Entretien avec Dominique Motte
Les médias de grand chemin jettent le plus souvent un voile pudique sur le modèle politique suisse, sans doute parce qu’il incarne une voie de sortie possible et praticable que la France pourrait emprunter pour retrouver sa souveraineté. Ce modèle, souvent réduit à quelques clichés, est rarement étudié en détail. Afin de combler cette lacune, Le Nouveau Conservateur a rencontré Dominique Motte, citoyen suisse décidément suisse, au caractère décidément bien trempé, observateur à la fois pointilleux et plein d’audace tel qu’il se révèle dans son ouvrage De la démocratie en Suisse (éd. La Route de la Soie) ; l’ouvrage, fort consistant, décrypte le modèle politique helvète sous la forme d’un dictionnaire amoureux. On y retrouve de multiples entrées que le lecteur dégustera à l’envi, de « jeux d’agent » à « énergie » en passant par « Heidi », « chemins de fer » et « secret bancaire ». La Suisse est un monde à elle seule : arpentons-le avec le plus farouche de ses défenseurs que nous avons rencontré lors d’un de ses séjours à Paris.
Quelle est l’origine historique du système démocratique et souverain de la Suisse ?
Il faut remonter à 1291. Quatre cantons catholiques du centre de la Suisse actuelle sont entourés par les empires européens. Ils sont donc constamment menacés. Nous autres Suisses avons pris l’habitude de repousser les assaillants, ce qui est le premier principe national. Ainsi, les quatre cantons se coalisent et leurs dirigeants se réunissent en cachette dans la plaine du Grütli. C’est la création de la Suisse. Ces petits cantons agrègent autour d’eux de nouveaux territoires et de là, nous parvenons en 1515 à la terrible défaite de Marignan. Conscients d’avoir été battus à plate couture par François Ier, nous demandons alors la paix à la France. Depuis ce jour, nous n’avons plus jamais guerroyé avec qui que ce soit…
Poursuivons à bride abattue jusqu’en 1847. Une « guerre civile » oppose alors cantons catholiques et protestants. Surgit un Français, résidant à Genève, Guillaume Henri Dufour. Celui-ci décide d’envoyer des émissaires dans le canton rival de Fribourg et règle la situation par la diplomatie et la négociation. La guerre dure trois semaines, provoque 300 morts. Les cantons catholiques se rendent et proposent l’élaboration d’une Constitution reposant notamment sur la création d’une chambre haute, le Conseil des États, qui fait face au Conseil National, la chambre basse. Ces deux assemblées ont les mêmes droits et les mêmes compétences ; c’est le bicamérisme parfait – point important, car il s’agit du socle de toute démocratie. L’année suivante, en 1848, nous devenons la Confédération. Ce modèle existe toujours aujourd’hui et n’a varié qu’aux marges.
Quid des fameuses « votations » ? Comment s’organise ce système de démocratie directe ?
De 1291 à 1848, les Suisses votèrent toujours en place publique, à main levée, à l’occasion des Landsgemeinde. Cette pratique perdure encore à certains niveaux de décision, surtout pour les communes qui constituent l’échelon de base de l’architecture de la Suisse. N’oublions pas que le principe de subsidiarité s’y applique en toute matière. Le principe du « 50,1 % » est gravé dans le marbre à compter de 1848. Notons que si le Conseil Fédéral (équivalent du Gouvernement, ndlr) veut changer la Constitution ou adopter des traités internationaux, il doit impérativement avoir recours au référendum – c’est d’ailleurs cela qui prémunit la Suisse d’une entrée dans l’UE ou l’Otan.
On évoque souvent la neutralité comme principe de base de la politique étrangère suisse. Quel est le sens exact de cette stratégie multiséculaire ?
