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L’énigme de Kherson

Par François Martin

Il existe plusieurs raisons qui expliquent facilement le retrait des troupes russes de Kherson. Elles tiennent soit à la géographie locale, soit au moment de la guerre, soit à la nature même de celle-ci.

La géographie

J’avais dit dans un article précédent (1) que le retrait des russes de Kherson était un piège, parce que l’idée qui devait les titiller, dans ce « jeu d’échecs de la guerre », que nous voyons se déployer depuis huit mois, était de faire aux ukrainiens une « variante Moscou » (ce qu’ils ont fait à Napoléon), ou une « variante  Stalingrad » (ce qu’ils ont fait à Hitler). Je m’étais trompé, ou plutôt, il convient d’adapter et de mieux préciser les choses.

En effet, Kherson n’est pas Moscou. Si, à Moscou, les russes avaient bien quitté la ville avant de la laisser à Napoléon, puis de la brûler, il convient de noter que cette tactique était alors beaucoup plus dommageable pour les français, d’abord parce que l’on était déjà en plein hiver, et surtout parce que les lignes logistiques de l’armée françaises étaient considérablement plus étirées que ne le sont actuellement les lignes ukrainiennes à Kherson. Napoléon s’en était aperçu, qui rentrera en France après une course folle de 13 jours, et qui abandonnera son armée (2), laquelle sera totalement décimée par le froid, la faim et le thyphus pendant son retour. Il y laissera près de 530.000 hommes (3). Autant dire que, pratiquement sans combattre, et sans même l’avoir battu militairement (4), mais seulement par le jeu de ce qui ne s’appelait pas encore une « guerilla », les russes supprimeront la menace du français, qui ne s’en relèvera plus.

A Stalingrad, la situation était aussi différente. En effet, au niveau de cette ville, la largeur de la Volga est faible, et en plus divisée en deux bras qui enserrent une île. Si le nord et le sud du fleuve étaient aux mains des allemands, la partie orientale face à la ville ne l’était pas, ce qui permit aux russes, avec des ponts ou des barges, de réapprovisionner le quartier dit des usines, dernière partie résistante de la ville, pendant toute la durée de la bataille (5). A Kherson, la largeur du Dniepr fait semble-t-il un km. A supposer que les russes aient voulu laisser dans la ville tout ou partie de leurs 25.000 soldats, il n’aurait pas été possible de les ravitailler en armes ou en troupes pour organiser une telle résistance, ni de les évacuer ensuite correctement. A coup sûr, les ukro-américains auraient concentré leurs efforts sur ce point, créant ainsi une sorte de Marioupol à l’envers, ce qui aurait constitué, pour le coup , une grave défaite pour les russes.

Il faut rappeler qu’une défaite stratégique se produit soit lorsque l’on conquiert un espace stratégique, qui permet une nouvelle attaque vers d’autres objectifs, soit lorsque l’on tue ou emprisonne un grand nombre d’adversaires. A Marioupol, les ukrainiens ont subi une défaite stratégique majeure, avec la perte d’un territoire contrôlant un immense complexe industriel et la mer d’Azov, et celle d’une quantité importante de combattants très aguerris. A Kherson, le contrôle de la rive droite du Dniepr se sert à rien aux ukrainiens, puisque le fleuve est trop large pour organiser à partir de là une traversée sans se faire repousser. Par ailleurs, ils n’ont « piégé » aucun groupe de combattants russes. En fait, bien qu’ils la célèbrent comme il se doit devant les caméras du monde entier et qu’ils soient embrassés par les populations pro-russes qui sont restées (6), leur entrée à Kherson n’est même pas une « victoire à la Phyrrus ». Ce n’est pas une victoire du tout, mais seulement une occupation de terrain qui ne leur servira à rien et va les rendre plus vulnérables.

« Ils attendent que nous nous regroupions dans la ville pour nous écraser sous les bombes ».

En effet, la future réponse des russes est dejà limpide, comme Zelensky l’a annoncé lui-même, en disant : « Ils attendent que nous nous regroupions dans la ville pour nous écraser sous les bombes ». Il reconnaît lui-même que la ville n’est pas tenable, et donc qu’elle ne lui sert à rien. Par ailleurs, s’ils ne les ont pas déjà minées (7), il suffira que les russes, comme ils l’ont fait ailleurs, détruisent les centrales d’eau et d’électricité pour rendre la ville invivable. Dès que le froid sera venu, les habitants frigorifiés devront fuir vers l’exil, comme il vont le faire à Kiev et ailleurs. Les russes n’ont donc, pour le moment, depuis l’autre côté du fleuve, rien à faire d’autre que de préparer le futur désastre, et d’attendre qu’ensuite, le « Général Hiver » fasse le reste. Nonobstant les clameurs du camp occidental, ce sont bien les russes qui tiennent, pour le moment, la bonne position.

