0,00 EUR

Votre panier est vide.

L’OTAN contre la France

par le général Jean-Bernard Pinatel

Le grand problème, c’est l’impérialisme américain ; ce problème est en nous, parmi nos couches dirigeantes, et celles des pays voisins. Il est dans les têtes ». Après l’éclairage que nous a donné le général Lalanne-Berdouticq sur les effets de l’otanisation des armées françaises (« De l’autonomie à l’alignement servile », dans LNC n°8), remercions le général Jean-Bernard Pinatel d’exhumer cette citation du général de Gaulle et de la développer ici dans un article courageux sur les rapports complexes et variables que la France entretient depuis trois-quarts de siècle avec les Etats-Unis et l’OTAN. Quand de Gaulle prononça ladite phrase devant Alain Peyrefitte, en décembre 1965 (cf. C’était de Gaulle, T2, page 17), il posa en termes crus ce qui est peut-être le plus grand problème de la France depuis un siècle : elle ne parvient pas à mener une politique indépendante, en d’autres termes conforme à ses intérêts, depuis qu’un allié qui est avant tout un concurrent sur à peu près tous les plans, culturels d’abord, mais aussi politiques et économiques, a conquis non pas son territoire ou ses richesses mais, plus précieux encore, ses têtes, spécialement ses têtes prétendument pensantes – non point ses élites mais, selon les mots que choisit ici avec soin de Gaulle, « ses classes dirigeantes ». Celles-ci en viennent ainsi, par le fait de l’idéologie atlantiste (en comprenant, jusqu’à juin 1940, la délétère influence britannique) à ne même plus voir les intérêts propres de la nation qu’elles dirigent, de sorte que, finalement, elles trahissent leur peuple par le seul fait de leur soumission idéologique. C’est ce qu’éclaire ici le général Jean-Bernard Pinatel, qui, après avoir été un grand militaire qui participa à plusieurs campagnes puis dirigea le SIRPA (Service d’Information et de Relations publiques des Armées), fut aussi entrepreneur, créant plusieurs sociétés dans le domaine de l’intelligence économique et du renseignement, ainsi que, en 2018, avec Caroline Galactéros, Géopragma, pôle de réflexion géo-stratégique remarquable par son indépendance d’esprit…

Dans le grand public comme chez la plupart de nos élus, l’appartenance à l’Alliance Atlantique, vécue ou interprétée comme une orientation diplomatique voire une fidélité politique au camp occidental, n’a jamais été remise en cause depuis 75 ans. Ni les responsables de la IVe République ni aucun des présidents de la Ve (de Charles de Gaulle, solidaire lors de la crise de Cuba, à François Mitterrand qui, en 1981, fait entrer sept ministres communistes dans le Gouvernement Mauroy, ou Jacques Chirac refusant la participation de la France à la seconde guerre d’Irak), n’a remis en cause l’adhésion de la France à l’Alliance Atlantique. En revanche, dès que la France est devenue une puissance nucléaire capable d’assurer seule la protection de ses intérêts vitaux, elle n’a plus accepté que les Etats-Unis dirigent sans partage l’organisation militaire et l’utilisent pour servir leurs intérêts sans réelle consultation de ses alliés. Je rappelle que le général de Gaulle avait refusé d’appliquer l’embargo sur les ordinateurs à l’encontre de l’URSS, décidé unilatéralement par les Etats-Unis : avec son autorisation, le groupe Bull avait vendu des milliers d’ordinateurs à une agence soviétique (dont je fus chargé du recensement en Russie à partir de février 1990). Cette indépendance, pour relative qu’elle fût, disparut après le « grand retour dans l’OTAN » en 2007. Il est donc légitime de s’interroger sur la balance entre avantages et conséquences négatives de l’appartenance de la France à l’organisation militaire intégrée depuis sa création en 1947. Trois périodes s’imposent donc naturellement : de 1947 à 1966 où la France est intégrée militairement ; de 1967 à 2007 où elle n’en fait plus partie. Et de 2007 à aujourd’hui où Nicolas Sarkozy décide de réintégrer l’organisation militaire sous des prétextes contestables.

