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Démocratie postmoderne ou théâtrocratie ?

Entretien avec Michel Maffesoli, professeur des universités, membre de l’Institut Universitaire de France.

Michel Maffesoli occupe une place à part, extrêmement originale et féconde, dans le tableau intellectuel français ; cet universitaire de renom international (plusieurs de ses ouvrages ont été traduits en une dizaines de langues, dont le coréen, le grec, le portugais, le danois…), professeur honoris causa de nombreuses universités étrangères (Braga, Bucarest, Mexico aussi bien que l’Université pontificale de Rio de Janeiro), fut à Strasbourg l’élève puis l’assistant de Julien Freund, avant d’enseigner pendant plus de 40 ans la sociologie à Paris V – René Descartes où il « fit école », renouvelant largement une discipline que monopolisait une coterie idéologique dont le positivisme désuet se perdait dans l’ennuyeux conformisme « anti-bourgeois » à la Bourdieu -et autres figures ânonnantes d’une élite en déshérence. Dans la ligne d’un autre de ses maîtres, Gilbert Durand, lui-même disciple de Gaston Bachelard, Maffesoli opte pour une approche phénoménologique (« j’écris ce que je vois ») qui n’écarte aucun domaine (c’est ainsi qu’il analyse le phénomène des rave parties) à quoi son érudition encyclopédique lui permit d‘ajouter une approche épistémologique recourant souvent à la philosophie, à l’histoire et à la psychologie sociale (dans la suite de Sigmund Freud et Carl Jung, il insiste sur l’importance de l’imaginaire dans les phénomène sociaux), non sans une certaine subjectivité qui lui fait dire que la sociologie « n’est pas une science mais une connaissance » – la connaissance curieuse et sans tabou des multiples aspects de cette époque qu’il nomme « post[1]modernité », l’un de ses thèmes – il cherche un autre qualificatif pour la nommer : pourquoi pas, avec Ellul, la « société technicienne » ? Tant de liberté d’esprit ne pouvait aller sans de violentes réactions du landernau universitaire parisien, qui multiplia les scandales d’arrière-garde (il fut victime de cabales et de canulards qu’il supporta avec le constant sourire amusé dont il ne se départit jamais et cette curioisté affable qui sont la marque des grands esprits – quitte à se faire nommer par Frédéric Martel, l’un des chiens de garde de l’orthodoxie sociologisante, producteur de l’émission « Soft Power » sur France Culture, d’« intellectuel réactionnaire typique » – il riposta par un petit ouvrage savoureux co-écrit avce sa femme Hélène Strohl, « Les nouveaux bien-pensants ». Le malicieux cévenol triompha de ces cabales, y compris dans l’ordre universitaire (malgré de multiples oppositions, il fut nommé en 2011 membre de l’Institut Universitaire de France, prestigieux empyrée mandarinal), mais aussi dans l’ordre éditorial : citons, parmi plusieurs dizaines d’ouvrages, le fameux Le temps des tribus, dans lequel il décrit et annonce l’archipelisation des sociétés postmodernes, dont le succès national et international fut si grand qu’il fut abondamment plagié – notamment, en 2019, par le sondeur et sociologue de plateau Jérôme Fourquet, auteur d’un L’archipel français qui doit tout à Maffesoli sans pour autant le citer. C’est dire l’acuité d’un regard universel qui a considérablement aéré l’analyse du monde contemporain et ses passionnantes évolutions – une analyse toujours imaginative, infiniment libre et à l’occasion optimiste ; c’est dire aussi la gratitude que nous tenons à lui témoigner pour le beau cadeau qu’il nous offre ici.

À la surface, comment un sociologue (ou un philosophe) peut-il lire les résultats de l’élection présidentielle, pour commencer l’abstention couplée à la croissance des votes blancs ? Que penser de la réélection d’un Président dont la victoire est incontestable, mais la légitimité bien plus faible ? Et que dire de l’effritement des partis traditionnels ?