Une trève qui ne dit pas son nom

Cette bataille de Kherson était aussi le moment d’une trève. En effet, on peut penser que les ukro-américains, après les multiples tentatives d’attaques repoussées, où ils ont laissé une quantité de forces, en matériel et en armes, avaient besoin d’une pause. Il en était de même pour les russes, qui sont en plein réaménagement de leur dispositif : nouveaux hommes, avec l’arrivée des 300.000 réservistes et, certainement, nouveaux objectifs. Pour eux aussi, une pause était salutaire. Ainsi, il est fort probable que celle-ci ait été négociée entre les deux belligérants, les uns trop heureux d’afficher leurs succès, même factices, et les autres contents de pouvoir « fignoler » plus tranquillement leur dispositif. C’est pour cette raison, parce qu’ils ne craignaient pas, dans ce cas précis, d’afficher leurs objectifs, que les russes ont annoncé leur départ officiellement et bien à l’avance. Pourquoi, en effet, en faire mystère alors que ce n’était, probablement, qu’un « secret de Polichinelle » dans les milieux bien informés ? De plus, cela permettait (et c’est fort important) de mieux « préparer » les opinions russes et les « leaders d’opinion », comme Kadyrov, afin d’éviter des couacs comme par le passé.

Par ailleurs, le fait de « fixer » ainsi une partie de l’armée ukrainienne à Kherson ou aux alentours permettra aux russes, comme dans beaucoup de cas précédents (8), de les empêcher de se déplacer vers ce qu’ils considèrent comme le théâtre d’opération principal de cette guerre : le Donbass.

Enfin, cette pause est aussi, pour les russes, une opportunité de réallocation de leurs ressources. Dès son arrivée à la tête de l’armée russe en Ukraine début Octobre, le nouveau commandant en chef Sergueï Sourovikine avait critiqué le dispositif actuel. Sans doute le changement était-il l’une des conditions de son acceptation du poste. En effet, pourquoi immobiliser 25.000 soldats, parmi lesquels des troupes très aguerries, pour défendre une ville sans aucun intérêt stratégique ? De l’autre côté du Diepr, bien protégé par la largeur du fleuve, et organisé pour détruire par l’artillerie toutes les forces adverses qui s’approcheront trop de la ville, il va pouvoir diminuer son contingent de 25.000 à 10 ou 15.000 hommes, et envoyer le reste vers le Donbass, là où ils seront infiniment plus utiles. A tous points de vue, ce changement, qui est bien plus un retrait qu’une retraite (les ukrainiens n’ont pas tué un seul soldat russe pendant cette manœuvre) est bénéfique pour les russes.

Les Russes ont intérêt à faire durer la guerre

Nous l’avons souvent dit, pour les russes, ce conflit n’est pas une guerre de « décapitation », mais de « dévitalisation » de leur adversaire. Bien plus que du gouvernement ukrainien, ils doivent se débarrasser, et pour longtemps, de la menace américaine et européenne. Pour cela, ils doivent « nous » saigner à blanc.

Dans un entretien réalisé par Laurent Schang et Slobodan Despot (9), l’historien suisse Bernard Wicht explique ainsi le « jeu du chat et de la souris » que, selon lui, les russes pratiquent avec le camp occidental. Il dit :

« Je pense que cette expression pourrait, à elle seule, livrer « la » clef requise pour décrypter ce qui se passe à l’heure actuelle :

Pour mémoire, l’objectif de la Russie n’est pas prioritairement l’Ukraine, mais la sidération et le déséquilibrage de l’UE et de l’OTAN (crise énergétique ® crise économique ® inflation ® récession,…

D’autre part, sous la pression de ses mentors occidentaux, le président Zelensky a retiré ses propositions de paix de février-mars. La guerre peut donc se poursuivre jusqu’à épuisement : c’est très vraisemblablement le jeu que pratique le chat russe avec la souris ukrainienne. Une solution négociée paraissant impossible aujourd’hui, seul l’épuisement (démographique) de l’Ukraine peut garantir à la Russie une relative « tranquillité » à long terme sur sa frontière sud-ouest.

Dès lors, cette dialectique chat/souris pourrait expliquer l’attitude russe visant à « ne pas vouloir en finir».

