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Modernité, dis ton nom !

par Hadrien Péryer

Image : Descartes

Nos lecteurs se souviennent que nous avons engagé une réflexion sur le mot Conservateur : ouverte par Jean-Frédéric Poisson esquissant cinq principes pour une définition du mot (LNC n°2), elle fut poursuivie par Laurence Trochu présentant Le Manifeste du Conservatisme adopté par « Le Mouvement Conservateur » – ex « Sens commun » (LNC n°3), puis par un débat entre Michel Onfray et Jean-Frédéric Poisson (LNC n°4). Nous la poursuivons ici avec la réflexion d’un jeune étudiant en histoire, Hadrien Péyrier, membre des « Jeunes Républicains » et du mouvement « Force républicaine » (créé par François Fillon, actuellement présidé par Bruno Retailleau) ; à ses yeux, la modernité du mot conservateur suppose une mise à distance de… la Modernité, funeste paradigme dans lequel baignent indistinctement, et sans examen, toute pensée et toute politique contemporaines – sans doute depuis la fameuse querelle des universaux, remportée par les modernes.

La politique est une science ardue, où l’on a tôt fait de se perdre si l’on ne voit pas qu’elle est soumise à certaines lois relevant de cet « esprit du temps » dont parlait Chateaubriand. On pourrait dire la même chose de la philosophie, en reprenant les mots de Joseph de Maistre qui la décrivait comme une science épineuse, « à raison même de la difficulté toujours renaissante de discerner ce qu’il y a de stable ou de mobile dans ses éléments ». Pour comprendre et prétendre changer ce qui fait système aujourd’hui dans le monde, il faut accepter deux choses : reconnaître que la Modernité est le socle sur lequel repose toutes les pensées et politiques contemporaines ; reconnaître que cette même Modernité est un principe de mort qui, comme un chancre, s’accroche à ce qui est beau, vrai et grand, et meurt en le détruisant. Voilà notre programme : comprendre ce qu’il y a de stable ou de mobile dans la Modernité, qui nous apparaît toujours entre évidence et obscurité, difficile à saisir, comme un nuage vaporeux, qui se forme en disparaissant.

La grande remise en cause nominaliste

Un auteur bien connu fera office de première cible : l’anglais Guillaume d’Ockham (1285-1347). Que n’a-t-il dit pour abattre les sagesses anciennes ? Il fallut ce théologien franciscain pour déclencher une nouvelle querelle : celle des universaux. Réalisme thomiste contre sophisme ockhamien, voilà tout l’enjeu. Là où saint Thomas d’Aquin conçoit les genres, les espèces, (les « universaux »), comme des réalités, Ockham ne voit que des concepts arbitraires et fluctuants, dépourvus d’existence réelle. Ce qu’il voit d’abord, ce sont des individus. Eux seuls sont réels. L’homme ? Les animaux ? Comment peut-il les considérer, lui qui ne connaît que Paul ou Pierre, tel cheval ou tel chien. Le nominalisme n’est que l’autre nom de l’individualisme, finalement celui d’une négation systématique des essences. Les substances ne sont qu’individuelles, et les concepts ne sont que des mots, de sorte que sans professer de dogmes faux, il tend à en nier de vrais. Le nominalisme ockhamien est une proto-Réforme, le début d’une longue insurrection des raisons individuelles contre la raison générale, d’une substitution des jugements particuliers au jugement commun, qui était alors d’inspiration catholique. La Réforme ne fera que prolonger politiquement, et même institutionnaliser, cet individualisme né rebelle. Rebelle, voilà tout ce que veut être ce philosophe britannique. Il ne se soumet à rien, proteste contre tout, et s’il prétend croire en un livre, c’est qu’un livre ne gêne personne. Qu’importe la vérité, pourvu qu’il proteste. Protestant, voilà tout ce qu’il est. De tous les grands esprits décriés, c’est Joseph de Maistre qui en parle le mieux : « En établissant l’indépendance des jugements, la discussion libre des principes et le mépris des traditions, il sape par la base tous les dogmes nationaux qui sont (…) le palladium des grandes institutions civiles et religieuses. (…) [le protestantisme] est anti-souverain par nature, il est rebelle par essence, il est ennemi mortel de toute raison nationale : partout il lui substitue la raison individuelle ; c’est-à-dire qu’il détruit tout. » Ainsi, chacun sélectionnant ce qui, dans l’ancienne raison unifiée, satisfait son individualité et, disons-le, son orgueil, nous voyons paraître des dizaines de chapelles qui sont autant de sectes, remettant tout en cause du monde connu…

Le nominalisme ne constitue pas le seul fondement de la Modernité. On peut en avancer un autre, la subversion du langage. Notre cher Descartes y prit toute sa part, fournissant la méthode à ses successeurs. La Raison, qui longtemps fut liée à la foi, s’en trouve séparée. La Raison fut grande tant qu’elle reconnaissait avec humilité ses limites, puissante quand elle se concevait comme un outil donné par Dieu à l’homme pour constater cet ordre cosmique et adorer son Créateur. Il était donc nécessaire qu’elle s’avilissât en focalisant sur l’individu toute son attention, et que d’outil de compréhension elle devînt outil de destruction. « Dubito ergo cogito, cogito ergo sum », c’est le doute déconstructeur élevé au rang de pensée. L’on ne comprend rien au rationalisme Moderne tant que l’on ne comprend pas que ce principe cartésien du doute méthodique est une conspiration contre toutes les vérités, toutes les sagesses, tous les savoirs anciennement connus, éprouvés et enseignés. Des disciples, Descartes en a nombre, et à toute époque. Ainsi se lisait en 1978, dans la revue Raison Présente, « assurer la positivité d’un savoir, c’est en souligner la relativité ; c’est l’adosser à une pensée négative et critique » (Alain Lagarde) que Descartes n’aurait pas reniée.

