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Comment notre système éducatif a été infiltré par les pédagogies américaines

par Jean-Paul Brighelli, agrégé de lettres, ancien élève de l’Ecole normale supérieure et chroniqueur chez nos confrères de Causeur.

Tout le monde connaît Jean-Paul Brighelli, professeur agrégé de français qui enseigna longtemps dans plusieurs lycées à travers la France, certains dans des quartiers difficiles, expérience dont il tira plusieurs ouvrages, le plus connus étant « La Fabrique du Crétin » (2005), ouvrage de référence dont il vient de publier une seconde version revue et augmentée : « La Fabrique du Crétin, vers l’Apocalypse scolaire » éd. De l’Archipel), dans laquelle il montre que la baisse de niveau concertée dans l’Education nationale n’est pas un dysfonctionnement, mais un projet délibéré où les « pédagogistes » libertaires d’opposition se sont alliés aux libéraux de gouvernement. Mais ce pédagogisme délétère, qui a relégué la France dans les profondeurs des classements internationaux, n’est pas tombé du ciel : l’auteur révèle ici avec une rare lucidité le rôle qu’a joué la fascination française pour le modèle américain, au détriment du modèle latin qui avait fait la gloire de l’Ecole et de l’Université françaises – révélant au passage l’aveuglement de quelques personnalités atlantistes trop connues…

Le grand ancêtre calviniste est Rousseau. Peu importe qu’Emile ou De l’éducation soit le récit d’une relation exclusive d’un précepteur et d’un élève unique : les consignes léguées par le « philosophe de Genève » sont devenues paroles d’évangile. Rousseau a des continuateurs immédiats, Jean-Georges Stuber, Johann Bernhard Basedow ou Jean Frédéric Oberlin, tous les trois pasteurs. Ou cet autre Suisse roman, Henri Roorda, anarchiste qui dénonce dans l’éducation ce qui est selon lui « école de la soumission », et qui au sein de l’école Ferrer de Lausanne développera la « pédagogie active et personnalisée contre la transmission de savoirs chosifiés, une pédagogie de la recherche permanente contre le culte de la mémoire mécanique » ; une pédagogie de l’enthousiasme, comme le résume Philippe Meirieu, un « Cevenol » héritier de ces missionnaires calvinistes, ancien membre des Jeunesses Ouvrières Chrétiennes.

L’aspect « enfants déshérités », handicapés ou petits orphelins pauvres, est tout aussi prégnant. On citera Pestalozzi, Robert Owen, Jean-Marc Itard (celui de Victor, « l’enfant sauvage » qui sera porté à l’écran par François Truffaut), Jean Bosco, Antoine Chevrier ou Ovide Decroly, l’inventeur de la « globalisation » dans l’apprentissage de la lecture, devenue après lui la « méthode globale », où l’on s’intéresse à la phrase en son entier au lieu de déchiffrer les éléments, non signifiants en eux-mêmes, du code. Maria Montessori travaille d’abord avec des enfants « arriérés ». Célestin Freinet s’appuie sur l’inventivité des élèves de milieu rural au lieu de chercher à leur imposer ex cathedra des savoirs savants ; et Makarenko enseigne aux orphelins de la révolution bolchevique. Leurs successeurs appliquent à des élèves ordinaires ce que ces précurseurs avaient pensé pour des enfants très spécifiques pour lesquels l’enseignement classique ne pouvait fonctionner.

Le collège unique, en 1976, qui égalisa vers le bas toutes les performances, appartient à cette esthétique du « moins-disant » et de l’égalitarisme contre l’élitisme républicain hérité de Condorcet.

Vinrent enfin les Anglo-Saxons, dans la lignée du philosophe John Dewey, qui joue aux Etats-Unis le rôle de Rousseau en Europe. Héritier de l’empirisme de Locke, il veut mettre l’enfant « en situation », et recentrer les programmes sur des occupations humaines qui font sens, du moins pour lui. Le trait commun à ces trois filières est leur caractère a-historique – notamment la filière américaine. L’enseignement français, au Secondaire, se partageait entre classes « modernes » (i.e. sans latin) et classiques, où la langue de Cicéron était étudiée dès la Sixième, celle de Démosthène en Quatrième. Voie royale détrônée par la spécialité Maths/Sciences au début des années 1970. L’apprentissage du français était diachronique, bâti sur les étymologies et l’histoire de la langue. De la même façon que les pasteurs protestants construisaient leur école comme contre-modèle de l’enseignement jésuite qui régnait alors en maître, les « modernes » enseignèrent une langue en synchronie : d’où leur enthousiasme, au cours des années 1960, quand le structuralisme et la linguistique générative de Chomsky leur offrirent une théorie grammaticale dégagée du modèle latin.

