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Entretien de Michel Onfray et Jean-Frédéric Poisson : peut-on débattre en France ?

PMC – J’aimerais que nous parlions pour commencer de l’avenir des revues, forme majeure, à mes yeux, du débat intellectuel en France – cela dès le XVIIème siècle quand parurent, à peu d’années près, « Le Mercure François », puis « La Gazette » de Théophraste Renaudot, la formule connaissant ensuite une grande fortune au XIXème siècle, puis encore au XXème siècle, surtout en France ; il semble qu’elle soit loin de s’essouffler, contrairement à ce que l’on croit – et que pourrait faire croire la disparition régulière de plusieurs titres. Michel Onfray, quand vous avez lancé voici un an la revue « Front Populaire », vous attendiez-vous à votre époustouflant succès, et à quoi l’attribuez-vous ? A l’inverse, vous attendiez-vous à ce que, dans le courant du même été, soit annoncée la disparition du trimestriel « Le Débat », dont Pierre Nora fut le directeur et Marcel Gauchet le rédacteur en chef, et qui fut pendant trente ans installé au centre du paysage intellectuel français ? Comment avez-vous interprété ce qui eut alors l’allure d’un événement, du moins à l’échelle parisienne ?

Michel Onfray – Par un simple mail envoyé à mon éditeur sonore, Patrick Frémeaux, mais pas à moi, Sandrine Treiner, directrice de France Culture, m’a évincé de l’antenne où mes cours d’Université Populaire ont été diffusés pendant quinze ans, avec jusqu’à un million de podcasts l’été, et ce pour avoir exercé mon esprit critique à l’endroit d’Emmanuel Macron et de sa politique. Pendant trois années, le maire de Caen, LR Macron-compatible lui aussi, n’a pas trouvé moyen de mettre à ma disposition une salle pour que je puisse donner mon cours d’U.P. Je lui avais pourtant laissé le choix du jour et de l’heure, ce pouvait être un dimanche matin entre 8 et 10 heures… Chacun conviendra que mis à la porte ici et privé de salle là, il s’agissait d’une variation sur le thème de la convergence des luttes !

Privé de parole, j’ai sollicité mon ami Stéphane Simon, qui avait déjà eu la bonne idée de m’inviter à créer une WebTV (et rendu la chose possible), en lui disant que je n’avais pas envie de me taire comme le souhaitaient aussi bien le président de la République que le maire de Caen. Il m’a proposé, faute d’Université Populaire sédentaire à Caen, de faire des Universités nomades : nous avons donc entamé ensemble un périple à Montpellier, Sartène, Beyrouth avant que la Covid nous prive de la liberté de circuler et nous contraigne à en rester là.

J’avais l’idée d’une revue depuis très longtemps. Il y eut même un temps un projet suffisamment avancé pour que le titre, la maquette et l’éditeur fussent trouvés. Mais la revue aurait dû fonctionner en binôme et le binôme n’en fut pas un… Stéphane Simon m’a alors proposé de faire cette revue en pleine Covid. Nous avons mis l’un et l’autre une somme dérisoire dans cette aventure, 450 euros, qui est devenue immédiatement un succès puisque nous avons eu 50 000 abonnés en quelques mois et que nos numéros se vendent au-delà de 100 000 exemplaires. 

Par ailleurs, je n’ai jamais imaginé que Le Débatsoit à ce point une institution qu’on en fasse la mesure de la vie intellectuelle française. Le Débatexistait depuis 1980. Je publie depuis 1989 mais le fait que j’ai publié plus de cent livres n’a pas retenu l’attention de cette élite parisienne qui ne m’a jamais invité à… un débat dans un seul de ses 210 numéros parus. Peut-être qu’une revue où l’on débat si peu, ou alors seulement entre soi, avait vocation à ne pas durer toujours…

Jean-Frédéric Poisson – Oui, et par-dessus tout, il y a le simple fait que le temps passe, et les générations intellectuelles aussi… Pour ce qui nous concerne, le mot conservateur, dont la perception a beaucoup évolué, connaît aujourd’hui une sorte de nouvelle jeunesse. La domination de la religion aliénante du progrès a imposé l’idée que le conservatisme était une doctrine du passé. Il est, en fait, une doctrine d’avenir, parce qu’il est précisément le seul à accepter l’idée que le politique se conjugue bien aux trois temps – passé, présent et futur, chacun a sa place, et pas seulement au futur. Le libéralisme philosophique a fini par tuer la gauche politique, comme il avait auparavant tué la droite conservatrice. De sorte que, de manière plus vive depuis quelques années, l’espace intellectuel et politique conservateur s’est ré-ouvert.

Comme un pendant à l’action politique des Conservateurs, il fallait un socle intellectuel pour à la fois permettre à tous les conservateurs, d’où qu’ils vinssent, de parler dans le même lieu, et constituer à partir de ces expressions partagées un projet politique solide et crédible. Cette double intention rejoint une attente de la part d’un nombre sans cesse plus grand de Français.