Les déraisons de la Raison

La raison n’est pas seule à être ainsi bafouée, toutes les valeurs le sont. La liberté ? L’on se gardait bien d’en faire un absolu non susceptible de plus ou de moins. Elle est désormais la plus odieuse licence, la plus infâme conspiration contre ce qu’il y a de grand en l’homme, qu’elle rend esclave de ses pulsions et non maître de lui-même. La tolérance ? Sans punir gravement les comportements malsains, tout esprit ordonné se gardait d’en faire la promotion. De principe de non-persécution, la tolérance est devenue principe d’acceptation, et par acceptation j’entends la mise à égalité du bon et du mauvais, du beau et du laid, de la vertu et du vice. Relativisme destructeur.

Nos Modernes ennemis auraient pu arrêter ici le massacre ; mais, comme tout arbre a des fruits, tout principe entraîne des conséquences. L’un des points névralgiques de la Modernité peut être ici esquissé : la division des sphères et leur « extrémisation ». Heureux soit l’ancien monde, habité par cette conscience séculaire qui se traduit dans la transmission, et habité surtout par ce principe d’unité qui est l’essence du catholicisme. Le langage une fois subverti, toute cohabitation devient impossible. Là où la liberté cohabitait avec le souci social, la licence devint libéralisme et le social socialisme. Les frères et sœurs d’hier, devenus individus, s’affrontent et l’homme dissocié de l’Auteur de l’ordre juste attire dans la sphère de son activité des maux proportionnels à la grandeur de son erreur. Si tout est question d’équilibre et de modération, la Modernité se trouve incapable de résoudre les problèmes dont elle est la cause, puisqu’elle est elle-même le principe de radicalisation des sphères qu’elle a divisées.

Que l’on ne s’y trompe pas, le naufrage n’est pas terminé, et les conséquences en sont désastreuses. Les fins esprits du XVIIe et du XVIIIe siècles qui tenaient toutes les réalités pour des mensonges et tous les mensonges pour des réalités ont joué leur rôle. Les différents philosophes ont fait jaillir de nulle part des « contrats sociaux ». C’est là aussi l’un des fruits pourris de la subversion linguistique. Au diable Aristote et saint Thomas d’Aquin, pourvu que soient séparées Nature et Culture ; au diable Jean Bodin, pourvu que soient séparés Pouvoir et Liberté. Ces deux principes furent jetés dans l’arène, à travers ce principe de vases communicants dont les esprits pauvres raffolent. Plus le pouvoir est faible, plus les sujets sont libres : il n’en fallut pas plus pour déclarer la guerre à toute forme de souveraineté. Quant aux spéculations sur la nature de l’homme, fondement des « contrats sociaux », elles sont elles-mêmes œuvre de ce rationalisme cartésien qui consiste à déconstruire toutes les vérités simples pour les refaçonner. « Etrange aveuglement des hommes de notre siècle ! Ils se vantent de leurs lumières, mais ils en ignorent tout, puisqu’ils s’ignorent eux-mêmes. » : Maistre éclaire une fois encore.

On ne peut éclairer le monde en éteignant le Ciel

Mais parlons-en de ces philosophes, de ces proclamées « Lumières » qui ont prétendu éclairer le monde en éteignant le ciel. Jamais nous n’avions vu pareille conjuration des talents contre leur Créateur, et si la Modernité présente un dernier trait distinctif, c’est bien ce caractère révolutionnaire. Nous pourrions dire de ces Modernes gourous ce que Bossuet disait des libertins : « Qu’ont-ils vu, ces rares génies ? Qu’ont-ils vu plus que les autres ? Quelle ignorance est la leur ! Et qu’il serait aisé de les confondre si, faibles et présomptueux, ils ne craignaient d’être instruits ! Car pensent-ils avoir mieux vu les difficultés à cause qu’ils y succombent et que les autres, qui les ont vues, les ont méprisées ? » et l’on pourrait ajouter : croient-ils que parce qu’ils ne voient rien, rien n’existe ?

Si l’on reconnaît l’arbre à ses fruits, nul doute que la Modernité ait de funestes conséquences. Le monde promis, empli de « tolérance », de « liberté » et de « raison », ces « vertus chrétiennes devenues folles » comme écrivait Chesterton, est un mythe. De Raison, il ne reste plus qu’un choix délétère entre irrationalité totale et rationalisme calculateur. De la liberté nous ne voyons plus que son absence manifeste ou sa caricature la plus débridée et la plus vulgaire. Quant à la tolérance, elle nous a mené à un monde où l’on ne se parle plus, et même où l’on se hait pour cause de désaccords. Une dernière fois, soyons bons chrétiens, et sans accepter leurs erreurs nombreuses et manifestes, donnons aux Modernes la chance de se rattraper en leur disant comme Racine : « Alors de vos erreurs voyant les tristes fruits, reconnaissez les coups que vous avez conduits ».

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