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Chroniques d’un massacre

Par Jean Gérard Lapacherie

Ce livre est la chronique des neuf mois, de septembre 2021 à juin 2022, qu’a duré le
procès des attentats qui ont eu lieu le vendredi 13 novembre 2015 au Stade de France, au
Bataclan et aux terrasses de restaurants du XIe arrondissement et qui ont fait 130 morts et des
milliers de blessés. Des dizaines de juges, des centaines d’avocats et de témoins ont été
mobilisés pour étudier, devant des centaines de journalistes, plus de cinq cents énormes
dossiers qui, s’ils étaient posés les uns sur les autres, feraient 53 m de haut.
Les faits criminels du 13 novembre 2015 sont racontés dans les dossiers et mis en
scène au tribunal. Le procès a une « architecture » (p. 108). Les juges ont à se prononcer
autant sur les faits que sur la représentation raisonnée qui en est donnée. « [Le procès] est si
long, la matière si abondante qu’on [on eût aimé savoir qui est cet on] a décidé de le diviser en
chapitres comme un roman : personnalité, radicalisation, Syrie, préparation des attentats,
commission des attentats, cavales… » (p. 108). Le magistrat qui préside les débats est le
Monsieur Loyal d’un grand spectacle. Il déclare, pour éviter une interruption de séance, en
anglo-américain (mazette !) que The show must go on (p. 192). Les journalistes, eux aussi,
assistent à un spectacle « aussi addictif qu’une série » (p. 146). Il n’est pas précise si c’est une
série Netflix. A un autre niveau, littéraire si l’on veut, ce spectacle est représenté par la
chronique de 360 pages environ intitulée V 13 pour « Vendredi 13 ». Autrement dit, ce qui
nous est donné à lire est une représentation de représentation de représentation. Quelques
heures d’une réalité sanglante sont médiatisées par les milliers de pages du dossier, par les
neuf mois du procès et par les quelque trois cents pages du livre. Médiatisée, la réalité est
déformée, parfois tordue, interprétée, tirée dans un sens, toujours le même.


Les organisateurs du procès et ceux qui, journalistes ou avocats, s’en font l’écho
comparent ce procès à celui que les vainqueurs de 1945 ont intenté à 24 dirigeants du IIIe
Reich, une fois la défaite consommée, et qui s’est tenu à Nuremberg, berceau du socialisme
national allemand, pendant un peu plus de neuf mois (de la fin novembre 1945 à la fin
septembre 1946), soit, à peu de jours près, la durée du procès de Paris. Or, ces deux procès
n’ont rien d’autre en commun que la durée. Le premier sanctionnait une guerre meurtrière et la
responsabilité de près de cinquante millions de morts ; au cours du second, il n’a pas été fait

