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De Gaulle contre la société technicienne

Nous diffusons une large partie du verbatim de l’entretien télévisé qu’accorda le Général de Gaulle, évidemment au journaliste Michel Droit, le 7 juin 1968. Très loin du simple exercice de communication, le propos révèle ici la profondeur de la pensée du Général, inspiré plus qu’on ne pouvait le croire par les sujets économiques et sociaux. Le Général, s’il croit au progrès, fustige le progressisme et les menaces que l’instantané fait peser sur le séculaire. L’ordre technicien, qu’il avait vu déjà se déchaîner de la pire des manières durant deux guerres mondiales, au risque d’emporter l’humanité dans la tombe, porte dans son esprit la griffe du mal.

S’en suivent aussi d’éclairantes réflexions sur le monde du travail et l’organisation du corps social. Idées préfiguratrices de la grande idée de la Participation, ce projet qui aurait pu, si la Nation avait eu l’audace de suivre une fois encore celui qui présidait à ses destinées, réconcilier enfin le marché et les travailleurs de France. On pourrait dire que cet entretien demeure « d’une grande modernité ». Nous ne le dirons pas ainsi. Le mot est devenu vénéneux. Et bien au contraire, c’est d’abord à l’intemporalité et donc à l’éternel que se réfèrent les paroles du Général.

Le lecteur retrouvera dans le prochain numéro du Nouveau Conservateur une analyse détaillée de la pensée du Général de Gaulle sur ces questions.

Comment ? Voilà une société, je parle de la société française, voilà une société dans laquelle la machine est la maîtresse absolue et la pousse à un rythme accéléré dans des transformations inouïes. Une société dans laquelle tout ce qui est d’ordre matériel, les conditions de travail, l’existence ménagère, les déplacements, l’information, etc., tout cela, qui n’avait pas bougé depuis l’Antiquité, change maintenant de plus en plus rapidement et de plus en plus complètement.

Une société qui, il y a cinquante ans, était agricole et villageoise, devient industrielle et urbaine ; une société qui a perdu, en grande partie, les fondements et l’encadrement sociaux, moraux, religieux, qui lui étaient traditionnels ; une société qui, en l’espace d’une génération a subi deux guerres épouvantables et qui vit, dans une Europe coupée en deux et au milieu d’un monde qui est bouleversé par la fin des Empires, par l’avènement d’une foule d’États nouveaux dont les peuples frappent à la porte de la prospérité et d’un monde qui est agité dans ses profondeurs – le drame d’hier en Amérique en est un exemple –  par de conflits absurdes et dangereux en Asie, en Afrique, en Amérique ; une société qui, actuellement, dispose d’une information dont les moyens sont colossaux, qui agissent à chaque minute et qui s’emploient essentiellement, vous le savez bien, contre toute autorité, à commencer s’il vous plaît par la mienne,  et qui tapent sans relâche et presque exclusivement sur le sensationnel, le dramatique, le douloureux, le scandaleux ; une société, enfin, qui sait qu’au-dessus de sa tête est suspendue, en permanence, l’hypothèque nucléaire de l’anéantissement.

Comment est-ce qu’on pourrait imaginer que cette société-là soit placide et soit, au fond, satisfaite ? Elle ne l’est certainement pas. Il est vrai que, en échange, si l’on peut dire, de tous ces soucis, de toutes ces secousses qu’elle nous apporte, la civilisation mécanique moderne répand parmi nous des biens matériels en quantité et en qualité croissantes et qui, certainement, élèvent le niveau de vie de tous. Il n’est pas douteux, qu’en moyenne, un Français aujourd’hui mange, se vêt, se chauffe, se loge, se soigne, mieux que son aïeul, que son travail est moins pénible, qu’il a, à sa portée, des moyens de déplacement et d’information tout à fait nouveaux. En même temps, il est vrai que la technique et la science qui se développent parallèlement à l’industrie et aussi vite qu’elle, obtiennent, en s’unissant à elle, des résultats saisissants. La locomotive, le téléphone, l’électricité, ça avait été bien ! L’auto, l’avion, la radio, c’était mieux ! La fusée, la télé, le moteur atomique, le laser, la greffe du cœur, c’est magnifique ! Bref, la civilisation mécanique, qui nous apporte, encore une fois, beaucoup de malheurs, nous apporte aussi une prospérité croissante et des perspectives mirifiques. Seulement voilà ! Elle est mécanique, ce qui veut dire qu’elle enlace l’homme, quel qu’il soit et quoi qu’il fasse. Cela se produit pour le travail ; cela se produit pour la vie de tous les jours ; cela se produit pour la circulation ; cela se produit pour l’information, pour la publicité, etc.

Si bien que tout s’organise et fonctionne d’une manière automatique, standardisé, d’une manière technocratique et de telle sorte que l’individu, par exemple, l’ouvrier n’a pas prise sur son propre destin, comme pour les fourmis dans la fourmilière et pour les termites dans la termitière. Naturellement, ce sont les régimes communistes qui en viennent là surtout et qui engagent tout et chacun dans un totalitarisme lugubre. Mais le capitalisme, lui aussi, d’une autre façon, sous d’autres formes, empoigne et asservit les gens. Comment trouver un équilibre humain pour la civilisation, pour la société mécanique moderne ? Voilà la grande question de ce siècle !

extraits de l’entrevue avec Michel Droit (ina)

Non, du point de vue de l’Homme, la solution communiste est mauvaise.

Le capitalisme dit : grâce au profit qui suscite l’initiative, fabriquons de plus en plus de richesses qui, en se répartissant par le libre marché, élèvent en somme le niveau du corps social tout entier. Seulement voilà ! la propriété, la direction, le bénéfice des entreprises dans le système capitaliste n’appartiennent qu’au capital. Alors, ceux qui ne le possèdent pas se trouvent dans une sorte d’état d’aliénation à l’intérieur même de l’activité à laquelle ils contribuent. Non, le capitalisme du point de vue de l’homme n’offre pas de solution satisfaisante.

Il y a une troisième solution : c’est la participation, qui, elle, change la condition de l’homme au milieu de la civilisation moderne. Dès lors que des gens se mettent ensemble pour une œuvre économique commune, par exemple pour faire marcher une industrie, en apportant soit les capitaux nécessaires, soit la capacité de direction, de gestion et de technique, soit le travail, il s’agit que tous forment ensemble une société, une société où tous aient intérêt à son rendement et à son bon fonctionnement, et un intérêt direct. Cela implique que soit attribué, de par la loi, à chacun une part de ce que l’affaire gagne et de ce qu’elle investit en elle-même grâce à ses gains. Cela implique aussi que tous soient informés d’une manière suffisante de la marche de l’entreprise et puissent, par des représentants qu’ils auront tous nommés librement, participer à la société et à ses conseils pour y faire valoir leurs intérêts, leur point de vue et leurs propositions. C’est la voie que j’ai toujours cru bonne, en 1945, quand, avec mon gouvernement, j’ai institué els comités d’entreprise, quand, en 1959 et en 1967, j’ai, par ordonnances, ouvert la brèche à l’intéressement. C’est la voie dans laquelle il faut marcher.

Michel Droit. – Oui, mon Général, mais nous savons très bien que vous ne concevez pas l’Etat sans, à la tête de cet Etat, une autorité suprême qui, au-delà de toutes les assemblées, décide et tranche. Est-ce que, à travers la participation, vous concevez toujours l’entreprise comme ayant à sa tête une autorité qui, lorsque c’est nécessaire, décide et tranche ?

Dans l’Etat, il y a un président et puis il y a un Premier ministre. Dans toute entreprise, il faut un président et un directeur général même quand, quelquefois, c’est le même personnage. Ça n’est pas du tout contradictoire avec la participation. Je dirai même : au contraire. Dans une participation, dans une société à participation, où tout le monde a intérêt à ce que ça marche, il n’y a aucune espèce de raison pour que tout le monde ne veuille pas que la direction s’exerce avec vigueur. Délibérer c’est le fait de plusieurs et agir c’est le fait d’un seul ; ce sera vrai dans la participation comme c’est vrai partout et dans tous les domaines.

MD. – Oui ! Mais alors, mon Général, il y a vraiment une question qu’on a envie de vous poser. Cette participation à laquelle vous tenez tant, pour laquelle vous avez tellement milité déjà, pourquoi ne l’avez-vous pas faite plus tôt ?

Parce qu’une pareille réforme, personne et moi non plus ne peut la faire tout seul. Il faut qu’elle soit suffisamment consentie et il faut que les circonstances s’y prêtent. Alors, c’est vrai, malgré les quelques pas que j’ai pu faire faire dans cette direction, jusqu’à présent nos structures et nos milieux, et en particulier ceux du travail, ont résisté à ce changement-là.

