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Paul Valéry, première lettre de La Crise de l’Esprit

par Paul Valéry (1871-1945), La Crise de l’esprit (1919)

Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.

Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées ; avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.

Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les oeuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les oeuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux.

Ce n’est pas tout. La brûlante leçon est plus complète encore. Il n’a pas suffi à notre génération d’apprendre par sa propre expérience comment les plus belles choses et les plus antiques, et les plus formidables et les mieux ordonnées sont périssables par accident ; elle a vu, dans l’ordre de la pensée, du sens commun, et du sentiment, se produire des phénomènes extraordinaires, des réalisations brusques de paradoxes, des déceptions brutales de l’évidence.

Je n’en citerai qu’un exemple : les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices. Nous avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses, adaptés à d’épouvantables desseins.

Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ?

Ainsi la Persépolis spirituelle n’est pas moins ravagée que la Suse matérielle. Tout ne s’est pas perdu, mais tout s’est senti périr.

Un frisson extraordinaire a couru la moelle de l’Europe. Elle a senti, par tous ses noyaux pensants, qu’elle ne se reconnaissait plus, qu’elle cessait de se ressembler, qu’elle allait perdre conscience — une conscience acquise par des siècles de malheurs supportables, par des milliers d’hommes du premier ordre, par des chances géographiques, ethniques, historiques innombrables.

Alors, — comme pour une défense désespérée de son être et de son avoir physiologiques, toute sa mémoire lui est revenue confusément. Ses grands hommes et ses grands livres lui sont remontés pêle-mêle. Jamais on n’a tant lu, ni si passionnément que pendant la guerre: demandez aux libraires. Jamais on n’a tant prié, ni si profondément : demandez aux prêtres. On a évoqué tous les sauveurs, les fondateurs, les protecteurs, les martyrs, les héros, les pères des patries, les saintes héroïnes, les poètes nationaux…

Et dans le même désordre mental, à l’appel de la même angoisse, l’Europe cultivée a subi la reviviscence rapide de ses innombrables pensées : dogmes, philosophies, idéaux hétérogènes ; les trois cents manières d’expliquer le Monde, les mille et une nuances du christianisme, les deux douzaines de positivismes : tout le spectre de la lumière intellectuelle a étalé ses couleurs incompatibles, éclairant d’une étrange lueur contradictoire l’agonie de l’âme européenne. Tandis que les inventeurs cherchaient fiévreusement dans leurs images, dans les annales des guerres d’autrefois, les moyens de se défaire des fils de fer barbelés, de déjouer les sous-marins ou de paralyser les vols des avions, l’âme invoquait à la fois toutes les puissances transcendantes, prononçait toutes les incantations qu’elle savait, considérait sérieusement les plus bizarres prophéties ; elle se cherchait des refuges, des indices, des consolations dans le registre entier des souvenirs, des actes antérieurs, des attitudes ancestrales. Et ce sont là les produits connus de l’anxiété, les entreprises désordonnées du cerveau qui court du réel au cauchemar et retourne du cauchemar au réel, affolé comme le rat tombé dans la trappe…

La crise militaire est peut-être finie. La crise économique est visible dans toute sa force ; mais la crise intellectuelle, plus subtile, et qui, par sa nature même, prend les apparences les plus trompeuses (puisqu’elle se passe dans le royaume même de la dissimulation), cette crise laisse difficilement saisir son véritable point, sa phase.

Personne ne peut dire ce qui demain sera mort ou vivant en littérature, en philosophie, en esthétique. Nul ne sait encore quelles idées et quels modes d’expression seront inscrits sur la liste des pertes, quelles nouveautés seront proclamées.