Hannah Arendt, dont l’œuvre n’est pas négligeable, peut ici nous aider à penser librement, chose de plus en plus délicate compte tenu de ce qu’avec justesse Emile Durkheim a nommé « le conformisme logique » ; elle décrit ce qu’a été l’élaboration au XIXe siècle de l’idéal démocratique. C’est une représentation philosophique, c’est-à-dire un corpus d’idées qui, suscitant une conviction populaire, aboutit par le biais de l’élection à la représentation politique. Le candidat à l’élection a une représentation générale du monde, que l’on pourrait nommer « philosophique », il la partage avec les électeurs qui lui donnent charge de les représenter. C’est ce processus qui semble actuellement saturé. En effet, le développement de l’abstentionnisme, à quoi il convient d’ajouter (ce qui est rarement fait) les non-inscrits sur les listes électorales, sans oublier bien sûr les votes blancs et les votes nuls, toutes choses qui font que l’élu est un minoritaire dans le pays. Il est difficile, dès lors, de parler encore de représentation politique. L’abstention est donc un phénomène structurel et non pas conjoncturel. Cela se voit en particulier par l’effritement voire la disparition des partis traditionnels. Rappelons à cet égard ce que, déjà, dans les années 30, le sociologue Robert Michels (voir son ouvrage Les partis politiques, Flammarion) parlait de la saturation de la « forme Parti ». Très précisément en ce qu’elle avait tendance à devenir oligarchique, et donc totalement déconnectée de la réalité populaire. C’est ce qui fait, pour le dire en des termes plus familiers, que les soi-disant démocrates soient si peu démophiles. On peut penser sans risque de se tromper qu’une telle évolution est appelée à perdurer et la méfiance fondamentale du peuple envers le politique (et vice versa) en est l’expression la plus nette. Cette caractéristique oligarchique des partis politiques est de plus en plus patente. De ce fait, les fondations de « nouveaux partis », comme les accords entre partis, sont essentiellement le fait non pas de militants de base, mais d’hommes et de femmes à la recherche d’une place éligible !

En restant dans l’aspect politique, que peut-on penser de la spectaculaire déroute des droites qui n’auront probablement que quelques dizaines de sièges dans la prochaine Assemblée et de l’étonnante remontada des gauches classiques réunies par la magie de M. Mélenchon – mais peut-être devrais-je vous demander si vous acceptez toujours, comme nous, la dichotomie Droite/Gauche ?

Je tiens à préciser, que de tout temps, dans la tradition wébérienne que j’ai héritée d’un de mes maîtres, Julien Freund, mes analyses ont toujours reposé sur la différence structurelle qui existe, pour reprendre le titre d’un livre de Max Weber, entre Le savant et le politique. Il est important de souligner cela, et lassant d’observer que nombre d’universitaires, en particulier les sociologues, confondent les deux registres et font des analyses non pas en tant qu’intellectuels, mais en tant que militants. Cela dit, il est en effet intéressant de noter l’étonnante faillite des partis de droite se disant « de gouvernement ». C’est exactement la même chose qu’on observe pour les partis de gauche qui sont obligés de s’allier, au mépris de toutes leurs convictions, sous l’égide d’un tribun, vrai rhéteur maniant l’émotion et une culture de série « b ». Considérant la faillite des partis politiques ou leur saturation, gauche et droites confondues, il est important de souligner que cela est la conséquence de ce que Platon nommait la théâtrocratie. Rappelons que cette « théâtrocratie dépravée » résulte pour lui de la dégénérescence de la démocratie (Les Lois, 701 a). Or il se trouve que la théâtralisation est ce qui remplace la représentation philosophique et donc aboutit à la déperdition de la représentation politique. Plus proche de nous, rappelons que Guy Debord avec sa « société du spectacle » et Jean Baudrillard, parlant du Simulacre avaient d’une manière prémonitoire donné des éléments pour comprendre la déroute des partis politiques en général. La critique, par Blaise Pascal, du « divertissement » s’inscrit dans la même ligne. La déroute de ces partis, le développement de l’abstention, qui n’en est qu’à ses débuts, montre que ce qui est important est de revenir à la souveraineté populaire. Souvenons-nous d’une des formules fondamentales de St Thomas d’Aquin, rappelant que la légitimité du pouvoir s’enracine dans sa proximité avec le peuple : « omnis auctoritas a populo », ou « omnis majestas a populo ». Tout comme les démocrates sont peu démophiles, il est intéressant de noter que ces démocrates parlent toujours de populisme, avec une sorte de dégoût, lorsque le peuple s’exprime. Ce qui se dit ici est bien le mépris dans lequel ils tiennent le peuple, qui est pourtant le fondement de toute démocratie digne de ce nom !

Vous pouvez retrouver la suite de cet entretien de Paul-Marie Coûteaux avec Michel Maffessoli dans le numéro VII du Nouveau Conservateur.

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