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Hollywood contre le cinéma français

par Gilles Brochard

Comme l’écrivait Jean Cau dans « Pourquoi la France ? ». « L’Américain use d’un colonialisme qui ne se mouille pas car il s’avance moralement masqué ». Gros plan sur cette américanisation, qui en quelques générations a changé complètement notre imaginaire. Notre ami Gilles Brochard a lu quelques bons livres, sur ce sujet beaucoup plus central qu’on ne le dit.

Au lendemain de la disparition du cinéaste, auteur de Pierrot le fou et du Mépris, Eric Neuhoff a pu écrire dans Le Figaro (1) : « Chez Godard, les femmes sont faites pour dis-tribuer le New York Herald Tribune en tee-shirt blanc sur les Champs-Elysées. Elles sont mariées, dansent le Madison dans des cafés au son du juke-box, lisent le Petit livre rouge ». Voilà bien le parfum des années 1960 où il était de bon ton d’être subtilement américanisé et de porter aux nues la révolution culturelle du président Mao, oxymore tout à fait assumé par leurs porte-étendard. De la façon de s’habiller à l’écoute des chansons made in USA diffusées sur toutes les ondes, la jeunesse semblait épouser un certain art de penser qui sera relayé d’ailleurs par des cinéastes comme Jean-Luc Godard qui dans A bout de souffle choisit en effet Jean Seberg pour jouer une universitaire venue des Etats-Unis, désireuse d’étudier à la Sorbonne. D’un côté la fascination pour l’Amérique, de l’autre le fantasme des études littéraires à Paris. Sans oublier d’être maoïste…

Il suffit de lire ce qu’exprime avec clairvoyance Michel Marmin, dans La République n’a pas besoin de savants. Ce brillant critique de cinéma, à l’esprit libre, avait du mal à imposer son regard sur le pouvoir et la fascination qu’exerçait alors, dans les années 1970, une grosse machine comme Hollywood. Ayant quitté Valeurs actuelles, le magazine lancé par Raymond Bourgine qui à cette époque affichait clairement «un ancrage atlantiste et un credo libéral», Michel Marmin aimait se faire l’avocat du cinéma indépendant, qu’il soit français ou du tiers-monde, farouche partisan des cinémas de Bresson, Rohmer, Gérard Blain (dont il deviendra le scénariste) et autre Fritz Lang. Une fois repêché par Louis Pauwels au Figaro (il n’avait pas encore lancé Le Figaro Magazine), il pouvait reprendre sa croisade. Cela dura trois ans.

Mon hostilité à Hollywood, que je comprenais par l’intérêt (probablement insuffisant) que je portais au cinéma d’auteur américain indépendant, était bien moins acceptée, malgré le soutien de Pauwels. Les agences de publicité exercèrent des pressions sur le journal pour me faire taire.

Rendant compte du lancement du Festival du cinéma américain à Deauville, à l’automne 1977, Marmin mit alors « violemment en cause une manifestation qui ressemblait beaucoup trop à un hommage servile du colonisé au colonisateur », et accusait « quasiment de trahison Anne d’Ornano, maire UDF de Deauville, pour avoir inauguré le festival en anglais. » Malgré un droit de réponse et certaines pressions exercées sur Robert Hersant, le patron du Figaro, ce dernier ne céda en rien.

Quand Marmin se retrouvera à la tête des éditions Atlas, il fera appel à Philippe de Comes, alias Philippe d’Hugues, critique de cinéma à La Nation française de Pierre Boutang pour collaborer à une vaste entreprise : célébrer le cinéma français depuis les origines du muet. Ce Philippe d’Hugues s’était fait remarquer avec brio dans l’émission « Monsieur Cinéma » animée par Pierre Tchernia et Jacques Rouland. Dans ses Mémoires intempestifs, Ma vie et le cinéma, celui qui eut de grandes responsabilités à la Cinémathèque française, qui fut l’ami d’André Fraigneau et de Bertrand Tavernier, publia un vibrant essai intitulé L’Envahisseur américain : Hollywood contre Billancourt (Favre, 1999). Cependant, dans son très long, trop long parfois, récit d’une vie personnelle et professionnelle, il narre ses actions culturelles auprès, notamment, de François Léotard quand celui-ci fut ministre dans la première cohabitation. Sans rien cacher d’un anti-gaullisme primaire très discutable, Philippe d’Hugues ne cesse de remettre en cause l’obsession de l’argent dans le cinéma français, refusant de voir en cette entreprise culturelle une industrie, oubliant sans doute qu’avant 1959 et la création par Malraux du ministère des Affaires culturelles, cette discipline avait été rattachée au ministère de l’Industrie. Passons.

