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L’Empire pur – et dur

Par Paul-Marie Coûteaux, directeur de la Rédaction du Nouveau Conservateur

Il est étonnant que les gaullistes de bonne souche passent sous silence un ouvrage dans lequel les éditions Berger-Levrault réunirent « Trois Études » de Charles de Gaulle, écrites entre les deux guerres, notamment celle qui parut en janvier 1934 dans « La Revue Militaire Française » intitulée La mobilisation économique à l’étranger. L’auteur y décrit par le menu l’extraordinaire organisation économique, notamment industrielle et militaire, que les États-Unis d’Amérique étaient en train de mettre en place pour orienter l’effort de la grande nation d’outre-Atlantique vers la construction d’une immense armée professionnelle – cette « armée de métier » à laquelle il consacrera peu après tout un ouvrage. L’auteur montre comment une véritable administration mobilisée autour de l’effort de guerre, incroyablement rationnelle, organisa pas à pas, domaine par domaine, toute une société autour de l’expansionnisme militaire – « maximalisant », comme on commençait à le dire, toutes les ressources possibles, à grands renforts de crédits publics, de laboratoires de recherche, d’ingénieurs et de techniciens (souvent accourus de toute l’Europe), de mains-d’œuvre bon marché, et, par-dessus tout, de propagande – ce que de Gaulle appellera plus tard, dans le discours d’Oxford de novembre 1941, « l’immense termitière » ; disant cela, il ne songeait pas seulement à l’Allemagne, mais à la pente de toute société moderne, finalement au totalitarisme qui est bel et bien la grande affaire de notre monde très moderne.

L’Aigle voit tout, sait tout, peut tout.

La description que fait de Gaulle de cette extraordinaire organisation militaro-industrielle est teintée à la fois d’inquiétude et d’admiration (c’est bien à elle qu’il pensera en juin 1940 quand il évoquera « l’immense industrie des États-Unis »), mais on reste pétri d’effroi devant les capacités que la Modernité lancée à plein régime, des performances de l’industrie, et son moteur les indus[1]tries d’armement, à celles de la propagande et son cœur, les industries culturelles, met au service d’un État qu’on dirait alors organisé pour la conquête, et ne vivant plus que pour elle – ou, pire, ne vivant plus que par elle. Or, cet effort n’a pas cessé, au contraire ; au fil d’un siècle de guerres incessantes (les auteurs qu’on va lire mettent tous l’accent sur le nombre de pays avec lequel Washington est en guerre ou qu’il inscrit sur des listes d’infamie), cet empire, le plus puissant qu’on vît jamais, se fit toujours plus rationnel, toujours plus impérieux, et toujours plus doté en armes – il suffit de considérer le budget que les États-Unis consacrent à leurs armées (813 milliards de dollars, chiffre colossal, sans commune mesure avec aucun budget militaire au monde – il est par exemple 13 fois plus important que le budget militaire russe…) pour comprendre que ce pays n’est plus qu’une immense entreprise de conquête du monde, par ailleurs survoltée par l’émergence d’autres empires, le soviétique naguère, le chinois aujourd’hui. Courses impériales sans fin que les formidables « progrès » des sciences et des techniques rendent de plus en plus dangereux – ou déments, comme le sont les affreuses promesses du transhumanisme, folie plus avancée qu’on ne le croit, à laquelle nous avons consacré le dossier de notre numéro III.

Des technologies nouvelles mises au service de l’armement (lequel a de moins en moins besoin de soldats, et fonctionne tout seul, summum absolu de « la science sans conscience »), aux instruments d’information et de communication qui permettent à l’Aigle de tout voir, tout savoir et tout pouvoir, l’esprit de conquête est d’autant plus redoutable, d’autant plus infini qu’il est mis au service d’un véritable messianisme (à moins qu’il ne soit justifié par lui), tel que le formulait déjà Benjamin Franklin : « La cause de l’Amérique est celle de l’humanité tout entière » et qu’analyse avec une rare finesse Jean-François Colosimo dans son magistral Dieu est-il américain ? – où l’on comprend que la religion dominante de ces États-Unis est, hélas !, moins la religion chrétienne qu’une « religion civile », celle de l’Amérique. Le culte du WASP n’a pas de meilleur dieu que le Nouveau Monde, le mythe sans cesse renouvelé de l’Amérique, et le dollar du dérisoire « In God We Trust », immanentisme qui est aux antipodes de la transcendance métaphysique chrétienne pour laquelle, tout au contraire, le Royaume n’est jamais de ce monde…