On a un temps tenu pour acquis que les revues « à l’ancienne » étaient vouées à disparaître, à la fois sous l’effet du numérique et de la chute du niveau intellectuel de ce qu’on appelle parfois « la classe cultivée ». Or, cette disparition ne se produit pas, même si, peut-être, leur influence décroît – ce qui n’est même pas sûr : quel avenir voyez-vous aux revues « sous forme papier » ?

M. O. – Les revues ne sont pas en péril à cause de leur support papier mais parce qu’elles donnent le son de cloche de la seule église du village de Saint-Germain-des-Prés. Paris croit encore qu’il fait la loi en France alors qu’il ne régit plus que les élégances germanopratines : sartrienne, cédétiste, bhliste, minuiste, gallimardienne, lacanienne, sollersienne, foucaldienne, deleuzienne… 

S’il s’agit, comme dans La Règle du jeu,  de savoir ce que pense BHL des livres de ses amis, des films de ses amis, de la politique de ses amis, de ce qu’il faut penser de ses amis présidents de la Rpublique, de la politique étrangère de ses amis, de l’Europe de ses amis, voire, ce que pensent ses amis de son dernier livre, de son dernier film, de son dernier publi-reportage au Yémen, de sa dernière pièce de théâtre, du dernier article en forme de renvoi d’ascenseur de l’un de ses amis, on comprend que, sur les ronds-points de Gilets Jaunes, pareille revue ne fasse pas recette. Connaissez-vous le nombre d’exemplaires vendus de cette revue ? Non. Personne ne le sait. C’est secret. Ce serait pourtant bien de savoir…  

   Le désamour, me semble-t-il, n’a rien à voir avec le fait que les revues soient publiées sur papier… 

J-F.P. – Je n’ai jamais cru que l’ordinateur remplacerait le livre, de même que, démarrant ma vie professionnelle en entreprise au début des années 90, je n’ai jamais cru que le « zéro papier » s’imposerait. Il y a dans le rapport à l’objet matériel qui est un livre quelque chose d’inimitable, qu’aucun support numérique, aucun réseau social, aucune image, ne remplacera.

Le déclin de nombreuses revues qui ont habité la vie intellectuelle française n’est pas dû à leur support, mais à leur contenu. Beaucoup d’entre elles, malgré parfois leur qualité, pâtissent de la faillite de la gauche intellectuelle comme de la gauche morale – c’est la même d’ailleurs – et de la défaite du progressisme, dont elles ont, pour la plupart d’entre elles, embrassé la cause.

« Front populaire » comme « Le Nouveau Conservateur », s’ils diffèrent au regard de quelquesunes de leurs positions, adoptent la même posture : le souci du réel, la volonté de traiter les problèmes du peuple plutôt que les obsessions des « sachants », dans un esprit archaïque, c’est-à-dire qui donne leur juste place aux choses anciennes et essentielles, et authentique, c’est-à-dire fidèle à une conviction. La conséquence immédiate de cette posture est la facilité, dans la liberté et le respect, de discuter aussi en cas de désaccord. C’est ce qui nous réunit aujourd’hui.

Un des points communs à nos deux revues, outre la presque simultanéité de leur lancement, est la référence marquée au souverainisme, mot dont nous nous félicitons que vous vous soyez saisi de belle façon. Mais comment entendez-vous ce mot l’un et l’autre ? 

M. O. – Être souverain, c’est être maître chez soi. C’est tout simple… La souveraineté consiste à décider pour soi de ses propres affaires. Quand les États-Unis nomment le Débarquement du 6 juin 1944 « Overlord », c’est-à-dire « Suzerain », ils annoncent clairement la couleur – du moins pour qui connait la traduction de ce seul mot désormais étouffé sous le signifiant filmique D-Day. La vassalité est le contraire de la souveraineté.

L’Europe maastrichtienne, en cache-sexe de l’Empire américain pour lequel elle travaille en vue d’un grand marché mondial sans frontière et sans culture, poursuit sa logique de vassalisation du monde. Le souverainiste est celui qui résiste, comme le général de Gaulle dès le 18 juin 1940. Celui qui n’est pas souverainiste collabore, comme ceux qui ont négligé, refusé et criminalisé cet Appel. 

J-F.P. – Nous sommes bien d’accord sur ce point : est souverain le pouvoir qui n’obéit à aucun autre, et se trouve de ce fait libre de ses décisions. C’est précisément ce que n’est plus le peuple français, et qu’il doit rapidement redevenir. Cela étant, si importante qu’elle soit, la souveraineté est un moyen. C’est un moyen indispensable, urgent, mais ordonné à des fins politiques qui sont au-delà d’elle. Un État souverain qui n’aurait aucun projet politique faillirait à sa mission. La souveraineté est, comme dirait Emmanuel Kant, une condition de possibilité de l’exercice du pouvoir et de sa réussite, de l’indépendance de notre pays, mais elle n’est pas une fin en soi. Si attaché qu’on y soit, elle laisse ouverte toute la question du projet politique, de la conception de l’homme et des relations sociales qu’elle doit servir à défendre.

