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Alain Juillet : « Nos politiciens sont rarement des géopoliticiens »

Grand entretien avec M. Alain Juillet, ancien directeur du renseignement

Propos recueillis par Paul-Marie Coûteaux

Nombre de hauts fonctionnaires qui ont tiré de précieux enseignements de leurs fonctions nationales ou internationales les enfouissent et se taisent, même quand ils condamnent les orientations actuelles de notre pays – en faisant semblant de penser que le silence est leur devoir. Alain Juillet est d’une autre trempe, servant son pays avec une belle intrépidité. Il a certes de qui tenir : son grand père fut directeur de cabinet d’André Tardieu, son père Préfet et diplomate, son oncle, Pierre Juillet, gaulliste flamboyant ayant été, avec Marie-France Garaud, l’un des plus influents conseillers de Georges Pompidou, puis du Jacques Chirac première manière. Alain Juillet commença lui-même sa carrière comme officier parachutiste dans le service Action du SDECE (ancêtre de l’actuelle DGSE) mais ce n’est que bien plus tard qu’il y devint directeur du renseignement, l’une des fonctions les plus délicates de la République. Entre temps, ayant acquis une solide formation commerciale, il dirigea plusieurs entreprises françaises et étrangères (Ricard, Suchard, qu’il redressa…), responsabilités privées qui furent le plus souvent des « couvertures » – en fait, il n’abandonna jamais le Renseignement. C’est naturellement à lui que revint de mettre en place, au SGDN (Secrétariat général de la défense nationale), la fonction de Haut responsable chargé de l’intelligence économique (HRIE) suggérée par le célèbre Rapport Carayon. Depuis 2009, sa retraite est à son image : intrépide. Entre autres fonctions, citons la direction de la revue « Sécurité et Stratégie » publiée par la Documentation française (www.cdse.fr), des fonctions de conseil au Conseil Économique de Défense, à l’Institut des hautes Études de sciences & technologies, ou au Conseil de surveillance de grandes entreprises françaises, s’ajoutant à de régulières interventions publiques (notamment sur Russia Today), dont on trouvera des échos sur « la toile ». C’est un homme très étonnant que nous avons rencontré…

Vous avez comparé le retrait des troupes états-uniennes d’Afghanistan à la chute de l’Empire romain. Est-ce un repli universel, ou Washington ne fait-il pas que reculer ? On ne voit guère semblable désengagement en Europe de l’Ouest (à laquelle Washington vient de proposer de « s’unir » dans un commun « Conseil Transatlantique du Commerce et de la Technologie » pour contrer la progression chinoise dans les technologies de pointe – effort auquel les E-U entendent consacrer 250 milliards et l’UE quelques millions. Même chose dans le Pacifique : il ne semble pas que les E-U se désengagent partout…

Votre question appelle plusieurs réponses qui se croisent et se complètent. Les Etats-Unis sont la plus grande puissance militaire et économique du monde avec un budget de défense qui est trois fois supérieur à celui de la Chine et plus de dix fois à celui de la Russie. Pourtant, ils ne savent plus gagner une guerre depuis 70 ans. Chaque fois cela se termine par un retrait sans gloire, ou une défaite. Cela tient sans doute au fait qu’ils sont d’excellents attaquants par l’utilisation d’une débauche de moyens qui surclassent l’adversaire mais qu’ils sont très mauvais au niveau des hommes, et dans le temps long, quand il faut occuper le terrain, car ils ont beaucoup de mal à adapter leur modèle et leur comportement aux réalités locales et à l’environnement culturel. Les pays occidentaux sont confrontés à une réalité connue depuis l’Antiquité chez les peuples ayant un haut niveau de vie : la mort ne fait plus partie de leur quotidien. C’est pourquoi on ne supporte pas que les soldats, dont le sacrifice est pourtant la grandeur du métier, se fassent tuer sur les théâtres d’opérations extérieures. Peu à peu, la pression populaire et médiatique pousse les gouvernants à arrêter la guerre ou à la déléguer à des mercenaires, soldats étrangers ou sociétés militaires privées, qui font la guerre par substitution, et moins efficacement. On se bat toujours moins bien pour de l’argent que pour un idéal et des valeurs s’appuyant sur un objectif clair et motivant. L’étude de l’histoire montre que c’est toujours le début de la fin des empires. L’Amérique est une nation messianique qui pense qu’elle apporte au monde sa démocratie idéale avec l’aide de Dieu. C’est la grande différence avec la France qui pense que le monde lui doit beaucoup au niveau des idées et de la culture mais renie ses racines chrétiennes, oubliant Dieu depuis 1789 et la loi Combes de 1905. Étant « l’empire du bien », les États-Unis ont besoin d’avoir un ennemi qui sert de bouc émissaire qu’on chargera de tous les maux pour mobiliser et fédérer tout le monde contre lui. Après la chute du mur de Berlin et de l’empire soviétique, il y a eu un flottement car l’absence d’ennemi déstabilisait l’Amérique.