1947 – 1966 : les E-U jouent contre la France

De 1947 à l’accession au pouvoir du général de Gaulle, la France occupée par les guerres de décolonisation tire un bénéfice certain de son intégration militaire dans l’Alliance, qui contribue à protéger son territoire face aux 40 divisions du Pacte de Varsovie qui campent à « deux étapes du tour de France » de ses frontières de l’Est. Néanmoins, ce bénéfice est entaché par le jeu constant de Washington qui cherche à remplacer la France dans ses anciennes colonies, protectorats et départements algériens. Prenons un exemple peu connu : le Maroc. Avec la défaite de la France en 1940, la menace allemande pesait une nouvelle fois sur les intérêts américains au Ma[1]roc1 . L’opération du débarquement des forces américaines le 8 novembre 1942 empêcha que l’Afrique du Nord ne tombe dans les mains des forces de l’Axe, mais la guerre froide donna ensuite à cette présence militaire américaine un caractère permanent dans le cadre de « l’endiguement » du communisme, et elle eut alors un impact considérable sur les relations franco-marocaines (…) Clairement, les Etats-Unis jouèrent alors contre la France, appuyant le Maroc dans sa politique d’aide active aux actions du FLN en Algérie, et tentant ensuite, dans les années 60, ni plus ni moins que de supplanter la France. Outre l’aide militaire, ils mirent en place une coopération économique et culturelle importante. En vain, finalement ; sans doute par manque de finesse, par incapacité à créer des relations comme celles qui perdurèrent avec la France et, tout simplement, parce que l’élite marocaine restait profondément imprégnée de culture française.

« Le débarquement du 6 juin fut l’affaire des Anglo-Saxons, d’où la France fut exclue. Ils étaient bien décidés à s’installer en France comme en territoire ennemi ! Vous voudriez que j’aille commémorer leur débarquement, alors qu’il était le prélude à une seconde occupation du pays ? »

De Gaulle

La crise de Suez, au dernier trimestre 1956, fut un tournant décisif dans la perception de « l’allié américain ». A la suite de la nationalisation du canal par Nasser le 26 juillet 1956, la France, l’Angleterre et l’Israël écrasent l’armée égyptienne entre le 29 octobre et le 7 novembre mais se voient contraints à un cessez-le-feu sous la pression commune de l’URSS et des Etats-Unis. Cet événement est ressenti comme une humiliation par les dirigeants français qui prennent conscience que le nouvel ordre mondial dominé par le duopole nucléaire soviéto-américain ne peut être remis en cause par les anciennes grandes puissances, pourtant alliées de Washington, dès lors qu’elles ne possèdent pas le feu nucléaire.

De 1966 à 2007 : les bienfaits de l’indépendance militaire

Cette méfiance envers l’imperium américain, le général de Gaulle l’incarna sans conteste. Quelques paroles rapportées par Alain Peyrefitte en témoignent : « Le grand problème, maintenant que l’affaire d’Algérie est réglée, c’est l’impérialisme américain. Ce problème est en nous, parmi nos couches dirigeantes, et celles des pays voisins. Il est dans les têtes ». L’accélération du programme nucléaire français en sera la conséquence. Les Forces aériennes stratégiques sont créées le 14 janvier 1964. En février, le premier Mirage IV et le premier avion ravitailleur C-135F arrivèrent dans les forces. En octobre, la première prise d’alerte par un Mirage IV, armé de la bombe AN-11, et un avion ravitailleur C-135F a lieu sur la base aérienne de Mont[1]de-Marsan. Le trio arme nucléaire (AN-11), avion vecteur (Mirage IV) et avion de projection (ravitailleur) devient alors opérationnel. Concomitance ou conséquence, le 6 juin 1964, de Gaulle refuse de commémorer le débarquement en déclarant : « Le débarquement du 6 juin fut l’affaire des Anglo-Saxons, d’où la France fut exclue. Ils étaient bien décidés à s’installer en France comme en territoire ennemi ! Vous voudriez que j’aille commémorer leur débarquement, alors qu’il était le prélude à une seconde occupation du pays ? Non, non, ne comptez pas sur moi ! ».

Cette méfiance envers l’imperium américain s’est nourrie d’une profonde frustration devant le fonctionnement de l’OTAN. Paris, contributeur militaire majeur, a toujours estimé que la France devait être traitée singulièrement : c’est l’idée de Charles de Gaulle (le directoire proposé en 1958) puis de Jacques Chirac (en 1995, la France tente, au nom des Européens, de négocier avec Washington un commandement régional). En fait toutes ces tentatives ont échoué, les Américains n’acceptant de s’engager de manière permanente en Europe que s’ils en maîtrisent l’appareil et les risques. On l’a encore vu récemment dans la crise ukrainienne : c’est Joe Biden qui, au nom de l’OTAN et depuis Washington, répondit à Volodymyr Zelensky lorsque ce dernier demanda à l’Organisation atlantique d’établir une zone d’interdiction aérienne sur le ciel ukrainien… C’est pour cet ensemble de raisons (mais aussi quelques autres) que le général de Gaulle annonce le retrait de la France de l’organisation militaire intégrée2 , comme il l’expose dans sa conférence presse du 21 février 1966. Ce retrait n’empêche en rien la participation de la France à la défense commune de l’Europe puisque, jusqu’à la dissolution de l’URSS, le 2e Corps d’armée français, composé de 3 divisions blindées et de 50 000 hommes, est stationné en RFA, son PC étant fixé à Baden-Baden.

