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Un nouveau miroir des princes

par Michel Maffesoli, professeur émérite à la Sorbonne

Sur « L’art de diriger, contre toute attente » – Clément Bosqué

Le sociologue – en fait philologue et philosophe – Michel Maffesoli, que nous avons déjà eu l’honneur de publier (LNC n°7), tant nous apprécions son œuvre, profondément originale et sans nul doute hardiment prophétique (voir pages 123 et 124 notre recension de son ouvrage L’Ombre de Dionysos) a bien voulu nous envoyer spontanément un compte-rendu du livre de Clément Bosqué, L’art de diriger récemment publié aux éditions Champ social. Remercions-le pour le beau geste et la confiance qu’il accorde ainsi au Nouveau Conservateur ! Ce «traité du dirigeant », si opportun à l’heure où les dirigeants de toutes sortes, oubliant toute règle et toute vertu, ne dirigent plus rien sinon leur carrière, et quelquefois leurs affaires financières, poursuit une vieille tradition philosophique qui s’attache à discerner les qualités, intuitions et vertus qui doivent inspirer nos dirigeants, qu’ils soient publics ou privés ; c’est ce que l’on appelait au Moyen-Age, le « Miroir des Princes ». L’auteur se penche sur l’univers médico-social ; « l’attente » y est érigée au rang de discipline.

Il est bon qu’en ces temps de productivisme et de rationalisme exacerbés, d’autant plus exacerbés que leur fin approche, un « manager » dûment titré de diplômes attestant sa capacité à se plier aux usages du monde sérieux des managers (n’est-il pas agrégé d’anglais, formé à l’école des Hautes études en santé publique ?), passant ses journées à diriger de vraies gens et de vrais établissements de santé, décide de faire un pas de côté – Heidegger dirait « ein Schritt zurück ». Il n’est pas mince de rompre avec le progressisme ambiant, les discours pleins d’économicisme et de rationalisme ; rompre aussi, et c’est plus difficile par les temps qui courent, avec le langage codé du management bienveillant, participatif, les innombrables chausse-trappes dans lesquels nous emmène, sous prétexte de qualité plutôt que de quantité, d’horizontalité plutôt que de transcendance, un pouvoir libéral aux pratiques confinant, comme je le disais il y a plus de quarante ans, au totalitarisme doux.

Dans ce deuxième ouvrage consacré à la fonction de direction, Clément Bosqué s’essaye à un dialogue socratique : poser les questions, bellement les poser (kalôs aporestai), pour tenter de comprendre un peu la relation qui lie dominants et dominés, pour reprendre le mantra des sociologues militants. Mais le chemin philosophique qu’emprunte Clément Bosqué est particulier : ni sociologique ni psychologique, il ne délivre pas de leçons ni n’apporte de conclusion définitive, tout au plus creuse-t-il l’interrogation. Il ne veut pas former les directeurs, même si son ouvrage est nourri d’un séminaire qu’il délivre au CNAM à de jeunes apprentis directeurs, il ne veut pas non plus les conforter dans leur identité et, bien sûr, il n’est pas là pour dénoncer leur pouvoir et apprendre à leurs subordonnés combien ils sont victimes… Pour cela, il écarte les deux attitudes de pensée le plus souvent convoquée dans les analyses managériales : d’une part la pensée critique, d’autre part la morale éthique. Morale et Ethique étant loin de se confondre, la Morale renvoyant à un comportement individuel appliquant des lois universelles voire transcendantes, tandis que l’Ethique lie au contraire les membres d’une communauté donnée dans des règles communes – l’Ethos comme ciment sociétal. Bien sûr, cette acception quelque peu anarchiste de l’éthique (postulant un ordre sans l’Etat et je dirais sans transcendance) n’est pas celle des professionnels de l’éthique qui, trop souvent, nous livrent des manuels d’éthique qui sont, comme l’aurait dit Nietzsche, de la pure moraline.

