutine et avec les protagonistes du «format Normandie», désescalade, discussion d’un statut de fédération pour les provinces sécessionnistes, garantie de la langue russe, etc., conformément aux accords de Minsk.
- Il a visiblement choisi la première option, puisqu’il a massé, à la frontière avec ces provinces, 125 000 hommes, soit la moitié de son armée, ce dont la presse occidentale s’est bien gardée de parler… C’est à cela que Poutine a répondu.
De son côté, Biden n’est pas en meilleur état. Les premiers mois de son mandat ont été catastrophiques, avec l’arrêt du projet d’oléoduc Keystone XL3, sa très mauvaise politique à l’égard de l’immigration et, surtout, l’échec patent de sa gestion du dossier afghan. Sa cote de popularité a beaucoup baissé. Aujourd’hui, il a besoin de «belles images» pour redorer son blason, et les menaces vis-à-vis de Poutine, lors du sommet virtuel de mardi dernier, avaient sans doute cette recherche de posture valorisante pour premier objectif.
De plus, l’OTAN est elle aussi en mauvaise forme. La sortie de l’Afghanistan contribue à la fragiliser, ainsi que «l’affaire des sous-marins», qui pousse les opinions françaises à demander à leurs autorités de quitter cette organisation. Depuis l’été, il était prévisible que l’OTAN allait tout faire pour se trouver un «ennemi» de circonstance pour exister, et la crise ukrainienne arrive à point nommé, à tel point que l’on pourrait se demander si elle n’a pas été fabriquée pour l’occasion.
LES OBJECTIFS DE POUTINE
Poutine, quant à lui, a un objectif primordial : arrêter la «progression» de l’OTAN vers l’Est. Cette pensée est chez lui d’autant plus obsessionnelle que, les sources occidentales l’ont récemment montré, il s’agissait vraiment d’un engagement américain vis-à-vis de Gorbatchev qui, ensuite, n’a pas été tenu. Par rapport à cela, les agissements du «trublion» Zelensky, qui poursuit localement une œuvre de déstabilisation très néfaste pour les intérêts russes4, en font certainement un «homme à abattre». Fidèle à sa tactique à la fois de «pourrisseur» et de «constrictor5», il attend patiemment que le système politique et la rue chassent l’homme du pouvoir. À ce titre, le spectacle, offert aux yeux des opinions ukrainiennes, des chars russes massés juste derrière la frontière, est sans doute du plus bel effet pour les terroriser et pour mettre de la pression contre Zelensky.
On peut penser que l’unique raison pour laquelle Poutine n’a pas mis en route plus tôt la séquence «réduction de Zelensky» est le fait qu’il ne voulait pas trop mettre les Américains et l’Europe (et en particulier l’Allemagne) dans l’embarras, tant que le projet North Stream 2 n’était pas bouclé. Maintenant qu’il est achevé (et bientôt en service, nul ne peut en douter), il peut passer à la phase suivante de son opération. Il montre, par ailleurs, qu’il n’a plus de freins, et que sa menace est crédible. On peut penser que cette fois-ci, il ne retirera pas ses troupes aussi vite qu’au mois d’avril, sauf s’il trouve un terrain d’entente sérieux avec Washington pour mettre sous tutelle le président ukrainien ou pour le remplacer par une autre «marionnette» un peu moins dangereuse, plus intelligente et plus docile.
De même, il est certain que la livraison d’armes par les USA au gouvernement ukrainien va absolument dans le mauvais sens. C’est l’inverse exact des accords de Minsk. Cela n’a pas de raison de se faire pour Poutine, qui veut en obtenir l’arrêt.
Un autre de ses objectifs est de stopper la politique d’ostracisme et de sanctions que poursuivent les Occidentaux à l’égard de la Russie et contre les intérêts des Européens eux-mêmes : prix Nobel de la paix pour le journaliste Dmitri Mouratov, prix Sakharov pour Alexeï Navalny6, menaces, accusations «droit-de-l’hommistes7», sanctions, etc. Nous suivons ainsi, stupidement, les injonctions américaines, alors que tout devrait nous pousser à rééquilibrer nos relations. Poutine ne comprend certainement pas (ou plutôt, il ne comprend que trop !) notre faiblesse. Nous faisons une politique américaine qui consiste à se fabriquer, pour justifier l’OTAN, un ennemi artificiel, alors que le but actuel de l’OTAN n’est pas de surveiller les Russes (qui ne sont pas agressifs contre l’Europe), mais de ficeler l’Europe. Nous entretenons nous-mêmes le piège fabriqué pour nous enfermer… Funeste !