Une telle posture stratégique n’est pas inédite dans l’histoire militaire. Le cas de la Guerre civile espagnole (1936-1939) est particulièrement emblématique à cet égard.

Le général Franco, commandant en chef des forces nationalistes, a été considéré pendant longtemps, certes comme un homme politique très habile, mais comme un piètre stratège sur le terrain. Malgré la supériorité militaire dont il dispose, il aurait fait de mauvais choix opérationnels laissant aux Républicains l’opportunité de mener des contre-attaques désespérées prolongeant, de la sorte, la guerre d’au moins un an. Puis récemment, les recherches historiques ont révélé que ces « mauvais choix » avaient été faits sciemment afin d’épuiser le potentiel humain des Républicains dans des batailles d’anéantissement où la puissance de feu de l’armée nationaliste pouvait donner sa pleine mesure. A titre d’exemple, en septembre 1936 déjà, plutôt que s’emparer de Madrid alors très peu défendue, et obtenir ainsi la capitulation du gouvernement républicain et terminer la guerre en deux mois, il opte pour la prise de Tolède, ville certes très symbolique mais dont l’importance stratégique est relative. Il veut une guerre longue pour détruire le potentiel démographique des Républicains et « nettoyer » de la sorte les régions conquises des populations favorables au régime en place. Il considérait qu’il ne pourrait pas disposer de la stabilité nécessaire à la reconstruction du pays si une jeune génération pro-Républicaine suffisamment nombreuse survivait à la guerre. Il le dit explicitement dans un entretien : « Dans une guerre civile, mieux vaut une occupation systématique du territoire, accompagnée du nettoyage nécessaire, qu’une déroute rapide des armées ennemies qui laisserait le pays infesté d’adversaires. »[1]

Outre la ressemblance frappante entre Poutine et Franco (10), il semble bien que la guerre ukrainienne soit menée par les russes dans le même esprit que la guerre civile espagnole : il faut à Poutine une guerre longue. Ainsi, en réponse à la stratégie initiale des américains, qui visait à « vietnamiser » les russes, il semble bien que ce soit ces derniers qui aient, finalement, rendu la monnaie de leur pièce à leurs adversaires (11).

Dans cette perspective, on comprend le peu d’intérêt à obliger une partie des 25.000 soldats qui occupaient Kherson à faire un « Fort Chabrol » pour rien. Bien au contraire, dans une guerre longue et à l’économie, il est bien plus utile de les préserver. La « valeur » des soldats disponibles va devenir de plus en plus « chère » au fur et à mesure de l’avancement du conflit.

De plus, ne l’oublions jamais, cette guerre est faramineusement chère pour les occidentaux. En effet, si, pour les russes, le financement par l’Etat est facilement remboursé par les énormes surprofits causés par nos propres sanction (12), du côté occidental, il n’en est pas de même. Des près de 80 Milliards de USD qu’ont coûté a) les travaux de la CIA visant à destituer le gouvernement de Ianoukovitch en 2014 (10 Milliards de USD), b) les frais militaires pour former l’armée ukrainienne et la « ligne Maginot » après 2015 (3,5 Milliards de USD), c) le coût de la présente guerre, armes et formations militaires, et prêts civils (le reste, versé par les USA et l’UE depuis Février 2022), il ne faut pas oublier que tout est financé par des  « prêts-bail » qui ne seront jamais remboursés. L’Etat ukrainien en faillite, à lui seul, coûte entre 5 et 8 milliards de USD par mois (13). Deux mois de guerre supplémentaires coûteront donc mécaniquement à l’occident près de 15 milliards de USD, et 6 mois plus de 40 Milliards (14), alors que, rappelons-le encore, depuis 8 mois, aucune victoire stratégique n’a été remportée par son camp, mais seulement des « victoires médiatiques ». Combien  de temps nos dirigeants vont-ils continuer à payer pour que, vraiment, cela change ?