Le bénéfice d’une politique perçue comme non alignée fut important sur le plan politique et économique puisque la France dut alors se doter d’une industrie de Défense capable d’équiper ses armées tandis que, à l’extérieur, sa parole se mit à compter bien davantage.

Le bénéfice de cette politique perçue comme non alignée fut important sur le plan politique et économique puisque la France dut alors se doter d’une industrie de Défense capable d’équiper ses armées (à l’exception des Awacs et des KC-135 qui furent achetés aux Etats-Unis), tandis que, sur le plan extérieur, sa parole se mit à compter bien davantage et que ses entreprises furent souvent avantagées dans les pays qui refusaient de s’aligner sur l’un des deux blocs.

Empêcher la France de jeter les bases d’une industrie européenne de défense

Alors que, après les attentats du 11 septembre, la France participe à l’intervention américaine sous mandat de l’ONU en Afghanistan, Jacques Chirac refuse l’engagement de la France dans la guerre d’Irak de 2003 décidée par George Bush sous de faux prétextes – selon le Center for Public Integrity3 le Président Bush et son équipe ont menti 935 fois au sujet des armes de destruction massives de Saddam Hussein et de ses liens avec Al-Qaïda.

Quinze après la réintégration de la France dans le commandement intégré, il est évident que celle-ci n’a pas plus fait avancer l’Europe de la Défense qu’elle n’a permis d’européaniser l’OTAN

La méfiance de la France envers les Faucons, curieusement dénommés « néoconservateurs » (qui étaient pratiquement tous des Démocrates, tel leur chef de file Brzeziński – ndlr), est renforcée par la véritable guerre économique que les Etats-Unis mènent à la France via le Carlyle Group, qui vise à empêcher la France d’œuvrer avec ses partenaires européens à la création d’une véritable base industrielle de défense européenne, étape préliminaire indispensable à la création d’une défense européenne. Le fonds d’investissement Carlyle Group, fondé en 1987 par d’anciens membres du gouvernement américain, a ainsi compté dans ses premiers dirigeants, Franck Carlucci, ancien directeur adjoint de la CIA puis secrétaire à la Défense des Etats-Unis de Ronald Reagan ; James Baker III, ancien secrétaire d’Etat ; George H. W. Bush, ancien Président des Etats-Unis, conseiller spécial pour le Moyen-Orient et l’Asie. Gérant un portefeuille proche de 100 milliards de dollars, Carlyle a en effet majoritairement positionné ses investissements dans le secteur de la défense dans lequel il acquit de nombreuses participations majoritaires. Carlyle était ainsi devenu, en moins de 10 ans, le 7e « contracteur » du Pentagone. La composition du « board » de Carlyle a légitimement alimenté les soupçons de collusion, les options stratégiques de Bush Junior, alors Président des USA, servant directement les intérêts financiers de Carlyle, et ceux de son père. La reconstitution du puzzle des entreprises rachetées fait penser sans ambiguïté à une stratégie calculée et cohérente de mainmise sur les secteurs industriels européens les plus stratégiques pour empêcher la mise sur pied d’une base industrielle de défense exclusivement européenne. Dans le même temps, l’offensive économique dans les secteurs stratégiques s’accompagnait d’une action politique subversive menée par l’homme d’affaires George Soros pour faire basculer les pays de l’Europe de l’Est dans le camp états-unien et éviter ainsi toute alliance stratégique des Européens avec la Russie de Vladimir Poutine…

Depuis 2007, la poursuite d’une chimère : la défense européenne

Sur le plan diplomatique et économique, les années 1966-2007, dans lesquelles la France ne faisait pas partie de l’organisation militaire, lui ont permis d’être considérée comme une alternative occidentale aux Anglo-saxons, notamment dans les régions où elle possède des intérêts majeurs, spécialement au Moyen-Orient et en Afrique. Hélas, cette bienfaisante politique ne devait avoir qu’un temps : en 2007, à peine élu Président de la République, Nicolas Sarkozy (qui l’avait annoncé à l’ambassadeur des E-U à Paris avant même d’annoncer sa candidature…) entreprenait de réintégrer la France dans l’organisation militaire. Celle-ci peut être, au mieux, considérée comme la poursuite par certains dirigeants politiques français d’une chimère : la création d’une Europe de la Défense dont la France serait le leader et qui lui permettrait ainsi d’équilibrer la puissance économique de l’Allemagne. Le Ministre de la Défense Hervé Morin précise la pensée de Nicolas Sarkozy dans un interview au Monde4 : « La construction d’une défense européenne est notre ambition. Mais il fallait lever un préalable. Lorsque nous faisions nos propositions à nos partenaires européens, ils disaient, « les Français parlent d’Europe de la défense pour affaiblir l’Alliance atlantique ». Et donc, l’Europe de la défense était totalement encalminée.