L’espoir, certes, demeure et chante à demi-voix :

Et cum vorandi vicerit libidinem

Late triumphet imperator spiritus

Mais l’espoir n’est que la méfiance de l’être à l’égard des prévisions précises de son esprit. Il suggère que toute conclusion défavorable à l’être doit être une erreur de son esprit. Les faits, pourtant, sont clairs et impitoyables. Il y a des milliers de jeunes écrivains et de jeunes artistes qui sont morts. Il y a l’illusion perdue d’une culture européenne et la démonstration de l’impuissance de la connaissance à sauver quoi que ce soit ; il y a la science, atteinte mortellement dans ses ambitions morales, et comme déshonorée par la cruauté de ses applications ; il y a l’idéalisme, difficilement vainqueur, profondément meurtri, responsable de ses rêves ; le réalisme déçu, battu, accablé de crimes et de fautes ; la convoitise et le renoncement également bafoués ; les croyances confondues dans les camps, croix contre croix, croissant contre croissant ; il y a les sceptiques eux-mêmes désarçonnés par des événements si soudains, si violents, si émouvants, et qui jouent avec nos pensées comme le chat avec la souris, — les sceptiques perdent leurs doutes, les retrouvent, les reperdent, et ne savent plus se servir des mouvements de leur esprit.

L’oscillation du navire a été si forte que les lampes les mieux suspendues se sont à la fin renversées.

Ce qui donne à la crise de l’esprit sa profondeur et sa gravité, c’est l’état dans lequel elle a trouvé le patient.

Je n’ai ni le temps ni la puissance de définir l’état intellectuel de l’Europe en 1914. Et qui oserait tracer un tableau de cet état ? Le sujet est immense ; il demande des connaissances de tous les ordres, une information infinie. Lorsqu’il s’agit, d’ailleurs, d’un ensemble aussi complexe, la difficulté de reconstituer le passé, même le plus récent, est toute comparable à la difficulté de construire l’avenir, même le plus proche ; ou plutôt, c’est la même difficulté. Le prophète est dans le même sac que l’historien. Laissons-les-y.

Mais je n’ai besoin maintenant que du souvenir vague et général de ce qui se pensait à la veille de la guerre, des recherches qui se poursuivaient, des œuvres qui se publiaient.

Si donc je fais abstraction de tout détail, et si je me borne à l’impression rapide, et à ce total naturel que donne une perception instantanée, je ne vois — rien ! — Rien, quoique ce fût un rien infiniment riche.

Les physiciens nous enseignent que dans un four porté à l’incandescence, si notre œil pouvait subsister, il ne verrait — rien. Aucune inégalité lumineuse ne demeure et ne distingue les points de l’espace. Cette formidable énergie enfermée aboutit à l’invisibilité, à l’égalité insensible. Or, une égalité de cette espèce n’est autre chose que le désordre à l’état parfait.

Et de quoi était fait ce désordre de notre Europe mentale ? — De la libre coexistence dans tous les esprits cultivés des idées les plus dissemblables, des principes de vie et de connaissance les plus opposés. C’est là ce qui caractérise une époque moderne.

Je ne déteste pas de généraliser la notion de moderne, et de donner ce nom à certain mode d’existence, au lieu d’en faire un pur synonyme de contemporain. Il y a dans l’histoire des moments et des lieux où nous pourrions nous introduire, nous modernes, sans troubler excessivement l’harmonie de ces temps-là, et sans y paraître des objets infiniment curieux, infiniment visibles, des êtres choquants, dissonants, inassimilables. Où notre entrée ferait le moins de sensation, là nous sommes presque chez nous. Il est clair que la Rome de Trajan, et que l’Alexandrie des Ptolémées nous absorberaient plus facilement que bien des localités moins reculées dans le temps, mais plus spécialisées dans un seul type de mœurs et entièrement consacrées à une seule race, à une seule culture et à un seul système de vie.