Clément Bosqué ne vous emmène ni dans le confort de la critique (critique du management, critique du pouvoir, dénonciation d’une « domination cachée », …) ni dans la rigueur d’un honnête manuel de savoir-diriger avec éthique. Son usage de la philosophie est bien celui d’un « détour », d’un pas de côté. Car s’il cite, abondamment, trop peut-être (faute vénielle de jeunesse et d’enthousiasme de lecteur passionné des philosophes anciens), il le fait pour un usage de pensée et non pas par pure érudition académique. « Si nous écartons une pure théorie critique et ne nous satisfaisons pas non plus d’une praxéologie fortifiée à l’éthique, nous visons en revanche, écrit[1]il, une theoria en prise avec la praxis, suivant Hannah Arendt qui se fixait précisément comme programme de « penser ce que nous faisons ».

Raison sensible contre rationalisme utilitariste

Je ne peux m’empêcher de renvoyer, même si l’auteur ne le fait pas, à ces quelques notions que j’ai moi-même développées dans plusieurs ouvrages à visée épistémologique : réhabilitons la raison sensible contre le rationalisme utilitariste, une contemplation du monde plutôt qu’une volonté de changer le monde, bref un assentiment à ce qui est – ce qu’il nomme le così è. Non pas les rapports d’autorité ou de pouvoir tels qu’on voudrait qu’ils soient, ou tels qu’on déplore qu’ils soient, mais tels qu’ils sont. Les longs développements convoquant philosophes, romanciers, poètes peuvent paraître, à premier abord, d’une érudition inutile, mais elle n’est jamais gratuite. Bien sûr, Clément Bosqué, formé fondamentalement à l’étude et l’amour de la langue (il est aussi agrégé d’anglais, traducteur lui-même, critique littéraire et bien sûr écrivain), ne manie pas un style de pensée ou d’écriture à l’anglo[1]saxonne. Il ne va pas « droit au but », n’énonce pas la conclusion avant la démonstration. D’ailleurs il démontre peu, se contentant la plupart du temps de « monstrer », de présenter (Così è.). On serait donc bien en peine de rattacher l’auteur à un courant managérial voire philosophique. D’une certaine manière il fait son miel de toutes plantes. Et on l’imagine n’en « pensant pas moins » tandis qu’il s’essaye à « faire le directeur ». Son concept central est l’attente – l’attente qui au fond est un chemin et non une position. C’est toujours une interrelation, un lien. « C’est ce phénomène constant et lancinant que nous souhaitons saisir philosophiquement. Nous formulons l’hypothèse que ces situations d’attente aussi vives que vivantes sont nécessaires (c’est-à-dire qu’elles ne cèdent ni ne cessent, ne peuvent pas être évacuées, ne peuvent pas ne pas être) à l’aune de la pratique et son cortège d’impuretés, une pensée portant sur la conduite de soi et des autres » (p.37). L’attente est immédiatement restituée dans ce jeu de pouvoir, car le manager (le directeur plutôt…) use de pouvoir.

Clément Bosqué n’est pas de ceux qui le nient ou le dénient. Mais l’attente est comme un nuage qui enveloppe directeur et dirigés, et l’oxymore « l’urgence d’attendre » en marque bien la polyphonie. De manière presque « simpliste », Clément Bosqué se résout pourtant à caractériser le « contenu de l’attente », ce qu’on attend d’un directeur : le cadre (qu’il donne le cadre), la confiance (qu’il crée la confiance mutuelle), la considération pour ses troupes et enfin, qu’il fixe un cap. Mais bien sûr ce « fixer le cap » n’a rien à voir avec les modèles mathématiques ou un pseudo-scientisme stratégique ou économique. « Celui qui dirige les autres doit-il rendre visible, tangible l’avenir ? Il s’agit de rendre présent le « futur ». On le voit, l’attente est en quelque sorte un lieu de vie. C’est, je dirais, un « lieu qui fait lien ». Mais, l’attente qu’on a vis-à-vis d’un directeur d’établissement de soin est-il le même que celle vis-à-vis d’un directeur d’usine de boites de petits pois ? Clément Bosqué s’explique sur un sous-titre que l’on pourrait trouver un peu usurpé dans une lecture rapide, « Essai sur le management dans le secteur social et médico-social ».