La reprise en main de la Russie par le président Poutine a permis de remobiliser tout le monde contre lui en créant régulièrement des foyers de conflit sur les frontières comme on l’a vu avec les révolutions roses, puis en Géorgie, et en Ukraine.

Pendant que l’Amérique se focalisait sur la Russie comme ennemi désigné, et sur le Moyen Orient pour assurer sa sécurité énergétique, les Chinois ont su exploiter le vide pour progresser très vite au plan économique. Sous le Président Obama, les États-Unis ont pris conscience que le centre du monde économique était passé en Asie mais il a fallu attendre le président Trump pour que la Chine soit désignée comme l’ennemi absolu. Le président Biden vient de confirmer qu’il n’est pas question de la laisser devenir la première puissance du monde, ce qui réduit l’intérêt pour la Russie – sauf si elle renforce ses liens avec la Chine. Après ce changement de cap il est faux de dire que les Américains se replient : ils se recentrent et se redéployent vers l’indo-pacifique. C’est d’autant plus facile que, le gaz de schiste permettant aux États-Unis d’être autosuffisants, ils peuvent abandonner le Proche et le Moyen-Orient après avoir sécurisé Israël, notamment par les accords d’Abraham.

L’Europe qui serait la première puissance économique mondiale, si nous avions réussi à nous associer réellement, a toujours été considérée par les Américains comme un allié qui ne devait pas être trop puissant. Ils ont besoin de l’Europe comme débouché économique et comme fournisseur de moyens militaires via l’Otan, mais ne veulent pas qu’on leur fasse concurrence.

Contre la Chine ils ont besoin que nous ne restions pas neutres, car sans notre appui et notre collaboration, leur capacité de victoire se réduit. Toute leur stratégie est donc de nous lier à eux par des accords et des échanges mais sans nous traiter d’égal à égal. Pour y arriver, ils bénéficient de pays européens qui leurs sont très intimement liés, d’un réseau impressionnant de lobbyistes et d’ONG, et d’un système juridique dont les lois extraterritoriales ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Ils n’hésitent pas, non plus, à attiser des foyers de tensions, comme on l’a vu dans les Balkans.

Peut-on dire de la Chine qu’elle est en train de ravir aux États-Unis la première place mondiale en tous domaines : c’est fait pour ce qui est de la puissance démographique et de la puissance commerciale ; pas encore pour la puissance technologique (elle a de lourdes faiblesses, notamment dans le domaine crucial des semi-conducteurs) ; mais qu’en est-il du premier facteur de puissance, le militaire – depuis l’avènement de Xi Jinping en 2012, sa progression, notamment celle de sa marine de guerre, est impressionnante… ?