Eh bien! l’Europe de 1914 était peut-être arrivée à la limite de ce modernisme. Chaque cerveau d’un certain rang était un carrefour pour toutes les races de l’opinion ; tout penseur, une exposition universelle de pensées. Il y avait des œuvres de l’esprit dont la richesse en contrastes et en impulsions contradictoires faisait penser aux effets d’éclairage insensé des capitales de ce temps-là : les yeux brûlent et s’ennuient… Combien de matériaux, combien de travaux, de calculs, de siècles spoliés, combien de vies hétérogènes additionnées a-t-il fallu pour que ce carnaval fût possible et fût intronisé comme forme de la suprême sagesse et triomphe de l’humanité ?

Dans tel livre de cette époque — et non des plus médiocres — on trouve, sans aucun effort : — une influence des ballets russes, — un peu du style sombre de Pascal, — beaucoup d’impressions du type Goncourt, quelque chose de Nietzsche, — quelque chose de Rimbaud, — certains effets dus à la fréquentation des peintres, et parfois le ton des publications scientifiques, — le tout parfumé d’un je ne sais quoi de britannique difficile à doser !… Observons, en passant, que dans chacun des composants de cette mixture, on trouverait bien d’autres corps. Inutile de les rechercher : ce serait répéter ce que je viens de dire sur le modernisme, et faire toute l’histoire mentale de l’Europe.

Maintenant, sur une immense terrasse d’Elsinore, qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux granits d’Alsace, — l’Hamlet européen regarde des millions de spectres.

Mais il est un Hamlet intellectuel. Il médite sur la vie et la mort des vérités. Il a pour fantômes tous les objets de nos controverses ; il a pour remords tous les titres de notre gloire ; il est accablé sous le poids des découvertes, des connaissances, incapable de se reprendre à cette activité illimitée. Il songe à l’ennui de recommencer le passé, à la folie de vouloir innover toujours. Il chancelle entre les deux abîmes, car deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre.

S’il saisit un crâne, c’est un crâne illustre. — Whose was it ? — Celui-ci fut Lionardo. Il inventa l’homme volant, mais l’homme volant n’a pas précisément servi les intentions de l’inventeur : nous savons que l’homme volant monté sur son grand cygne (il grande uccello sopra del dosso del suo magnio cecero) a, de nos jours, d’autres emplois que d’aller prendre de la neige à la cime des monts pour la jeter, pendant les jours de chaleur, sur le pavé des villes… Et cet autre crâne est celui de Leibniz qui rêva de la paix universelle. Et celui-ci fut Kant, Kant qui genuit Hegel, qui genuit Marx, qui genuit…

Hamlet ne sait trop que faire de tous ces crânes. Mais s’il les abandonne !… Va-t-il cesser d’être lui-même ? Son esprit affreusement clairvoyant contemple le passage de la guerre à la paix. Ce passage est plus obscur, plus dangereux que le passage de la paix à la guerre ; tous les peuples en sont troublés. « Et Moi, se dit-il, moi, l’intellect européen, que vais-je devenir ?… Et qu’est-ce que la paix ? La paix est peut-être, l’état de choses dans lequel l’hostilité naturelle des hommes entre eux se manifeste par des créations, au lieu de se traduire par des destructions comme fait la guerre. C’est le temps d’une concurrence créatrice, et de la lutte des productions. Mais Moi, ne suis-je pas fatigué de produire ? N’ai-je pas épuisé le désir des tentatives extrêmes et n’ai-je pas abusé des savants mélanges ? Faut-il laisser de côté mes devoirs difficiles et mes ambitions transcendantes ? Dois-je suivre le mouvement et faire comme Polonius, qui dirige maintenant un grand journal ? comme Laertes qui est quelque part dans l’aviation ? comme Rosenkrantz, qui fait je ne sais quoi sous un nom russe ? Adieu, fantômes ! Le monde n’a plus besoin de vous. Ni de moi. Le monde qui baptise du nom de progrès sa tendance à une précision fatale, cherche à unir aux bienfaits de la vie les avantages de la mort. Une certaine confusion règne encore, mais encore un peu de temps et tout s’éclaircira ; nous verrons enfin apparaître le miracle d’une société animale, une parfaite et définitive fourmilière. »

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