Années 50 : accueil enthousiaste des pédagogies américaines

Ce qui est vrai pour la langue l’est tout autant pour la littérature. « Nanos gigantium umeris insidentes » disait Bernard de Chartres au XIIe siècle « nous sommes des nains juchés sur les épaules des géants » ; nous ne pouvons penser que par référence aux beaux modèles de la tradition. De cette croyance sont sorties les anthologies littéraires, la pratique de la récitation et du par cœur, ou la prédominance, très longtemps, dans les exercices de rédaction, des « à la manière de » : La Bruyère a fourni d’innombrables sujets d’imitation, tout comme en peinture on recopiait les œuvres des Anciens. Les pédagogistes ont qualifié de psittacisme la pratique du par cœur, et la messe a été dite. Cette approche ne peut se comprendre que dans de « vieux pays » disposant d’une grande histoire – hantise des reconstructeurs européens et européanistes après 1945. Les manuels d’Ernest Lavisse ou de Mallet & Isaac ancraient dans les mémoires fraîches des élèves les grands événements qui firent la France. Les acquis universitaires de l’Ecole des Annales, transposés dans les programmes du Primaire au début des années 1970, ont supprimé cette chronologie de l’histoire nationale au profit d’études en synchronie : Montaillou, village occitan, le livre d’Emmanuel Le Roy Ladurie (1975), donna du grain à moudre aux pédagogues que l’étude des Croisades ou de la Guerre de 100 ans rebutait. Les pédagogues formés à l’école calviniste ont coïncidé avec des politiques formés à l’école trotskiste, Lionel Jospin ou Jean-Luc Mélenchon. L’internationalisme œuvre contre les frontières et déracine les individus, compris désormais comme des entités coupées de toute généalogie – à l’exclusion de leur appartenance communautaire…

D’où l’accueil enthousiaste, en pleine Guerre froide, des pédagogies américaines. Les États-Unis ont une histoire courte, qui ne remonte guère qu’à la Déclaration d’indépendance de 1776. Les Pères fondateurs, renforcés par la stature monumentale de Lincoln, suffisent à ériger un socle pour les collégiens américains. Et la déclaration de 1776 (« Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont dotés par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur ») est la base du bonheur érigé en principe : ne pas oublier que c’est un disciple de Rousseau, Saint-Just, qui en 1793 lança : « Le bonheur est une idée neuve en Europe » – comparaison implicite avec ces Etats-Unis nouvellement créés.

Cette recherche du bonheur immédiat – alors que la pédagogie jésuite classique reposait sur le principe d’un bonheur sans cesse différé – a généré les pédagogies de la « réussite pour tous », de la non-stigmatisation, d’un système d’évaluation qui après avoir été à base 5 (de A à E) s’est aujourd’hui limitée à une base 3 — de A à C. La disparition des notes chiffrées dans le Primaire français (et désormais en Sixième) découle en droite ligne du modèle américain. Najat Vallaud-Belkacem a institué en système ce mode d’évaluation compréhensif et complaisant. Il venait compléter une reformulation des programmes visant à développer des compétences bien plus que des savoirs, une politique du « socle » décidée lorsque François Fillon était rue de Grenelle, conformément aux décisions du Protocole de Lisbonne (1999-2000). Gauche et Droite se partagent équitablement la responsabilité dans les métamorphoses de l’Ecole française, parce que les uns et les autres se plient à un modèle libéral venu d’outre-Atlantique, et relayé alors par l’Union européenne, notamment le Président très atlantiste de la Commission Européenne, José Barroso.

Retrouvez la suite de cette analyse de Jean-Paul Brighelli dans le VIIIème numéro du Nouveau Conservateur.

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