L’objectif déclaré de la Chine, partagé par les Chinois de tous bords, est de retrouver sa position de leader mondial perdue quand les Anglais aidés par les Occidentaux leur ont imposé par la force l’achat d’opium produit en Inde. Ce pays qui fonctionne depuis des millénaires avec à sa tête un empereur, qu’il soit héréditaire ou maintenant issu du parti communiste, n’est évidemment pas une démocratie à l’occidentale et ne le sera jamais. Là-bas l’intérêt collectif prime sur l’individuel. Au delà de la démographie et de la puissance commerciale, la Chine est déjà la première puissance bancaire puisque 4 des 5 plus grandes mondiales sont chinoises. Un point intéressant est celui de la monnaie. Jusqu’ici les Américains ont réussi à préserver la suprématie du dollar comme monnaie de référence mais on voit que les Chinois, pour réduire son utilisation et contourner les lois américaines, développent l’usage du bitcoin et commencent à proposer des paiements basés sur un panel incluant le yuan, ou carrément en troc comme on l’a vu avec l’Iran. Encore détenteurs d’un volume important de bons du trésor américain, ce qui inquiète tous les présidents américains depuis Obama, ils n’ont aucun intérêt à créer une crise financière pour le moment ; mais il faut regarder attentivement l‘évolution en cours. Sur le plan militaire, les États-Unis ont avec la Chine une différence fondamentale: dans sa longue histoire, la Chine n’a jamais attaqué militairement un pays étranger. Appliquant la stratégie du jeu de go, elle utilise le commerce pour ses conquêtes. L’analyse de sa puissance militaire montre qu’elle est dans une logique défensive contre l’envahisseur et se souvient de l’humiliante attaque des Occidentaux qui l’a mise à genoux pour 200 ans. Les Américains sont dans une logique offensive ; or tous les militaires vous diront que le niveau de moyens en défensif est inférieur à celui demandé en offensif. Il est clair que la Chine veut se protéger contre toute agression dans son pays et dans la zone qu’elle considère comme sa zone d’influence directe, c’est à dire la mer de Chine, du sud au nord du pays. Selon le « piège de Thucydide », pour arrêter l’expansion de la Chine, les Américains devront lui faire la guerre avant qu’ils ne puissent plus la gagner sans de trop lourdes pertes. Donc, les Chinois doivent les convaincre que c’est inutile ou qu’il est déjà trop tard. Quant à la Marine, elle avait été conçue, dans les années 80 pour empêcher un débarquement depuis Taiwan. Dans une deuxième période, il s’agissait de pouvoir répondre au déploiement régulier des flottes américaines le long des côtes de Chine. Dans la troisième phase, elle a été développée pour assurer la sécurité des routes maritimes assurant son approvisionnement. Nous en sommes maintenant à une phase d’expansion de la capacité maritime sur toutes leurs zones d’influence, expansion qui s’accompagne d’une capacité de dissuasion en cas d’attaque nucléaire. Quand le président Trump a mis l’embargo sur les microprocesseurs pour freiner la croissance de la Chine et sa compétitivité, il a effectivement retardé le développement de certaines technologies mais il ne faut pas se leurrer. La Chine est la puissance mondiale qui investit le plus en recherche car elle dispose de capacités énormes de financement étatique. C’est le pays qui diplôme chaque année le plus d’ingénieurs et dont l’industrie dépose le plus de brevets. De plus, elle bénéficie de l’apport des actions d’espionnage menées partout. La vitesse avec laquelle elle va trouver des substituts ou des améliorations aux produits fournis précédemment par nos pays va être un bon indicateur d’une réalité. En empêchant les livraisons occidentales, les E-U ont encouragé sa production nationale, qui lui donnera une totale indépendance. Regardez le temps qu’il lui a fallu dans le spatial pour rattraper les Occidentaux : vous comprendrez que, avec du temps, elle atteint ses objectifs. L’Amérique garde une avance technologique globale, mais pour combien de temps ? Dans ce combat frontal avec les États-Unis, les Chinois peuvent effectivement compter sur l’appui de politiques et de réseaux dans l’administration et le privé. Leur analyse s’appuie généralement sur 3 constats : la montée de la Chine est inéluctable car le centre économique mondial a migré vers le Pacifique durant ces vingt dernières années et le récent accord de libre-échange, signé en 2020 entre la plupart des pays d’Asie, va le renforcer. L’Europe doit se maintenir à égale distance des deux côtés pour exister et développer des courants d’affaires comme sait si bien le faire l’Allemagne, ce qui correspond à la position d’un Jean-Pierre Raffarin, par exemple. Mais Washington nous a toujours considérés comme un allié de second rang, comme l’a confirmé l’affaire des sous-marins australiens ; ceci correspond cette fois à la position de Nicolas Sarkozy et des réseaux diplomatiques qui nous ont fait revenir dans l’OTAN et perdre notre indépendance gaullienne avec l’ambition, à mon avis chimérique, d’être le meilleur allié de l’Amérique.

Retrouvez la suite de cet entretien d’Alain Juillet par Paul-Marie Coûteaux dans le numéro 5 du Nouveau Conservateur.

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