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L’Ukraine et le basculement
du monde – l’Empire à nu ?

par François Martin

Un « nouveau monde », de plus en plus « multipolaire » se met rapidement en place, succédant au monde unipolaire que les États-Unis dominaient depuis quarante ans grâce à l’hégémonie de leur monnaie (que ladite « monnaie européenne » n’a jamais pu concurrencer), à l’explosion de leurs dépenses militaires et, bien entendu, à l’écroulement du bloc soviétique. Il semble d’ailleurs que les E-U eux-mêmes commencent à prendre en compte cette nouvelle donne, et prennent des initiatives pour ne pas se trouver trop diminués dans le nouveau monde. Hélas, s’il se pourrait bien qu’ils y trouvent leur place, la chose est loin d’être assurée pour l’Europe de l’Ouest, laquelle se trouve, elle, de plus en plus isolée. Avec sa lucidité habituelle, François Martin, membre assidu du comité éditorial du Nouveau Conservateur, esquisse ici ce formidable « basculement du monde », que l’affaire ukrainienne révèle et qui n’en est sans doute qu’à ses prémices.

Plus souvent qu’on ne le pense, nous ne savons pas voir l’Histoire qui s’écrit sous nos yeux, soit parce que nous voulons absolument continuer à concevoir le monde selon nos vues anciennes, et non pas tel que se dessinent ses nouvelles réalités, soit parce que nous manquons de hauteur de vue, et que nous ne percevons que ce qui répond à nos préoccupations les plus immédiates.

On s’est peu arrêté sur le sommet des Ministres des Affaires étrangères du G20 qui s’est tenu à Bali les 7 et 8 juillet derniers : la presse occidentale n’en a retenu que les « bouderies » du ministre russe Lavrov – sorti de la réunion au moment des discours de l’américain Antony Blinken, de l’allemande Annalena Baerbock ou, par vidéo, du représentant ukrainien ; mais elle n’a pas dit un mot de trois événements majeurs dont il fut la scène : l’un est la pléthore de rendez-vous en format bilatéral obtenus par le Ministre des Affaires étrangères chinois Wang Yi avec ses homologues étrangers (Indonésie, Inde, Russie, Argentine, Union Européenne, Corée du Sud, Arabie Saoudite, France, Canada, Espagne, Pays-Bas, Singapour, États-Unis, Allemagne, Australie…). Le deuxième est le spectaculaire renouveau du dialogue entre le ministre Wang Yi et son collègue indien Jaishankar. Le troisième est le tête-à-tête de cinq heures avec l’américain Antony Blinken et le revirement de la diplomatie américaine qu’il semble esquisser. Le fait que Wang Yi ait déployé une telle activité, et qu’il ait été la vedette de Bali, révèle à qui en doutait encore que la Chine se trouve bel et bien, désormais, au cœur du « grand jeu » diplomatique mondial. C’est elle qui a les clefs, si ce n’est du conflit ukrainien lui-même, du moins de la façon dont les choses tourneront ensuite : soit un alignement de la Chine et de la Russie dans un « front » anti-américain, une sorte de « nouvelle guerre froide», annoncée déjà comme plus que probable ; soit une position chinoise plus souple, moins ouvertement pro-russe, intégrant des possibilités de « pression » sur cette dernière pour lui faire accepter une sortie de crise point trop défavorable aux occidentaux.

Les États-Unis dans les cordes

Ce qui se dessine derrière cela, c’est évidemment la reconnaissance de la Chine comme le principal promoteur d’un nouveau monde multipolaire, une sortie du « modèle » hégémonique qui prendrait la place du modèle américain mis en place en 1944, accentué après la chute de l’Union Soviétique, tandis que les « autres joueurs » n’avaient ni l’importance économique, ni l’autorité politique pour refuser l’hégémonie états-unienne. Ce temps nouveau est maintenant venu, avec, à la clef, le lancement d’un système d’échange monétaire indépendant du Dollar, les « 5 R » (Real brésilien, Rouble russe, Renminbi chinois, Roupie indienne, Rand sud-africain), auquel d’autres Etats envisagent déjà de se joindre. Et ensuite, la création d’une architecture financière parallèle à celle issue de Bretton Woods (FMI, Banque Mondiale), mieux adaptée aux BRICS et non contrôlée par les américains. C’est un point de basculement absolument majeur qu’aucun de nos grands médias n’évoque jamais – par une sorte d’atlantisme impénitent qui n’est pas à leur honneur.

La nouvelle configuration des rapports de force mondiaux fut révélée cette année, lorsque fut lancé un tonitruant appel aux sanctions contre la Russie et que la grande majorité des pays de la planète a refusé de le suivre.

Cette nouvelle configuration des rapports de force mondiaux fut révélée cette année, lorsque fut lancé un tonitruant appel aux sanctions contre la Russie et que la grande majorité des pays de la planète a refusé de le suivre. Dès ce moment-là, peut-on dire (sauf si la Russie s’était alors écroulée, économiquement ou militairement), la partie était jouée, et le camp occidental avait perdu. Un blocus ne fonctionne que si la grande majorité des pays de la planète y participent. Dans le cas inverse, c’est le « bloqueur » qui s’isole lui-même, et les perspectives économiques catastrophiques qui se profilent pour le camp occidental (pénuries d’énergie, inflation, etc.) montrent que telle est bien la configuration qui prévaut. Il n’est que de voir la tournée désespérée de Joe Biden au Moyen-Orient, où il reçut un accueil des plus froids, pour laisser penser que les E-U sont plus ou moins « dans les cordes », et cherchent une stratégie de sortie.

Esquisse d’un nouveau partenariat entre les deux géants, Chine et Inde ?

L’autre « grande » nouveauté du sommet est le spectaculaire rapprochement entre l’Inde et la Chine, dont témoignèrent deux communiqués en regard, celui de Jaishankar d’abord, puis celui de Wang Yi. Paroles aimables et apaisantes, rapprochement sur la question très épineuse du Ladakh, rien n’a manqué de ce qui ne ressemble pas encore à une lune de miel, mais certainement à un changement notable. A l’évidence, les deux géants ont bien compris que cette nouvelle « fenêtre d’opportunité » vers la multipolarisation du monde, ouverte par l’affaiblissement politique occidental, ne devait pas être entachée par la mise en scène de leurs divergences, afin d’apparaître, l’un et l’autre, comme les meneurs du « nouveau monde libre » et y attirer les pays tiers.

Blinken a assuré à Wang Yi que l’administration Biden « ne cherche pas à s’engager dans une nouvelle guerre froide avec la Chine, à changer le système chinois, à remettre en cause le statut du Parti communiste chinois ou à bloquer la Chine, et ne soutient pas l’indépendance de Taïwan ni ne cherche à modifier le statu quo de part et d’autre du détroit de Taïwan »

Tout ceci permet à la Chine de sortir d’une façon habile de la posture de confrontation dans laquelle l’avaient enfermée Trump, puis Biden, après son attitude arrogante, belliqueuse ou autoritaire vis-à-vis de Taïwan, de Hong Kong, de nombre de leurs contreparties, internes comme externes, et des E-U eux-mêmes. Nul doute que leurs buts profonds ne seront nullement modifiés. Par contre, la nouvelle donne leur permet de changer la forme, avec une pression sur les autres peut-être moins brutale, plus diplomatique et plus patiente, qui correspond certainement mieux à leur tempérament. De même, ils n’ont l’intention de renoncer ni à leurs relations passées avec les E-U, qui leur ont tellement profité, ni aux perspectives futures, et très prometteuse, avec la Russie et ses matières premières. Si c’est bien cela qu’ils envisagent, Blinken leur en a donné une confirmation extraordinaire lors de la rencontre bilatérale de cinq heures avec son homologue chinois. Ce rendez-vous apparaît véritablement comme un « Canossa » diplomatique américain. Qu’on en juge, d’après le verbatim de l’article inspiré qu’Edouard Husson lui a consacré sur le site « Le Courrier des Stratèges » le 12 juillet dernier. « M. Blinken a assuré à Wang Yi que l’administration Biden «ne cherche pas à s’engager dans une nouvelle guerre froide avec la Chine, à changer le système chinois, à remettre en cause le statut du Parti communiste chinois ou à bloquer la Chine, et qu’elle ne soutient pas l’indépendance de Taïwan ni ne cherche à modifier le statu quo de part et d’autre du détroit de Taïwan. Les Etats-Unis s’engagent à gérer les risques dans les relations bilatérales et sont ouverts à la coopération avec la Chine ». Anticipant une défaite stratégique en Ukraine, l’administration Biden recherche la détente avec la Chine (…) alors que la fatigue de la guerre s’installe et que les alliés européens subissent le contrecoup des sanctions (…) – en particulier l’Allemagne », qui passait naguère encore pour « la locomotive de l’Europe ».