Vous serez sans doute d’accord, Michel Onfray, avec l’idée que la souveraineté n’est pas une fin en soi, n’est-ce pas ? Ne vous privez pas d’objecter, mais j’aimerais avoir votre avis sur un sujet sans doute plus controversé, soulevé plus haut par Jean-Frédéric Poisson : jugez-vous également que le thème conservateur connaît un renouveau et, si oui, à quoi l’attribuez-vous ?

M. O.  Je crois en effet que le souverainisme ne saurait être une fin en soi et qu’il est en effet un moyen : il est l’art de reprendre le gouvernail du bateau en main, pas celui de lui donner un cap. Réunir les souverainistes, c’est réunir ceux qui veulent reprendre en main les commandes du bateau ivre. Ce qui constitue un programme de front commun.

Reste à aborder la question : pour quoi faire ? Le conservatisme pas plus que le progressisme ne sauraient être chimiquement purs – sauf, pour le premier, à célébrer l’immobilité de type amish, et, pour le second à vouloir à tout prix une société de type Orwell ou Huxley. Le retour en puissance du conservatisme actuel s’explique tout bêtement : le bâton s’est trouvé incroyablement tordu dans le sens progressiste, jusqu’au délire.

Le conservatisme manifeste le retour du bon sens dans un monde qui l’a perdu. Qu’il faille dire qu’un homme est un homme et d’une femme qu’elle est une femme et que, sauf désordre anatomique, l’un et l’autre sont nés dans leur sexe biologique est sidérant ! Plus sidérant encore cette idée qu’un homme est une femme s’il le veut, ou vice-versa, puis qu’un homme peut dire sans sourciller qu’il est femme s’il veut quand il veut, et qu’il peut aussi se dire neutre, ou ni ceci, ni cela, ni son contraire, voire ceci et cela et son contraire en même temps, son caprice ontologique faisant la loi… Contrairement aux fictions métaphysiques existentialistes, nous ne sommes pas pur projet culturel et pure volonté mais nature, nature humaine. Sur ce sujet, le bon sens permet de dire ce que quiconque voit à la naissance et non ce que madame, et non monsieur, Judith Butler et ses affidés prétendent.

Mais le bon sens, qui fut longtemps le fruit d’une longue sagesse rurale empirique doublée d’une éducation délivrée dans l’école républicaine, et qui faisait un peuple, a laissé sa place à une déséducation, si vous me permettez le néologisme, obtenue par les médias et une école qui enseigne un catéchisme nihiliste. Ce formatage idéologique transforme le peuple en populace, de sorte que le bon sens finit par être remplacé par le slogan. Le conservatisme propose de conserver ce qui mérite de l’être, notamment ce que le bon sens a validé au cours des âges.

Le progrès n’est pas le contraire du conservatisme ; le contraire du conservatisme, c’est le nihilisme qui fait de la négation et de la destruction ses seuls objectifs. Le progressisme est devenu la religion des nihilistes.

J-F.P. En plus du retour du bon sens, la bonne fortune du conservatisme marque le retour en force de l’idée de Nature. Plus précisément, l’idée d’une nature qui ne se contente pas d’enseigner quelque chose aux hommes, mais pose des limites dans le cadre desquelles le comportement humain, individuel comme collectif, doit s’inscrire. La modernité philosophique et le thème du contrat se sont inscrits dans cette idée que non seulement la Nature ne nous enseigne plus rien sur le plan moral, mais qu’en plus seule la volonté est la source des lois : certainement pas la matière du corps. Cette posture intellectuelle a fait fureur tout au long du débat dit bioéthique. Nous avons tenu à rappeler dans ces longs débats que le corps et la matière humains ne sont pas des masses informes – donc l’embryon non plus – que le vouloir humain peut conformer à sa guise ; que la présence certaine d’un organisme humain, quel que soit son « état », oblige au respect ; que, pour paraphraser Dostoïevski, « si la nature n’existe pas, tout est permis ». Or, la nature existe, donc tout n’est pas permis. Cette position a été largement combattue par les déconstructeurs bioéthiques qui nous ont accusés d’être d’affreux matérialistes, au motif que nous ne reconnaissions pas au vouloir humain, à l’esprit humain, un pouvoir illimité sur son propre corps… 

Tout était inclus dans cette terrible phrase de Jean-François Mattéi, alors député et plus tard ministre de la Santé, dans son rapport La Vie en Question (La Documentation Française, 1993), préparatoire aux débats de bioéthique de 1994 : « Il appartient désormais au corps social de fixer lui-même les limites au delà desquelles il ne reconnaît plus la forme de l’humaine condition ». Cette phrase, que tous les tyrans totalitaires de l’histoire auraient pu signer, est emblématique de cette ébriété qui irrigue beaucoup de dirigeants modernes. Comment le « bon sens » pourrait-il l’accepter comme vraie ? En effet, la bonne fortune du conservatisme est le retour du bon sens, c’est-à-dire en fait celui de la nécessité d’une vérité sur l’homme : là se trouve le véritable et peut-être le seul travail éducatif à conduire dans les temps qui viennent. 

Lire la suite dans le No 4 – Été 2021 – du Nouveau Conservateur

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