L’intuition du président de la République a été de dire, « il doit y avoir une complémentarité entre l’Europe de la défense et l’Alliance atlantique, et je veux que l’Europe de la Défense se fasse. » Nous voulons, par notre démarche, européaniser l’OTAN ». Les 3 et 4 avril 2009, le sommet de l’OTAN à Strasbourg entérine la réintégration de la France dans le commandement militaire.

A cette occasion Nicolas Sarkozy déclare : « L’Europe sera désormais un pilier encore plus important, plus fort, de l’Alliance. Parce que les États-Unis ont compris que l’Europe de la Défense, ce n’était pas en opposition avec l’OTAN, c’était en complément de l’OTAN. Nous voulons les deux : le lien transatlantique et l’Europe de la Défense. » Quinze ans plus tard il est évident que la présence la France dans le commandement militaire de l’OTAN n’a pas plus fait avancer l’Europe de la Défense qu’elle n’a permis d’européaniser l’OTAN. En novembre 2019, le Président Macron en faisait le constat amer. Dans un entretien à The Economist, prenant l’exemple du désengagement américain vis-à-vis des Kurdes et du comportement de la Turquie, il déclare que l’OTAN est « en mort cérébrale ». Je cite : « Il n’y a aucune coordination de la décision stratégique des Etats-Unis avec les partenaires de l’OTAN et nous assistons à une agression menée par un autre partenaire de l’OTAN, la Turquie, dans une zone où nos intérêts sont en jeu ». Un peu plus de deux ans plus tard, l’« opération spéciale » de Vladimir Poutine permit pourtant à la propagande otanienne et américaine d’atteindre des niveaux de désinformation inégalés. Depuis le 24 février 2022, nous assistons à une surévaluation démesurée de la menace que représente la Russie pour les autres pays européens alors même que ses forces terrestres classiques se limitent à l’équivalent de 10 divisions et qu’elles n’ont conquis en six mois que 15 % du territoire ukrainien alors qu’elles disposent d’une supériorité aérienne quasi-totale.

L’an dernier, Emmanuel Macron, qui présidait l’Union Européenne, a probablement laissé passer une chance historique par manque de courage, ou par soumission atlantiste. Lors de ses contacts nombreux avec Vladimir Poutine, il lui suffisait d’affirmer haut et fort que la France s’opposerait à l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN et à toute reprise des combats dans le Donbass pour que Vladimir Poutine renonce à son opération spéciale. Bien plus, la France et l’Allemagne, cosignataires des accords de Minsk 2, ont laissé les Américains réarmer l’Ukraine et encourager Volodymyr Zelensky à maintenir une pression culturelle et militaire constante sur la région séparatiste du Donbass. Cette soumission aux intérêts anglo-saxons d’une partie des dirigeants politiques européens pourrait d’ailleurs entraîner dans les prochains mois des tensions, voire une rupture, au sein de l’UE et de l’OTAN entre les puissances maritimes et les puissances continentales comme l’analysait le général de Gaulle dès octobre 1941 en envoyant un ambassadeur à Staline pour lui demander de reconnaître la France libre.

Le bilan de ces quinze dernières années est catastrophique pour l’influence de la France dans le monde. Désormais aux yeux des chancelleries du monde entier, la France n’apparait plus que « l’allié le plus fidèle de Washington » ; elle est de surcroît dirigée par un Président qui se permet, sans en informer le Parlement comme l’y obligerait pourtant la Constitution, d’envoyer des militaires des forces spéciales en première ligne, engageant la France dans une véritable co-belligérance. Cet alignement sur les intérêts américains, qui ne sont pas ceux de la France, a affaibli son influence dans le monde, en particulier au Moyen-Orient et en Afrique, au bénéfice de plusieurs autres puissances, y compris la Turquie d’Erdogan qui a repris à son profit son rôle traditionnel de médiateur pour faire cesser le fracas des armes et les horreurs qui l’accompagnent. Triste bilan !

Voir aussi

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici