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Alain de Benoist : « Non pas préserver le passé mais ce qui est éternel »

Entretien avec Alain de Benoist

Voici un siècle paraissait le célèbre ouvrage d’Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident, l’un des livres phares de ce qu’on appellera plus tard « La Révolution Conservatrice », mouvement intellectuel puissant dans tout le monde germanique entre 1918 et 1933, avant que le nazisme ne le broie. Tandis que, tout autour de nous, tant de signes semblent confirmer le déclin de ce monde atlantique que l’on appela Occident, il était tentant de demander à Alain de Benoist, qui a tant contribué à le faire connaître, de célébrer avec nous cet anniversaire, et de revenir sur la fameuse « révolution conservatrice » dont il est un des meilleurs connaisseurs et que bien des intellectuels, tel Patrick Buisson, appellent de leurs vœux. S’il est inutile de présenter Alain de Benoist, qui honore régulièrement notre revue de ses réflexions aussi originales qu’érudites, signalons à cette occasion le dynamisme d’un bimestriel qu’il a lancé voici cinquante ans (1973) et dont le 199e numéro vient de paraître – numéro d’une grande richesse, où l’on trouvera notamment un article renversant sur « la grande razzia des terres françaises », sujet sur lequel nous reviendrons. Pour commencer, nous lui avons demandé son avis sur « l’effondrement démographique de l’Europe » – cf. article précédent.

Alain de Benoist, n’êtes-vous pas alarmé par le chiffre que donne ici le démographe Ilyes Zouari : le nombre des décès, au sein de l’UE, a dépassé celui des naissances de 1,231 million en 2021 ? Reprendriez[1]vous l’expression d’« auto-génocide » de l’Europe ?

Non, je ne reprendrais pas ce terme, parce que je le trouve inutilement polémique. Le mot « suicide » aurait sans été plus raisonnable, même si je crois qu’il ne correspond pas non plus exactement à la réalité. D’une façon plus générale, je ne pense pas qu’il faille raisonner sous l’horizon de l’apocalyptisme, que ce soit en matière écologique ou démographique. La démographie est une discipline dans laquelle il est notoirement impossible de faire des prédictions à long terme : dire que, au rythme actuel, nous allons bientôt disparaître n’a guère de sens puisque nous ignorons si ce rythme va se maintenir – et jusqu’à quand. Je suis par ailleurs, comme Renaud Ca[1]mus, de ceux qui estiment qu’un espace fini comme notre planète ne peut pas accueillir une masse infinie de population. Olivier Rey a bien montré dans ses ouvrages, d’inspiration profondément conservatrice, que toute augmentation de quantité entraîne, une fois passé un certain seuil, un saut qualitatif qui transforme la nature des phénomènes. C’est la raison pour laquelle la surpopulation a pour effet d’aggraver tous les problèmes que nous connaissons. Il nous a fallu 200 000 ans pour arriver au milliard de bipèdes sur la planète, puis 200 ans seulement pour arriver à 7 milliards. Nous venons de passer le cap des 8 milliards et pourrions être 11 milliards à la fin de ce siècle, ce qui signifie que la population mondiale augmente en moyenne d’un milliard de personnes tous les 12 ans. Je n’ai personnellement pas envie de vivre dans des villes de 50 ou 60 millions d’habitants…

Quand une population moins nombreuse succède à une population plus nombreuse, il est inévitable que le nombre des décès l’emporte à un moment ou à un autre sur le nombre des naissances. Cette détérioration de la pyramide des âges est par définition transitoire. La France de 1780, avec ses 27 millions d’habitants se portait beaucoup mieux que la France actuelle avec ses 65 millions d’habitants. J’ajoute que, contrairement à une idée reçue, la baisse de la fécondité ne s’explique pas seulement par la contraception ni même l’avortement, mais par deux phénomènes essentiels dont on parle peu : la fin du monde paysan (dans lequel une forte descendance était indispensable au maintien des lignées sur leurs terres) et l’entrée massive des femmes sur le marché du travail (qui a considérablement retardé l’âge de la femme à la naissance du premier enfant). S’y ajoutent d’autres facteurs : les effets d’une mentalité hédoniste portée à juger que les enfants coûtent trop cher ou les problèmes de logement en milieu urbain – plus de la moitié de la population mondiale vit désormais dans les grandes métropoles, et d’ici 2050 les deux tiers. Il reste, cela dit, deux sujets réels de préoccupation : d’abord le fait que la part des naissances extra-européennes en Europe augmente régulièrement au détriment des naissances « de souche », ce qui induit une transformation du stock génétique de la population ; ensuite le différentiel de croissance démographique entre les différences parties du monde : la population de l’Afrique subsaharienne devrait bondir à elle seule de 100 millions d’habitants en 1900 à plus de 3 milliards à la fin du siècle, ce qui ne manquera évidemment pas d’avoir des conséquences auxquelles nous sommes mal armés pour faire face.

Voici un siècle paraissait le livre d’Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident. Dans Mémoire vive, série d’entretiens avec François Bousquet où vous retracez votre itinéraire intellectuel, on comprend que Spengler a exercé sur vous une grande influence. Qu’en diriez-vous aujourd’hui ? Et pour commencer, avalisez-vous le terme d’« Occident » ? Ne pensez-vous pas que parler du déclin de l’Europe serait plus approprié ?

Dans son livre, qui lui a valu une renommée mondiale, Spengler proposait une conception de l’histoire allant exactement à rebours d’une idéologie du progrès pour laquelle l’avenir ne peut être que meilleur que le présent et le passé (ce dont il se déduit que le passé n’a rien à nous dire). Pour Spengler, les cultures sont des organismes collectifs qui, comme tous les organismes, naissent, se développent, atteignent leur apogée, vieillissent et disparaissent. Après quoi Spengler établissait un parallèle morphologique entre les dix ou douze grandes cultures de l’humanité, pour démontrer qu’elles ont toutes illustré ce schéma. Ce travail a évidemment été très mal ac-cueilli dans les milieux progressistes, mais aussi dans les milieux libéraux qui, ignorant la mise en garde de Paul Valéry, s’imaginent que certaines civilisations peuvent être éternelles. Le terme d’« Occident » était en effet équivoque. Vous le savez, le mot a une longue histoire.

Aujourd’hui, il tend à désigner un bloc qui, pour l’essentiel, associerait les États-Unis d’Amérique et les Européens. Cette façon de voir me paraît un non-sens géopolitique. L’Amérique, comme l’Angleterre avant elle, est une puissance de la Mer, tandis que l’Europe, avec ses prolongements eurasiatiques, représente la puissance de la Terre. Carl Schmitt résumait l’histoire à une lutte séculaire entre les puissances maritimes et les puissances telluriques et continentales. Que les intérêts des Etats-Unis et les intérêts européens (et leurs idéologies fondatrices respectives) soient fondamentalement les mêmes est une absurdité dont l’observation des dernières décennies suffit à convaincre. On en eut un bon exemple dans l’affaire ukrainienne, avec la façon dont l’UE a adopté sur pression des E-U des sanctions contre la Russie dont les Européens sont les premières victimes.

En Allemagne, la vie intellectuelle, voici un siècle, fut marquée par ce qu’on a appelé la « Révolution Conservatrice ». Pensez-vous qu’elle pourrait inspirer aujourd’hui une nouvelle conception du réflexe conservateur qui est avant tout une protestation du monde ancien, de nature humaniste, comme vous l’avez dit sur Radio Courtoisie ?

Pourquoi pas, mais à condition d’en faire un examen attentif. Ce qu’on a appelé « Révolution Conservatrice » (l’expression est d’Armin Mohler et date du tout début des années 1950) désigne une vaste mouvance comprenant plusieurs centaines d’auteurs, de groupements politiques et de revues théoriques, qui ont joué en Allemagne un rôle très important entre 1918 et 1932. Cette mouvance comprenait des tendances différentes, les quatre principales étant les jeunes-conservateurs, les nationaux-révolutionnaires, les Völkische et les Bündische. Tous ne présentent évidemment pas le même intérêt. En outre, dans le syntagme « Révolution Conservatrice », il ne faut pas oublier que le mot « Révolution » est tout aussi important que l’adjectif « Conservatrice ». Les révolutionnaires conservateurs sont des penseurs ou des acteurs politiques (Spengler, Carl Schmitt, Arthur Moeller van den Bruck, Othmar Spann, Albrecht Erich Günther, Ernst Jünger, Artur Mahraun, etc.) qui considèrent, à l’encontre du conservatisme du XIXe siècle, que dans les conditions présentes, seule une révolution peut permettre de conserver ce qui mérite de l’être. Leur idée fondamentale est que le conservatisme ne doit pas chercher à préserver le passé, mais ce qui est éternel. On pourrait dire : entretenir la flamme et non conserver les cendres.

Dans Communisme et nazisme, ouvrage que vous avez publié en 1998 et qui était sous-titré 25 réflexions sur le totalitarisme au XXe siècle, vous dressiez une liste impressionnante de similitudes entre les totalitarismes qui ont cohabité au XXe siècle, comparant notamment ce qu’était la classe pour le communisme à ce que fut la race pour le nazisme, deux catégories à éliminer physiquement (Staline : « Les koulaks ne sont pas des êtres humains, la haine de classe doit être cultivée par les répulsions organiques à l’égard des êtres inférieurs »). Dans les deux cas, ces totalitarismes n’ont-ils pas cédé à l’illusion progressiste selon laquelle il était possible, en éliminant les êtres inférieurs, de créer un homme nouveau ? N’est-ce pas aujourd’hui le même délire qui vise à créer une nouvelle race d’hommes ?

La thématique rupturaliste de l’« Homme nouveau » remonte à saint Paul, mais celui-ci ne lui donnait évidemment pas le même sens que les grands totalitarismes modernes, ni, non plus, celui des tenants du « transhumanisme » contemporain. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que dans tous les cas cette thématique tend à justifier des mesures d’élimination de ceux que l’on regarde, soit comme inférieurs, soit tout simplement comme « des hommes en trop » (Claude Lefort), à l’exception de ceux qui acceptent de se convertir à la nouvelle doxa dominante. Aujourd’hui, l’homme nouveau dont on nous annonce l’avènement est avant tout un homme « augmenté » par le moyen des technologies nouvelles – mais dont on a toute raison de penser (je renvoie à nouveau aux écrits d’Olivier Rey) qu’il s’agira en réalité d’un homme diminué. La cancel culture, le « wokisme », la théorie du genre contribuent à cette poussée qui semble annoncer une véritable mutation anthropologique, face à laquelle l’action politique sera, je le crains, parfaitement impuissante.

Vous introduisiez le même ouvrage (Communisme et nazisme) par une citation d’Alain Finkielkraut : « Naguère aveugle au totalitarisme, la pensée est maintenant aveuglée par lui ». Ne sommes-nous pas entrés, sans toujours nous en apercevoir, dans une nouvelle ère totalitaire ?

Sans doute, mais encore faut-il ne pas céder à une certaine tendance actuelle, que l’on rencontre surtout à droite, qui consiste à voir du « totalitarisme » partout. Il faut de la rigueur pour manier les mots qui ont trop servi. Je m’en tiendrai pour ma part à une observation simple. On a trop fait l’erreur de définir le totalitarisme par les moyens auxquels ont eu recours les grands totalitarismes historiques (censure, parti unique, arrestations arbitraires, déportations, Goulag, camps de concentration, etc.), sans s’interroger outre[1]mesure sur les fins. Or les moyens totalitaires n’usaient de ces moyens qu’en vue d’une fin bien précise : l’alignement (la Gleichschaltung), la suppression des façons de penser dissidentes, l’éradication de toute pensée qui s’écartait de l’idéologie dominante. Le totalitarisme, en d’autres termes, était dans la fin beaucoup plus encore que dans les moyens. Une fois qu’on a compris cela, on ne peut que constater que les sociétés libérales contemporaines visent exactement le même but, mais avec des moyens différents – des moyens moins brutaux, capables de plaire et de séduire, qui vont de pair avec la mise en place d’une surveillance, ou d’un contrôle social d’une ampleur et d’une efficacité jamais vues. Cela s’appelle la pensée unique, et tout projet qui vise à imposer une pensée unique est totalitaire. D’où ma méfiance vis-à-vis de l’Unique, auquel j’ai coutume d’opposer ce que Max Weber appelait le « polythéisme des valeurs ».

Entretien mené par Paul-Marie Coûteaux

L’Exil Intérieur. Carnets intimes, par Alain de Benoist (éd. Krisis, postface de François Bousquet, septembre 2022)

Après avoir publié quelque 120 ouvrages, la plupart du temps de nature théorique, Alain de Benoist fit paraître cet automne un recueil d’aphorismes, extraits de ses carnets intimes, où se révèle un tempérament beaucoup plus littéraire qu’on ne le croit. Dans la lignée des maximes concises, qu’affectionnaient l’esprit classique, telle que cette note : « Le peuple est foncièrement moral (la «décence commune»). La bourgeoisie est moraliste (quand elle n’est pas simplement amorale). L’aristocratie est au delà : elle a le style. » – On lira aussi avec grand intérêt la postface de François Bousquet. Alain de Benoist a évoqué ce livre au micro de Paul-Marie Coûteaux à Radio Courtoisie le 9 novembre 2022 – commentant, pour commencer, l’exergue : une phrase grinçante et trop actuelle d’Edgar Quinet : « Le véritable exil n’est pas d’être arraché à son pays, mais d’y vivre et de n’y plus rien trouver de ce qui le faisait aimer ».

Paul-Marie Coûteaux

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