état de guerre, ni d’opérations militaires, mais de terrorisme ou d’attentats. A Nuremberg ont
comparu les responsables d’une guerre mondiale ; à Paris, des seconds couteaux ou des bras
cassés. Pourtant, les organisateurs ont voulu que ce procès soit assez exemplaire pour
s’inscrire dans l’Histoire (p. 12) : il est censé façonner la mémoire collective d’un peuple ou
écrire un « récit collectif » (p. 144) ou valoir pour une psychothérapie (p. 101), ce qui est une
manière de réhabiliter la catharsis (« purgation-purification » des passions, mauvaises ou
tristes) que Sophocle ou Eschyle suscitaient par leurs tragédies. Les ambitions de ce procès
dépassent le cadre pénal. Est évoqué le procès que les Israéliens ont intenté à Eichmann (p.
101). Ce procès est, officiellement, celui du terrorisme, mais on a jugé des accusés. Le chef
d’accusation n’est pas meurtre ou assassinat (aucun des accusés n’ayant tué), mais association
de malfaiteurs terroristes (AMT). Or, le terrorisme, historiquement, est tout autre chose. Les
Français, en 1793-1794, l’ont inventé, quand des gouvernants de rencontre ont utilisé la force
pour terrifier le peuple et le contraindre à avaliser leur politique. Les communistes, partout où
ils ont exercé le pouvoir, ont abusé de la terreur pendant de longues années. Abdeslam et ses
complices n’ont terrifié personne, sinon les Yézidis ou les chrétiens de Raqqa ou de Mossoul.
Mais ils ne sont pas jugés pour cela. L’accusation de terrorisme occulte la réalité, qui est
révélée ici ou là lors du procès et dans la chronique de Carrère. Abdeslam est le survivant du
commando qui a tué 130 êtres humains. Or, commando, terme militaire, désigne un « corps
franc régulier, placé sous un commandement unique, pourvu d’un armement particulier, et
spécialement entraîné aux coups de main, aux actions rapides, destructions, enlèvements, etc.,
sur les défenses de l’ennemi ou en profondeur dans son territoire » (Dictionnaire de
l’Académie française, 9e édition). Interrogé, Abdeslam répond par « le sobre et grandiose
Credo de l’islam » (p. 23). Carrère ne précise pas s’il l’a dit en arabe ou en français, car la
version en français est fautive, Mahomet n’étant pas désigné dans la shahada comme prophète
(nabi), mais comme messager ou envoyé (rasoul) d’Allah – ce qui n’est pas la même chose.
De Carrère, l’erreur est sans conséquence ; d’Abdeslam, elle témoigne d’une ignorance
fondamentale. Puis, celui-ci décline sa profession : « combattant de l’État islamique » (p. 23).
Il dit ce qu’il est, ce qu’il fait, ce qui le définit. Le président refuse cette vérité : « non,
répond-il, lisant le dossier, je vois intérimaire ». Il ne veut pas dire combattant intérimaire,
mais employé d’une société d’intérim.

Le procès n’a pas porté sur des faits de guerre, bien qu’il soit question de commando,
de soldats du califat, d’armes de guerre. Tout est fait pour que personne ne sache que, sur le
territoire de la France, se déchaîne une guerre sans merci : on invoque les fétiches, dont « le
respect scrupuleux de la norme de droit »


Le procès n’a pas porté sur des faits de guerre, bien qu’il soit question de commando,
de soldats du califat, d’armes de guerre. Tout est fait pour que personne ne sache que, sur le
territoire de la France, se déchaîne une guerre sans merci : on invoque les fétiches, dont « le
respect scrupuleux de la norme de droit » (p. 95) ou la « mutation pathologique de l’islam »
(p. 201), sans que soit jamais démontrée l’existence d’une mutation. La France croit que
personne ne lui fait la guerre et sans doute aussi qu’elle est sortie de l’Histoire. En tout cas,
elle ne veut plus entendre parler de guerre, sinon loin, lors de ces euphémiques opérations
extérieures ou OPEX. Ce procès n’est même pas (p. 107) le « procès du terrorisme », mais le
« procès des accusés », c’est-à-dire de fumeurs de haschich, délinquants à demi débiles et
amateurs d’anachid ou rap islamique.


Voilà les faits, tels qu’ils sont représentés lors du procès. Voici la représentation que
Carrère en donne à un deuxième ou à un troisième niveau. Carrère connaît Molenbeck, où se
sont formés les combattants de l’État islamique. En 2021 ou en 2020, il a consacré un
reportage à des artistes qui ont transformé l’ancienne biscuiterie du quartier en espace de
coworking, persuadés que Molenbeck, dont 95% des habitants sont musulmans, est la matrice
de la nouvelle Europe multiculturelle qui les met en transe. En 1969, le gouvernement belge a
abandonné Molenbeck à l’Arabie saoudite et à ses imams wahhabites. Carrère est très
favorable aux clandestins : « ces gosses » (p. 198), selon le joli mot d’une amie très
compatissante de Carrère dont la fille a été tuée à la terrasse d’un restaurant. En août 2016, sur
l’île de Léros, il a « animé » un « atelier d’écriture » (au calame, pas à la kalach, semble-t-il) à