Seulement, il y a eu maintenant une secousse terrible qui a dû ouvrir les yeux de beaucoup de monde. Si bien que, parce que c’est juste, parce que c’est vital et parce que maintenant, grâce à cette secousse, les circonstances s’y prêtent, on doit pouvoir marcher carrément dans cette voie-là ; il faut le faire. Quant à moi, j’y suis très résolu.

MD. – Mon Général, vous venez de dire que certains milieux, et notamment ceux du travail, s’étaient toujours opposés à la participation. Il est vrai que les travailleurs, ou tout au moins, ceux qui s’expriment en leur nom ont toujours plus ou moins considéré que la participation dont vous parlez c’était du vent, c’était du bluff – si vous voulez bien excuser l’expression. Or, telle que vous la définissez, on a l’impression que pour vous c’est au contraire une sorte de révolution. Dès lors, on se demande tout de suite : la participation est-ce que c’est du vent ? Est-ce que c’est du bluff ? Ou est-ce vraiment une révolution ?

Si une révolution, c’est des exhibitions et des tumultes bruyants, scandaleux et, pour finir, sanglants, alors non ! la participation, ce n’est pas une révolution. Mais si, une révolution consiste à changer profondément ce qui est, notamment en ce qui concerne la dignité et la condition ouvrière, alors, certainement, c’en est une. Et moi, je ne suis pas gêné, dans ce sens-là, d’être un révolutionnaire, comme je l’ai été si souvent : en déclenchant la Résistance ; en chassant Vichy ; en donnant le droit de vote aux femmes et aux Africains ; en créant, à la Libération, par les comités d’entreprise, par les nationalisations, par la Sécurité sociale, des conditions sociales toutes nouvelles ; en invitant le peuple et en obtenant de lui qu’il nous donne des institutions valables ; en lui constituant une monnaie qui lui soit, à la fin des fins, solide ; en réalisant la décolonisation ; en changeant un système militaire périmé en un système de dissuasion et de défense moderne ; en obtenant le commencement de la libération des Français du Canada ; en entamant un processus d’union de l’Europe par le rapprochement de l’Est, du Centre et de l’Ouest ; en favorisant l’avènement des pays sous-développés. Oui ! tout cela, c’était révolutionnaire ; et chaque fois que j’agissais dans ces différents domaines, eh bien ! je voyais se lever autour de moi une marée d’incompréhensions, de griefs et quelquefois de fureurs. C’est le destin. Si bien qu’un de mes ais, car j’en ai tout de même quelques-uns, en évoquant devant moi cette marée, un jour évoquait aussi un tableau primitif, je m’en souviens, qui représentait, me disait-il, une foule qui était menée par les démons vers l’enfer, tandis qu’un pauvre ange lui montrait la direction opposée. Et de cette foule, tous les poings étaient levés, non pas du tout contre les démons, mais bel et bien contre l’ange. Alors, mon ami disait : « Eh bien ! ce tableau pourrait être complété par un autre, où on verrait cette foule, au moment où elle va tomber dans le gouffre, s’arrachant aux démons malfaisants et, à la fin des fins, courant vers l’ange ». C’est de la peinture symbolique et figurative ; mais tout de même, là-dedans, il y a peut-être quelque chose de vrai.

MD. – Mon Général, quand vous parlez de la participation, cela touche évidemment surtout la société industrielle, mais il n’y a pas de mutation possible et générale de la société sans une mutation également du monde agricole.

Il y a une mutation agricole colossale qui se produit en France. Tout le monde y assiste. Une mutation dans les structures, une mutation dans le mode de vie, une mutation dans la production, une mutation dans la coopération ; il s’institue partout des sociétés de participation paysanne. Evidemment, cela ne se passe pas sur le même plan, dans les mêmes conditions que pour l’industrie, c’est tout naturelle, mais cela a lieu et dans le même sens. Cette mutation est en cours ; d’après ce que l’on pense, et je le pense aussi, il faut encore dix ans pour qu’elle ait vraiment abouti ; dix ans dans la vie d’un peuple ce n’est pas grand-chose, vous savez, et dans dix ans on verra que c’est une réussite française.

