Le Conservateur de la Langue / Jean-Gérard Lapacherie
Nos lecteurs observent sans doute que la forme du passé simple est en train de disparaître du langage courant : on dit « en 2017, les Français ont porté un déséquilibré à la tête de l’Etat » et non « en 2017, les François portèrent un déséquilibré etc. », passé simple qui pourtant se justifierait du fait que l’événement est passé et a définitivement produit ses effets. De même auront-ils observé que, dans ces pages, nous usons du passé simple chaque fois que l’occasion s’en présente, reflexe conservateur qui tient d’un élémentaire « militantisme de la langue », auquel nous les invitons d’ailleurs à s’associer. Jean-Gérard Lapacherie, agrégé de lettres, docteur en linguistique et docteur-ès-lettres, montre ici l’enjeu de ce qui devrait être pour chacun de nous (au même titre que l’usage du subjonctif imparfait ou du point-virgule – pour lesquels Le Nouveau Conservateur nourrit quelques projets), un combat de chaque jour…
Le Figaro du samedi 17 avril 2021 traitait de la disparition du passé simple. Consultés, des linguistes ont confirmé le fait. Le passé simple souffre d’une morphologie scabreuse ; les étranges désinences âmes, ûmes, îmes détonnent parmi d’autres désinences simples et discrètes ; la conjugaison en est malaisée (traire, braire, clore, bruire, etc. au passé simple ?). S’effacent aussi le passé antérieur et les subjonctifs imparfait et plus-que-parfait. Certes, dans les années 1970, les linguistes notaient déjà le phénomène. Il leur suffisait de tendre l’oreille. Ils remarquaient cependant que le passé simple était vivant dans les dialectes du sud de la France – mais ceux-ci, hélas, étaient en voie de disparition. Soit. Mais la thèse des linguistes repose sur la seule observation de l’oral. Dans le récit d’événements, ils jugent que le passé composé, dans quasiment tous les cas, a éliminé le passé simple. Avant l’invention des techniques d’enregistrement sonore, cependant, que peut-on dire de l’emploi du passé simple à l’oral ? Pas grand-chose évidemment, si ce n’est à partir de textes écrits, dont on suppose, mais intuitivement, qu’ils transcrivent plus ou moins fidèlement de l’oral. De fait, il est illusoire de penser qu’au XVIIème siècle, quand nos ancêtres racontaient ce qu’ils avaient fait dans la journée ou dans les journées qui avaient précédé, ou ce dont ils avaient été les témoins, ils employaient le passé composé. La langue française est aussi écrite : c’est même à l’origine une scripta qui ainsi a pu devenir la langue des peuples de France parlant des langues diverses (d’oc, d’oïl, alémaniques, celtes, basques…) et sur laquelle les écrivains, légistes, grammairiens, savants… ont pu agir pour l’amender ou l’illustrer. Voilà pourquoi il faut examiner l’argument tiré de la littérature moderne, celle de Céline et de Camus, qui auraient rompu avec l’art millénaire du récit en racontant au passé composé et au présent des événements passés. « Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. C’est Arthur Ganate qui m’a fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. C’était après le déjeuner. Il veut me parler […] » (Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932). « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile… » (Camus, L’Étranger, 1942). La rupture en est-elle une ? En 1942, Camus raconte L’Étranger au passé composé ; cinq ans plus tard, dans La Peste (1947), il revient au passé simple : « Le matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet et buta sur un rat mort, au milieu du palier. Sur le moment, il écarta la bête sans y prendre garde et descendit l’escalier… ». D’ailleurs, beaucoup de romanciers français du XXème siècle sont restés fidèles au passé simple, comme l’ont été Balzac, Zola, Flaubert, Stendhal… « Ce qui me grisa lorsque je rentrai à Paris, en septembre 1929, ce fut ma liberté… Quand Sartre rentra à Paris au milieu d’octobre, ma nouvelle vie commença vraiment… Nous passâmes les vacances de Pâques à Londres… Nous visitâmes les plus belles villes de l’Italie centrale, nous passâmes deux semaines à Florence… » (Simone de Beauvoir, La force de l’âge, 1960). L’emploi du passé composé par Céline ou Camus n’est pas fondamentalement différent de ce que l’on observe au XVIIème siècle. Dans la scène 2 de l’acte II de Britannicus (1669), Néron raconte comment il est tombé amoureux de Junie, promise à Britannicus : « Cette nuit, je l’ai vue arriver en ces lieux, Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes ! […] Quoi qu’il en soit, ravi d’une si belle vue, J’ai voulu lui parler et ma voix s’est perdue ! ». Les grammairiens classiques justifiaient l’emploi du passé composé ainsi : les événements anciens de plus de vingt-quatre heures se racontent au passé simple ; ceux qui sont plus récents au passé composé. Racine suit cette règle, que Ferdinand Brunot (Histoire de la langue française, III, 2, p. 582) nomme « doctrine de Maupas » : « Le passé simple infère toujours un temps piéça [depuis longtemps] passé et si bien accompli qu’il n’en reste rien à passer. Le passé composé vient en usage, lorsque nous signifions bien une chose passée, mais non si éloignée […] ; le temps reste encore en flux [et] il en reste encore quelque chose à passer ». Les récits modernes, L’Étranger et Voyage au bout de la nuit, ne font que reprendre et étendre cette règle des vingt-quatre heures : le temps reste encore en flux et il reste encore du temps à passer. Certes, ce ne sont pas des textes de théâtre destinés à être dits à haute voix devant un public, mais des romans. Certes, une nouvelle conception de la narration y sous-tend le récit. Le narrateur est un personnage : c’est son histoire qu’il raconte. Le moment de la narration n’est pas différé. Les actions sont racontées au moment où elles s’accomplissent. Chacun a compris que c’était un artifice ou un effet de l’art. Personne ne raconte par écrit une action au moment même où il agit.
Retrouvez la suite de la tribune de Jean-Gérard Lapacherie dans le dernier numéro du Nouveau Conservateur