Car bien sûr il ne traite pas de la contamination victimaire qui saisit souvent les salariés du social – alliée souvent à une sorte d’orgueil arrogant face à ceux qui exercent un métier « purement alimentaire ». Il ne traite pas non plus de la direction technique d’un métier dans lequel les salariés, travailleurs sociaux, soignants se réfugient souvent dans le jargon, ni de l’extraordinaire carcan d’injonctions souvent paradoxales dans lequel le directeur est lui-même enserré – pensons que durant l’épidémie de Covid, les directeurs d’établissements sociaux ou médico-sociaux ont reçu presque quotidiennement plusieurs protocoles et circulaires destinés à protéger les salariés.

Phénoménologie de l’Attente

Le directeur de ceux dont le métier est de prendre soin doit « prendre soin de ceux qui prennent soin ». C’est en quelque sorte une sorte d’hystérie du prendre soin et finalement, c’est un besoin d’amour qu’exprime l’attente de ceux qui prennent soin vis-à-vis d’un directeur qui doit prendre soin d’eux. Un besoin d’amour, un besoin de caresse. « Faudrait-il donc concevoir un directeur « caressant » ? Serait-ce cette caressance, cette qualité si difficile à définir du directeur qui sait prendre soin ? » (p.71). Je retrouve ici une vieille idée que j’énonçais dans La Raison sensible en parlant d’une « sociologie caressante » dans laquelle, aux concepts, durs et figés, j’opposais des notions, labiles, ouvertes à l’incertitude, à l’aléa. L’attente telle que la décrit Clément Bosqué est une de ces notions a priori « fumeuse », nous emmenant dans des chemins de traverse, mais au final ô combien efficaces ! Un deuxième chapitre se nomme « Ce qu’attendre veut dire ». Il s’agit là bien de l’attente face à une direction. Attente de tout et son contraire. Ainsi de cette demande classique d’obtenir une vraie autonomie dans son travail, mais sans en porter les responsabilités. « L’attente apparaît moins comme une attitude prospective, une disposition vis-à-vis de l’avenir qu’elle n’est une méthode d’exercice du jugement, et du discours qui convoque et confronte le passé et le présent » (p.91).

On sent poindre ici un peu de l’agacement d’un directeur face aux « attentes réitérées et jamais satisfaites » d’organes représentatifs du personnel, attachés à un prurit critique jamais apaisé. Mais très vite l’auteur donne valeur à cette impossibilité pour l’attente de finir, lui donnant son véritable sens philosophique, humain – ancré dans notre commun humus. L’attente ne peut être comblée car la fin du désir serait la fin du vivant. Se dessine alors la figure attendue d’un directeur non pas amer ou découragé, mais stoïque comme le dit Montaigne de l’empereur Alexandre qui dormit et fit la grasse matinée avant d’aller affronter Darius – pensons aussi à Joffre, chef d’Etat-Major des Armées qui dormait ses dix heures par jour pendant la campagne de la Marne… « Notre psychagogie (« art de conduite des âmes », dont parle l’auteur) serait celle qui envisage le rôle de directeur comme celui qui se tient « face à », « contre » au sens de « tout contre » ; celui qui est présent, dont la présence est éveil à ce qui, en l’autre, cherche sa direction.

L’attitude de « responsable » consisterait finalement non à répondre (sur le mode de l’action ou de la réaction, du dire la décision) à l’attente, non pas à répondre à son appel ou son exigence, mais de diverses manières, à être présent pour l’autoriser à être » (p.141). Theoria de la praxis, pensée du « faire », voilà un bon usage de la philosophie, qui ne se réfugie pas dans l’arrogance du spécialiste académique ni ne se dévoie dans un simplisme pseudo-philosophique. « Philosopher au marteau » disait Nietzsche. Le style ciselé de Bosqué n’est certes pas celui d’un forgeron mais, comme tout artisan, il sait ce que produire un bel ouvrage veut dire.

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