La neutralité suisse est une « neutralité armée ». Elle repose sur une armée de conscription, avec un service militaire fixé au minimum à quatre mois. Notons qu’il n’y a pas de généraux dans l’armée suisse. Et que nous sommes la seule nation du globe capable de protéger la quasi-totalité de sa population dans des abris anti-nucléaires. Ainsi, serons-nous les derniers survivants en cas d’apocalypse atomique… Par ailleurs, nous refusons toute projection de troupes en dehors de notre territoire.
Vous avez également publié un essai Démocratie et si tout était encore possible ? (éd. La Route de la Soie) où vous expliquez que la France n’a rien d’une véritable démocratie.
Tout d’abord, il est certain qu’une institution comme le Sénat français n’a rien à voir avec la Chambre des États. Son pouvoir est considérablement limité et cela contrevient au principe de subsidiarité, socle de la démocratie. Ensuite, il apparaît que les référendums sont régulièrement bafoués en France, celui de 2005 constituant l’exemple le plus terrible. C’est impossible en Suisse. Le Souverain, c’est-à-dire le peuple, est au-dessus des Chambres, au-dessus du président. Dès lors que le Souverain s’est exprimé, aucun recours n’est possible. Enfin, nous n’avons ni Conseil constitutionnel, ni Conseil d’État, ni Cour des Comptes, ni Cour de Justice de la République, ni Caisse des Dépôts, ni Arcom, ni ENA, ni Conseil économique et social, ni Haut-Commissariat au Plan, ni Convention citoyenne sur le Climat… Et nous nous passons fort bien de tous ces aréopages !
Comment la Suisse parvient-elle à faire face aux attaques des euro-atlantistes ? On pense aux assauts de la Commission européenne, qui rêve depuis longtemps de vous intégrer dans l’UE, comme aux manigances de Washington pour exiger la fin du secret bancaire…
Il existe bel et bien un modèle suisse. Je dois dire qu’il est fort dommage de constater que celui-ci ne séduit personne, puisque, jusqu’ici, aucun pays européen n’a songé à nous imiter ! Toutefois, notre système dérange, en particulier au sein des élites. Napoléon, déjà, voulait nous avilir, transformer nos cantons en départements et mettre des préfets à tous les étages… Il rentra bredouille à Paris. C’est le syndrome Guillaume Tell. Pour un Suisse, il est hors de question de se courber devant le représentant d’une puissance extérieure… Nous n’obéissons pas.
Toutefois, nous devons faire face aux pressions du PSS (parti socialiste suisse) qui veut à tout prix que nous entrions dans l’UE. Heureusement, le Souverain s’y opposera sans doute toujours. Il faut ajouter que la fin du secret bancaire, ordonnée par Sarkozy et l’OCDE sur pression américaine, ne fut finalement pas si dommageable : le secret bancaire continue de s’appliquer aux citoyens suisses.
Les 10 principes de la Démocratie Directe, selon Dominique Motte
1 – Comme souverain, je réalise que seul est libre celui qui use de sa liberté.
2 – Je m’engage à avoir peur à tout moment du pouvoir concentré et je comprends qu’il faut éviter à tout prix les grandes inflexions politiques.
3 – Je m’engage à avoir pour objectif recherché de vivre ensemble nos diversités dans l’équité et le respect de l’autre.
4 – Je prends conscience que la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres et que c’est dans la commune que réside la force des peuples.
5 – J’acte que le consensus est de règle aboutissant à un compromis et donc à la collégialité.
6 – J’acte de considérer le 50,1 % comme indiscutable.
7 – Je reconnais qu’il faut attribuer 1 voix = 1 citoyen tant pour les élections à la proportionnelle intégrale que pour les référendums.
8 – Je prends conscience qu’en tant que souverain, j’ai le droit à l’initiative populaire et le droit au référendum facultatif tant pour une révision de la constitution que pour les lois et traités.
9 – Je réalise que la subsidiarité du bas vers le haut est le fondement même de la démocratie.
10 – Je découvre qu’il est moins humiliant d’obéir à un pouvoir qui se présente comme émanant de tous les citoyens que de subir la contrainte d’une force directe extérieure.