Monde multipolaire ou nouveau condominium Washington-Pékin ?

En d’autres termes, Blinken ouvre toutes grandes les portes aux ambitions chinoises. Contre cela, il sait bien qu’il n’obtiendra pas une condamnation de la Russie par la Chine, mais une attitude neutre et modérée, qui est celle que, de toute façon, la Chine, trop heureuse de ce rôle central, aurait prise naturellement. Les E-U, pragmatiques, lâchent donc sur toute la ligne, non pas pour obtenir quoi que ce soit de plus de la Chine, mais pour ne pas être isolés – peut-être aussi, parce qu’ils peuvent désormais dominer l’Europe entière et que cela leur suffit.

Pour conjurer le risque stratégique majeur que représente, pour les E-U, une Europe « de l’Atlantique à l’Oural », il faut que cette Europe soit coupée en deux, et que l’une de ces deux parties soit faible. Mais sera-ce forcément la Russie ?

De tout cela ressortent deux conclusions et une question. La première conclusion, c’est l’inévitabilité du monde multipolaire de demain. Comme l’écrit Sergey Glazyev, l’économiste russe en charge de la préparation du système monétaire des « 5 R » susceptible de remplacer le Dollar pour les transactions entre les pays tiers : « Poutine a ouvertement déclaré que l’opération militaire spéciale de la Russie en Ukraine « signifie également le début d’une rupture radicale de l’ordre mondial de type américain. C’est le début de la transition de l’égocentrisme américain libéral-mondialiste vers un monde véritablement multipolaire ». Poutine a déclaré : « Chacun doit comprendre que ce processus ne peut être arrêté. Le cours de l’Histoire est inexorable, et les tentatives collectives de l’Occident d’imposer son nouvel ordre mondial au reste du monde sont condamnées ». A l’évidence, Poutine anticipe totalement cette future organisation, et il y revendique sa place, comme leader et comme promoteur. Ce n’est pas une vision étriquée, mais celle d’un chef d’État qui regarde vers l’horizon, au-delà des contingences militaires, dont il est déjà certain de l’issue (voir l’article de Jean-Luc Marsat : « Ce que dit Vladimir Poutine », p. 134).

L’autre conclusion est que la crise ukrainienne a été un formidable accélérateur de cette métamorphose. On sait, par exemple, que Sergey Glazyev, se trouve, depuis des années, en butte à l’opposition de la Banque Centrale russe, qui restait jusqu’ici largement pro-américaine. Si Glazyev s’exprime à nouveau dans les médias (2), c’est qu’il sait qu’il a maintenant gagné son combat. La conséquence, c’est que la plupart des opérateurs, ceux en tout cas qui sont réalistes, sont déjà au « coup d’après ». Ce qui compte, c’est de savoir quelle sera la place des uns ou des autres, y compris des E-U, dans la prochaine pièce de théâtre.

François Martin

Vous pourrez découvrir la suite de cette analyse de François Martin dans le VIIIè numéro du Nouveau Conservateur.

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