l’intention des Syriens qui avaient traversé la mer Égée pour accéder en Europe : « Ces
garçons m’ont impressionné par leur courage, leur maturité » (p. 189). Il a même fait de l’un
d’eux le héros de Yoga (2020). Or, sept ou huit des soldats du commando sont entrés en
Europe avec les clandestins de Mme Merkel et ont été choyés par l’Union Européenne.
Carrère a beaucoup plus de compassion pour eux que pour leurs victimes. Il se mue en expert
ès-statistiques pour évaluer à 2,2 le nombre de victimes pour un million d’habitants (p. 94).
Ces chiffres magiques prouvent que les Français ont peu de chances d’être victimes d’un
attentat. Oui, il a bien écrit peu de chances. Ou bien, il connaît mal le français, sa mère, qui
est académicienne, ne lui ayant pas enseigné ce qui distingue une chance d’un risque ; ou bien,
son intention est d’atténuer la gravité des massacres. D’ailleurs, il juge (p. 85) que les
suprématistes, blancs évidemment et qui ne sont pas musulmans, sont une menace plus aiguë
pour les Français que l’islam. Le seul regret qu’exprime Abdeslam est qu’il y ait eu des
musulmans parmi les victimes. Carrère n’est pas loin de partager ce regret. Pour lui, le
migrant, parti de Tunisie et accueilli à Lampedusa comme un héros de l’Odyssée pour tuer 86
innocents à Nice, n’est pas musulman, ni soldat du califat : c’est simplement un taré (p. 142).
En revanche, le père d’une jeune femme assassinée au Bataclan est décrit comme un sale type,
puant et laid, parce qu’il aurait aimé que l’État (le français, pas l’islamique) fasse la guerre à
ceux qui font la guerre à la France. La honte n’accable pas le père du soldat Amimour. Au lieu
de retourner avec sa famille en Algérie, son pays, il « se sent victime » : il est vivant, bien
portant, prospère, il est même allé en Syrie pour saluer, prétend-il, son fils chéri, qui, quelques
mois plus tard, a tué dans la fosse du Bataclan une trentaine ou plus de jeunes femmes.
Carrère se déclare favorable (pp. 178-182) au retour en France des djihadistes qui, en Syrie et
en Irak, devraient répondre des crimes de guerre et contre l’humanité (esclavage, racisme,
tueries) qu’ils ont commis à l’encontre des Yézidis ou des chrétiens. Dans les procès, écrit-il
pour justifier ses préférences, « ce sont les coupables qui fascinent [les chroniqueurs
judiciaires]… et dont on cherche à comprendre la personnalité » (p. 199). Le ministre Valls,
quant à lui, n’a pas commis l’irréparable. Cela n’empêche pas qu’il soit tenu pour la Bête
immonde, parce qu’il a ou aurait déclaré (p. 200) : « comprendre, c’est déjà excuser » – ce à
quoi se résume l’entreprise de Carrère.


Ceux qui ne sont pas excusés en revanche, ni compris d’ailleurs, ce sont les policiers
du RAID qui ont assiégé l’immeuble de la rue du Corbillon à Saint-Denis, où s’étaient réfugiés
trois soldats du djihad, armés de ceintures d’explosifs. Ces citoyens français ne sont plus des
policiers, mais des ninjas, terme méprisant dont les affublent les soldats de l’islam. « Au
matin, l’immeuble faisait penser, à l’époque, on disait à Grozny, aujourd’hui on dirait à
Marioupol » (255). Autrement dit, pour Carrère, des policiers au service d’un pays
démocratique et encore (un peu) souverain ne sont pas différents des soudards avinés et
drogués qui ont réduit à coups de bombes et de missiles des villes de plusieurs centaines de
milliers d’habitants en tas de ruines. Plus, il ne peut s’empêcher de qualifier de « justice de
classe » (p. 257) le procès fait aux combattants de l’islam, invoquant le Code pénal « inventé
pour empêcher les pauvres de voler les riches » et le Code civil « pour permettre aux riches de
voler les pauvres » (p. 322). Voilà Abdeslam et ses complices innocentés. La conclusion de
Carrère, à savoir « on a cherché à lire le livre tout entier » (p. 350), répond à une injonction
adressée par Abdeslam à ses juges : en jugeant, « vous ne lisez que la fin de l’histoire ».
Carrère s’est plié à l’injonction. Il a tout lu avec beaucoup de bienveillance.
La vieillesse est un naufrage, croyait De Gaulle. Il semble que Carrère, à peine la
cinquantaine passée, soit déjà un vieillard.

Emmanuel Carrère, V13, Chronique judiciaire, P.O.L., 2022

Jean Gérard Lapacherie

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