Car par ailleurs, il faut impérativement payer l’Etat ukrainien tous les mois, sinon tout s’arrête : armée, police, fonctionnaires, postes, trains, hôpitaux, écoles, etc… C’est inenvisageable pour l’occident. Le camp américano-européen a donc, au-dessus de sa tête, une énorme « épée de Damoclès » qui s’alourdit tous les jours…

On comprend bien qu’à l’approche de l’hiver, et alors même que Poutine vient de « remettre au pot » 300.000 hommes, avec la possibilité de rajouter ensuite jusqu’à 2 millions de réservistes et 25 Millions de conscrits s’il le faut, une « certaine nervosité » commence à s’emparer du camp occidental, pour demander à Zelensky de montrer un peu plus de souplesse…

Les prochains objectifs des russes

Une autre des raisons qui laissent à penser que, probablement, la guerre sera longue, est le fait que tous les objectifs de Poutine ne sont pas atteints. Il en reste un de taille : Odessa. Il est en effet impossible de penser que Poutine s’arrêtera avant de conquérir ce port. D’abord, parce qu’il est sur la route de la Transnistrie, avec laquelle la Russie veut faire la jonction. Ensuite, parce que l’objectif premier de cette guerre est d’obtenir, d’une façon ou d’une autre, la démilitarisation de l’Ukraine (15), afin qu’elle ne soit plus jamais un danger, un « pistolet sur la tempe de Moscou », comme Poutine l’a expliqué à son opinion dès les premiers jours de la guerre. Depuis la prise de Liman, après 6 mois de guerre où Poutine a soigneusement ménagé la partie occidentale de l’Ukraine, et la liberté d’action de Zelensky et des occidentaux, période pendant laquelle il a méthodiquement liquidé l’armée ukrainienne, avec un espoir de négociation qui n’est jamais arrivé, Poutine a « franchi le Rubicon ». Il s’est persuadé que malgré ses « ouvertures », l’affaire irait jusqu’au bout, parce que les américains ne renonceraient pas à leur projet de liquider son pays. Il s’est donc décidé à obtenir de facto ce qu’il n’obtenait pas de jure (16).

Pour cette raison, il a russifié les quatre oblasts. Et pour cette même raison, il lui faut le contrôle total de la mer Noire et aussi Odessa. En effet, il ne lui servirait à rien de « dévitaliser » toute l’Ukraine, ainsi que le potentiel militaire et financier de l’occident, s’il leur laissait Odessa. Dans ce cas, la premiere chose que ferait le camp adverse, pour ressusciter l’opposition à la Russie, serait de monter une base militaire de l’OTAN à Odessa, juste en face de Sébastopol. C’est absolument impossible. Il est donc certain que la Russie ne s’arrêtera pas avant d’avoir conquis ce port.

Comment Poutine va-t-il s’y prendre ?

On peut penser qu’il va d’abord attendre le froid, pour voir comment se comportent les populations du pays, les politiciens et les militaires, et aussi les opinions européennes. Il va continuer à détruire méthodiquement les infrastructures ukrainiennes, afin que le pays non contrôlé par la Russie devienne totalement invivable. Il va continuer à « mettre la pression » dans le Donbass, pour se rapprocher de Kramatorsk, son objectif ultime. Il va vérifier que les occidentaux n’ont « plus de billes » pour payer l’Etat ukrainien en faillite et livrer des armes. Il va continuer à former ses troupes, et à renforcer son dispositif sur l’ensemble du front, sous une forme essentiellement défensive, et en économisant ses forces pour une guerre longue.

Il est fort possible qu’il fera durer les choses ainsi tout l’hiver, espérant ainsi démoraliser profondément ses adversaires. Il est probable qu’il ne fera rien dans le sud, maintenant qu’il y est bien protégé par le Dniepr, et qu’il concentrera tous ses efforts pour briser la « tenaille » du Donbass, et parvenir à conquérir Slaviansk, puis Kramatorsk. Ce n’est qu’après, sans doute, lorsqu’il n’aura plus d’armées en face, ni d’ennemis extérieurs prêts encore à payer, car confrontés à leurs opinions ruinées et furieuses, qu’il lancera une contre-offensive par le nord de Kherson, dans une partie du Dniepr où le fleuve est moins large, et qu’il redescendra celui-ci par la rive droite vers le sud, pour reprendre ainsi Kherson (ou ce qu’il en restera), puis continuer jusqu’à Mykolayiv, afin de s’ouvrir la route vers Odessa. Cela pourrait se produire cet hiver, mais plus probablement au printemps ou même à l’été prochain, après que ses adversaires aient été totalement « dévitalisés ».

Dans toutes ces hypothèses, nous pouvons être certains d’une chose : quoi qu’ils décident, les russes prendront tout leur temps. Ils sont, à ce titre, comme les peuples africains qui aiment à nous dire : « Vous, vous avez la montre. Nous, nous avons le temps ». Dans certains cas, c’est un défaut. Dans le cas de l’Ukraine, il semble bien que ce soit la clef de la guerre.

François Martin

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