Enjeux de la soumission américaine

Même si aujourd’hui l’organisation du cinéma français avec son système de redistribution, d’aides et d’accords avec la télévision, reste un exemple en Europe, on comprend ce que Philippe d’Hugues a pu reprocher à l’empire du cinéma américain, loin du cinéma indépendant tel qu’il le célébrait : « Il avait fallu attendre environ 1950 pour prendre réellement pied dans le siècle qui nous avait vu naître pour découvrir l’Amérique. Justement, l’Amérique, c’est elle qui allait donner leurs formes aux décennies à venir, et nous n’y étions pas préparés, ni par des familles ignorantes, ni par des éducateurs vivant sous le regard de l’éternité qui devait constituer, pensaient-ils, notre présent et notre futur. » Il fut l’admirateur d’Elia Kazan, « le seul grand nom d’Hollywood que j’avais plus que rencontré et beaucoup apprécié, surtout quand il me disait tout le mal qu’il pensait des communistes hollywoodiens dont il avait fait partie avant la guerre et pour qui il n’avait plus que mépris et hostilité violente. »

« Avant la guerre de 1939, les Américains avaient insisté pour l’ouverture du marché français aux Américains. Le décret du 18 février 1928, signé par Edouard Herriot, président du Conseil, avait en effet protégé la production française par l’instauration d’un « visa des films ».

Comme le rappelle Jacques Thibau dans son essai La France colonisée : « Avant la guerre de 1939, les Américains avaient insisté pour l’ouverture du marché français aux Américains. Le décret du 18 février 1928, signé par Edouard Herriot, président du Conseil, avait en effet protégé la production française par l’instauration d’un « visa des films ». L’exposé des motifs du décret était précis : « Ce n’est pas seulement l’intérêt du bon ordre et de la moralité publique, celui de la sûreté intérieure et extérieure de l’Etat, mais aussi l’intérêt des moeurs et des traditions nationales qu’il s’agit de sauvegarder. Ce dernier intérêt serait sérieusement compromis si le nombre de films de production étrangère projetés sur les écrans français, qui déjà représentent des 9/10e des spectacles cinématographiques, continuait à croître aux dépens des films français. » Thibau raconte aussi qu’au printemps 1946 eurent lieu à Washington les fameux accords franco-américains signés par Léon Blum et Jean Monnet qui annulaient la dette française au titre du prêt-bail et favorisait ainsi un crédit à la France pour 500 millions de dollars. En contrepartie, le marché français s’ouvrirait aux films américains. Se souvient-on seulement, qu’avant leur signature, le visa avait été accordé à 33 films français et 38 films américains dans l’année 1946 ? Après la signature, les chiffres seront au cours du deuxième semestre 1946 de 47 pour les films français et de 144 pour les films américains. En 1947, au premier semestre, 54 visas pour les films français, 338 pour les films américains. La brèche était ouverte. En guise de réactions aux diverses protestations émanant notamment de la profession.

Léon Blum aura cette réponse : « S’il m’avait fallu sacrifier les intérêts de la corporation cinématographique à l’intérêt général, je n’aurais pas hésité à le faire… Je souligne que cet accord garantit 30 % de la production nationale. »

« Une propagande effrénée en faveur de l’esprit et du goût américains »

Le 21 juin 1946, de retour de Washington, Blum affronte les professionnels du cinéma. Il leur fait comprendre que les Américains auraient fait de ce problème un point essentiel de la négociation et ajoute, pour bien souligner le caractère de contrepartie de l’abandon de la protection du cinéma français. Ainsi, le 5 janvier 1948, l’ensemble des comédiens et des professionnels du cinéma défilent derrière Jean Marais et Madeleine Sologne en guise de protestation et d’alerte. Cependant, rien n’arrêtera plus l’américanisation à outrance. Les salles devront présenter des films français quatre semaines sur treize. Réplique de Louis Jouvet : « Désormais, le public va subir des habitudes étrangères, une atteinte, une transformation dont le préjudice est peut-être beaucoup plus grave que les dommages économiques… altération… irrémédiable et mortelle de notre intégrité nationale, à notre art dramatique, à notre vie spirituelle. » Etienne Gilson écrira dans Le Monde : « Condamner le film français à disparaître, c’est soumettre le public français. On ne verra pas de gaieté de coeur notre peuple absorber des choses pratiquement illimitées de ce stupéfiant ». Comme l’écrit Thibau : « De toute façon, le continent européen ne pouvait pas, à la Libération, ne pas s’ouvrir au cinéma américain. On peut toutefois penser qu’une certaine discipline aurait pu être introduite pour limiter les effets d’une invasion massive ».

Retrouvez la suite de l’article de Gilles Brochard dans le numéro VIII du Nouveau Conservateur.

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