Dans cette entreprise, un pays joue un rôle particulièrement actif, c’est la Pologne. Bien protégés par les barrières de l’OTAN, ses dirigeants jouent depuis longtemps à exciter l’ours russe, pour se donner une belle image «courageuse», à destination de leurs propres opinions. Ce faisant, ils ne rendent service à personne. C’est sans doute la raison pour laquelle, avec son ami Loukachenko, Poutine a monté «l’opération migrants». «Vous m’embêtez ? Je vous embête», semble-t-il dire. Tout cela s’inscrit dans la même séquence.
Car, si l’on y réfléchit, personne, en tout cas parmi ceux qui comptent, n’a intérêt à un conflit généralisé en Ukraine :
- Surtout pas Joe Biden. En effet, après sa catastrophique prestation de Kaboul, quelle image donnerait-il si, d’aventure, les Russes envahissaient, pour les protéger, les territoires du Donbass8 ? Peut-on penser que les USA risqueraient d’entrer en guerre (et sous quelle forme ?) contre la Russie, conflit où ils s’embourberaient et se perdraient une fois de plus ? Face au spectacle des chars, les menaces de sanctions ne pèseraient pas lourd, politiquement et médiatiquement. Et s’ils n’intervenaient pas, le monde entier dirait qu’une fois de plus, l’Amérique rentre chez elle la queue basse… Dans les deux cas, quelle leçon pour Taïwan ? Et pour la Chine ? Quand il fait des cauchemars la nuit, c’est sans doute à cela que l’oncle Joe doit penser… Et Poutine le sait mieux que personne.
- Mais Poutine n’a aucun intérêt à l’escalade non plus. En effet, il s’est protégé de la politique agressive de l’Europe et des USA à son égard en se rapprochant de la Chine. Cela lui permet d’exploiter sa position médiane, et de consolider le pouvoir d’influence ainsi créé (Proche-Orient, Afghanistan, etc.). Si demain, les tensions USA/Chine deviennent maximales, il sera un «Monsieur bons offices» parfait, dont tous auront besoin9.
- Mais en même temps, il est certainement le dernier à faire confiance à la Chine, la méfiance entre Russes et Chinois étant proverbiale10. Affaires, oui, le reste, certainement pas. C’est pour cette raison en particulier que la Russie fait beaucoup d’efforts pour maintenir son amitié traditionnelle avec l’Inde, qui est – n’en doutons pas – l’un des premiers pays concernés par l’expansion politique et militaire chinoise.
- C’est pour cette raison aussi que, nonobstant les humiliations qu’il subit en permanence et depuis si longtemps, de notre part11, Poutine se garde bien de répondre. Il sait que l’Europe est, bien plus que l’Asie, le «berceau naturel» de son pays. Il a besoin, plus que tout, d’une «porte de sortie» lui permettant d’y revenir. Il sait que ce serait une grave faute face à l’Histoire que de rendre ce retour impossible12.
- Mais, en même temps, il pense sans doute que, si les USA mettaient à exécution leur menace ultime de le priver du réseau «swift», le «coût marginal» de son intervention deviendrait assez faible, puisqu’il serait alors, de toute façon, totalement isolé de l’Ouest. Il l’a dit clairement à Biden. Pour les raisons indiquées plus haut, on peut penser que Biden se gardera bien de le pousser jusque-là.
- Et l’Europe non plus, bien entendu. Ce serait une catastrophe pour l’Allemagne, qui cherche à normaliser peu à peu ses relations avec ce pays, après son coup magistral du gaz. Mais également pour tous les autres (mis à part la Pologne qui, probablement, se frotterait les mains), qui verraient les bruits de bottes se rapprocher dangereusement, sans en tirer aucun profit autre que de les précipiter encore un peu plus dans les bras et la logique bien arbitraire des Américains.
Si l’on peut résumer l’ensemble de la séquence, on peut sans doute dire que la Russie a considéré que le camp occidental allait trop loin (non-respect de la «ligne rouge» et «poussée» de l’OTAN, non-respect des accords de Minsk, non-maîtrise et même encouragements à Zelensky, livraison d’armes, politique de sanctions et de dénigrement antirusse systématique). Poutine a décidé de pousser un «gros coup de gueule» pour remettre «l’église russe au milieu du village», en plaçant ses adversaires face à leurs responsabilités : «Il y en a marre. Retenez-moi ou je fais un malheur !», leur a-t-il dit.