MD. – Mon Général, nous pourrions évidemment évoquer beaucoup d’aspects des problèmes économiques qui se posent à la France. Votre gouvernement vient d’annoncer, par exemple, une aide aux petites et moyennes entreprises ; une aide financière car ces petites et moyennes entreprises seront encore plus touchées que les autres par la crise et leur trésorerie souvent mise à sec. Cette aide financière est donc très importante. Mais je voudrais que nous arrivions maintenant au chapitre des étudiants. En effet, le premier détonateur de cette crise a été incontestablement les étudiants ; détonateur souvent excessif, souvent désordonné, mais toujours extrêmement sympathique parce que les étudiants, c’est la jeunesse et c’est la France. Pourquoi les étudiants ont-ils été ce détonateur ? Eh bien ! essentiellement parce qu’ils ont considéré, qu’ils ont eu le sentiment, qu’on ne les prenait pas au sérieux et qu’on ne s’occupait pas d’eux, qu’on les laissait un peu tomber. Bien sûr, on pourrait citer beaucoup de chiffres, beaucoup de statistiques sur ce qui a été fait pour la multiplication des locaux scolaires, universitaires, et l’accroissement du nombre des maîtres ; mais les étudiants, et je crois qu’ils ont raison, voient très au-delà des chiffres ; ils voient leur avenir, leurs études, la mutation, la modernisation de leurs études et puis surtout, dans tout ce qu’on entreprend pour eux – et là encore ils ont raison – ils cherchent à voir l’esprit ; or, jusqu’ici, ils ont trouvé que tout cela en manquait souvent, singulièrement ; ils pensent que cela n’aura vraiment de l’esprit que le jour où ils seront étroitement mêlés, associés, consultés, pour tout ce qui est, tout ce qui sera, entrepris pour eux. Dans certains cas, cela a été fait déjà, mais dans des cas hélas ! trop rares et souvent limités. Mon Général, vous avez dit l’autre jour qu’il fallait changer l’université ; tout le monde est d’accord ; il faut la changer, la vieille université de « papa » a vécu, vous êtes d’accord pour changer l’université. Mais comment, encore une fois, dans les grandes lignes comptez-vous vous y prendre, pour accomplir cette mutation essentielle, et pourquoi n’avez-vous pas commencé plus tôt ?

Dans cette crise qui s’est passée à l’université, il y avait deux choses. D’abord l’angoisse des jeunes, des étudiants – qui est infiniment naturelle, je viens, je crois, de l’expliquer – dans la société mécanique, la société de consommation moderne, parce qu’elle ne leur offre pas ce dont ils ont besoin, c’est-à-dire un idéal, un élan, un espoir ; et moi, je pense que cet idéal, cet élan, et cet espoir, ils peuvent et doivent les trouver dans la participation. Et puis, il y a eu la crise de l’université elle-même, qui a étalé sa caducité, son impuissance à se réformer et puis, pour finir, son effondrement, malgré la valeur intellectuelle très grande de beaucoup de ses maîtres. Il n’y a pas de doute que cette université est à reconstruire complètement. Au long des siècles d’Ancien Régime, nos facultés qui étaient réparties sur le territoire menaient une existence distincte et avaient des fortunes très diverses et souvent même, d’ailleurs, très agitées. Napoléon, aidé par Fontanes, a fait de tout ça un grand corps dans un certain but et d’une certaine façon. Le but, c’était de faire accéder aux sommets les plus élevés, aux sommets théoriques de la connaissance, un nombre assez restreint d’étudiants, après quoi, l’élite ainsi dégagée se répartissait comme elle voulait et constituait une pépinière d’hommes supérieurs ; la façon, c’était des cours professés ex cathedra par des maîtres, et puis des examens qui aboutissaient à des diplômes, lesquels diplômes ne déterminaient pas du tout nécessairement le détenteur à une carrière précise et déterminée et n’engageaient pas du tout les employeurs à le prendre. Tout cela est évidemment complètement dépassé.

Alors, sur quels principes faut-il reconstruire l’université ? Il s’agit de faire en sorte qu’elle ne vive plus pour elle-même en dehors des réalités ; il faut qu’elle corresponde aux besoins modernes de notre pays. Notre pays a des activités diverses et parfaitement distinctes les unes des autres. Eh bien ! il faut – et c’est ce que le pays lui demande – que l’université lui fournisse des éléments adaptés à chacune de ces activités-là : ce qui veut dire que chaque discipline universitaire doit correspondre directement à un certain domaine pratique et, qu’inversement, ce domaine pratique assure des débouchés aux étudiants qui ont été formés dans cette discipline-là.

Le lecteur retrouvera dans le prochain numéro du Nouveau Conservateur une analyse détaillée de la pensée du Général de Gaulle sur ces questions.

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