Messianisme ou millénarisme ? C’est de toutes façons la « destinée manifeste » des États-Unis que d’imposer au monde le bonheur tel que ses maîtres (non le peuple américain, d’ailleurs, qui ne demanderait pas mieux que d’être une nation parmi les nations, mais cette superstructure impériale qu’il est convenu d’appeler Deep State) la conçoivent, le bonheur matériel et la jouissance perpétuelle par la consommation illimitée, la prédation des ressources naturelles, l’uniformisation à l’échelle mondiale des civilisations, des modes de vie et finalement des individus. Cela est censé se nommer « le rêve américain », rêve d’ailleurs le plus bas que l’on puisse concevoir – « les hommes étant ce qu’ils sont », son succès fut donc, hélas ! fort aisé… Certes, ce n’est pas un hasard si c’est aux États-Unis qu’Emmanuel Macron s’est cru autorisé, un malheureux jour, à dauber sur l’histoire de France : servile service rendu à cette superstructure impériale qui compte à travers le monde tant d’affidés (marchands et débrouillards de tous poils, intellectuels de service, politiciens, oligarchies plus ou moins liées entre elles) qu’elle devient une sorte de gouvernement à visée mondiale. M. Macron sait bien que, des nations, de leurs civilisations, de leurs histoires, de leurs âmes mêmes, il faut faire table rase ; et finalement, il le dit tout à l’aise…

Il n’y pas de nouvelle frontière, il n’y a même plus de frontière.

Tabula Rasa : c’est l’obsession logique de tous les progressismes, qui tôt ou tard finissent par tant dévaloriser le passé (ce qu’ils nomment archaïque, si beau mot qu’ils refusent de comprendre, ignorant ainsi le monde et la magnifique diaprure des civilisations qui en fait la grâce) qu’ils en viennent comme naturellement à tout en détruire – quand bien même nomment-ils cela « déconstruire ».

De cette tabula rasa du vieux monde, la « destinée manifeste » qu’invoquaient les protestants puritains du Mayflower (la plupart étaient des fanatiques chassés d’Angleterre pour leur implacable puritanisme), les Indiens furent les premières victimes : victimes d’un génocide dont il ne se connut jamais de plus parfait. Ce fut, pour les conscrits du Nouveau Monde, la première conquête ; de « nouvelle frontière » en « nouvelle frontière », la formidable machine anglo-saxonne provoqua la disparition de nombreux peuples amérindiens, presque tous oubliés et dont les derniers résidus en sont réduits à jouer la comédie dans quelques « réserves » pour touristes. Puis vint, au XIXe siècle, au nom de la sacro-sainte « doctrine Monroe », la conquête par les Anglo-saxons de toutes les Amériques. Il est d’ailleurs significatif que les États-Unis parviennent à dominer si bien tout le continent qu’ils finirent par prendre son nom et être appelés « Amérique » sans que ceux qui utilisent ce mot pour les désigner ne se rendent compte qu’ils avalisent ainsi un scandale : de l’Amérique, depuis le nord (et le Québec, mis en coupe réglée par la Couronne britannique) jusqu’à la Patagonie, les WASP ont tout conquis, ou plutôt, tout absorbé, ce qui est bien pire…

Or, l’esprit de conquête qui fait les Empires condamne ceux-ci à ne s’arrêter jamais, jusqu’à ce que leur propre effondrement s’ensuive tôt ou tard, sous le simple effet du gigantisme. Sous le nom volé « d’Amérique », les États-Unis débarquèrent ensuite en Europe, à la faveur des deux guerres mondiales, conquérants déguisés en sauveurs s’appliquant méticuleusement à substituer leur civilisation à celle de « l’Europe aux anciens parapets » – et finalement, sous le couvert hypocrite mais habile de l’unir, de la placer elle aussi sous contrôle. Restait la Russie : le communisme en fit un ennemi commode, mais, lorsque l’empire soviétique s’effondra dans les années 90 et qu’il ne resta pas grand-chose de la puissance politique russe, Eltsine et les manipulables dignitaires soviétiques reconvertis à la hâte au capitalisme pur et dur s’empressèrent de passer sous la coupe de Washington – une fois encore présentée comme protectrice. Las, la razzia sur les restes des industries et surtout sur les richesses russes (et sibériennes) ne dura pas : en 2000, Poutine vint, qui ne l’entendit pas de cette oreille, redressant l’État – installant finalement une certaine prospérité, qui vit le revenu moyen des russes multiplié par cinq en vingt ans. Et c’est depuis lors d’incessantes provocations que malgré ses propres promesses l’OTAN lance à la Russie, enrôlant de surcroît toute l’Europe contre elle, ce qu’elle fera, ne nous y trompons pas, jusqu’à la destruction de la Russie, et le contrôle de la si précieuse Sibérie (c’était déjà, en 1997, au programme du « Grand échiquier » de l’éternel conseiller Brezinski). Napoléon ne pouvait pas ne pas attaquer la Russie, et vouloir la soumettre, comme Hitler ne pouvait pas ne pas attaquer l’Empire soviétique et vouloir le soumettre : un empire ne s’arrête jamais, il ne le peut pas, ayant aboli toute frontière et l’idée même de limite. Se limiter lui-même, c’est mourir – comme le montra l’Empire romain quand de sages empereurs entreprirent de borner l’Empire devenu trop grand, mais en vain.

Paul-Marie Coûteaux

Directeur de la Rédaction du Nouveau Conservateur

Retrouvez la suite de cette analyse dans le numéro VIII du Nouveau Conservateur.

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