Le message a, semble-t-il, été reçu 5/5, puisqu’on annonce déjà la «désescalade». Même Zelensky semble rentrer dans le rang. Qu’y a-t-il précisément dans le «panier» de la négociation ? On ne le sait pas encore :
- Certainement pas un accord explicite concernant la «ligne rouge», parce que cela signifierait la mort politique immédiate de l’OTAN. Il lui faut, en effet, pour exister, maintenir l’illusion d’une menace, et pour cela, conserver une forme d’indécision. Mais peut-être un accord implicite… jusqu’au prochain reniement…
- Peut-être la tête de Zelensky. On le saura bientôt. En tout cas, certainement, l’arrêt de l’appui et des livraisons d’armes occidentales à Kiev est obligatoire.
- Un retour à la «table de Minsk», comme les Américains l’ont annoncé.
- Peut-être une inflexion de la politique de sanctions et de dénigrement antirusse et anti-biélorusse, avec un petit message aux Polonais pour qu’ils se calment, grâce à quoi le flot de migrants venant de Biélorussie se tarirait immédiatement.
Après la montée des tensions, on devrait maintenant en voir la baisse, sauf à ce qu’un grain de sable ne vienne en interrompre le cours, et que les protagonistes perdent la maîtrise du jeu, ce qui est toujours possible. Pas de doute, la politique internationale est un «long fleuve tranquille»… avec quelques crues !
François Martin
Photo : kremlin.ru ; president.gov.ua ; Gerd Fahrenhorst / Wikimedia Commons
1 – La poursuite, par le Président ukrainien Zelensky, d’une politique agressive et maximaliste à l’égard des régions séparatistes du Donbass, à l’inverse de ses promesses de campagne. Il avait même, à l’époque, et il l’a redit récemment, appelé à rejeter les accords de Minsk, faisant ainsi peser sur ces régions une grave menace sur leur avenir. Poutine avait réagi.
2 – La poussée américaine vers une – impossible – intégration de l’Ukraine dans l’OTAN.
3 – Une décision très impopulaire, qui a fait perdre des milliers d’emplois et, à terme, son indépendance énergétique au pays.
4 – Et avec l’appui des Occidentaux, qui continuent à lui livrer des armes, en contradiction avec les accords de Minsk.
5 – C’est ainsi qu’il a obtenu la «peau» de Saakashvili en Géorgie.
6 – Dont l’Europe fait un opposant politique de première importance, alors qu’il n’a fait que 2 % aux dernières présidentielles, et que son parcours personnel n’est pas d’une grande clarté. Voir «L’étrange affaire Navalny» dans la SRP du 11 février 2021.
7 – Alors que nous sommes très loin de faire de même à l’égard de la Chine ou des pays du Golfe, ou même des pays africains, tous ces pays dont la déontologie démocratique n’est pas idéale. «Pourquoi nous ?», se dit-il certainement.
8 – Poutine pourrait facilement se prévaloir, comme tant d’autres avant lui, de «populations sœurs martyrisées».
9 – Comme nous-mêmes devrions le faire, si nous avions un peu plus de courage.
10 – Depuis le conflit de l’Oussouri de 1969, et même bien avant, la Chine considérant depuis toujours que la partie asiatique de la Russie est sa propriété. Voir Wikipédia.
11 – Il faut rappeler que ni l’Europe, ni les USA n’ont accepté d’être présents aux cérémonies du 9 mai 2015 célébrant la victoire russe sur l’Allemagne nazie. Une humiliation de grande ampleur, quand on sait le prix exorbitant que les Russes ont payé dans ce conflit. Voir Euractiv.fr.
12 – Bien que nous fassions, nous aussi, de la Crimée presque une «question de principe», les Russes ne le voient pas ainsi, considérant : 1) que la faute initiale est le «putsch» qui démet, sous la pression de la rue, le président Ianoukovytch de ses fonctions au lendemain même des accords de Maïdan du 21 février 2014 ; 2) que l’indépendance de la Crimée et son union avec la Russie ont été actées par un referendum, le 14 mars 2014, avec 97 % de «oui» ; 3) que l’occident a fait moins de chichis avec l’indépendance du Kosovo, accordée sans aucune consultation populaire et après une guerre menée contre la Serbie.