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De l’ubérisation à la communauté de travail

Par Jean-Frédéric Poisson

Parmi les évolutions contemporaines du travail, l’une des plus importantes est son «ubérisation» et le développement de la «flexibilité», couplée à une marchandisation universelle. Cela entraîne-t-il nécessairement la fin du salariat, cent fois annoncée? Pas nécessairement, répond Jean-Frédéric Poisson, président du parti politique d’inspiration chrétienne Via, à la fois praticien des ressources humaines et parlementaire particulièrement actif sur ces questions à l’Assemblée: le besoin d’action collective demeure et continue à s’opposer à cette ubérisation…

La marchandisation universelle nous a habitués, spécialement depuis les années 1980, à ne regarder le travail que comme une marchandise. L’apparition, dans les pays occidentaux, du chômage structurel de masse favorise évidemment ce regard, soutenu par la vision libérale de l’économie qui s’est confortablement installée. Le travail dans sa dimension première, c’est-à-dire anthropologique, n’est plus vraiment pris en compte. Il n’est plus guère évoqué que sous le regard de « l’emploi », c’est-à-dire la situation dans laquelle une demande de travail rencontre une offre et se traduit par une rémunération contractuelle.

Ainsi, le travail comme vocation et sa puissance symbolique sont-ils désormais largement absents du débat public. Le travail est réduit à une de ses dimensions, certes fondamentale, à savoir sa conséquence qu’est le salaire. Dans cette perspective, la seule valeur du travail serait sa capacité à produire de la richesse, pour celui qui travaille comme pour l’entreprise qui en bénéficie. À quoi bon se poser des questions au-delà de cette réalité monétaire ?

Le travail réduit à sa conséquence salariale

Cette réduction du travail à sa dimension financière est nouvelle. Le mouvement social à sa naissance au XIXe siècle était largement orienté contre les méfaits du capitalisme industriel, dont l’exploitation des travailleurs était une marque de fabrique. L’Église, à travers ses documents officiels et l’engagement des inventeurs du christianisme social, avait également participé à ce mouvement de contestation, spécialement les encycliques des papes Léon XIII en 1891 dans Rerum Novarum, texte fondateur de la doctrine sociale de l’Eglise, et Pie XI en 1931 dans Quadragesimo Anno. Il s’agissait alors de constituer progressivement le collectif de travail appuyé par le droit, chargé entre autres choses, de garantir le respect des personnes au travail et la distribution d’une juste rémunération. 

Ce mouvement aboutira entre autres choses à la création du Code du travail. À quelques années d’intervalle, deux députés avaient appelé de leurs vœux la création d’un droit nouveau, chargé d’apporter ces garanties. « On semble craindre d’aborder les grandes discussions qui soulèveront les questions du travail. Nous pensons que le devoir du législateur doit être plus vaste, il doit examiner et résoudre les problèmes posés : il doit grouper les textes épars, modifier les textes anciens pour les faire concorder avec les besoins de notre époque et en former un corps de lois qui soit clair et précis. […] De même que nous avons un code de commerce qui règle les rapports des commerçants, un code rural qui règle les rapports des agriculteurs, nous demandons un code du travail qui règle les rapports des travailleurs et de leurs employeurs », déclarait Arthur Groussier, député socialiste, le 14 mars 1886. Près de deux décennies plus tard, son collègue conservateur Charles Benoist, déclarait : « Messieurs, il y a – nul à présent ne saurait le nier – une question sociale. […] Si le code civil n’est en quelque sorte que le code de la propriété, s’il n’est que la Révolution de 1789 légalisée, régularisée, organisée, pourquoi n’essaierait-on pas de légaliser, de régulariser d’organiser à son tour cette seconde révolution qui, plus lente, plus diffuse, moins sensible, moins visible, n’est pourtant ni moins certaine, ni moins profonde que l’autre ? En un mot, puisqu’il y a un code de la propriété, pourquoi n’y aurait-il pas un code du travail » (Journal officiel, 13 janvier 1903).

Cette double orientation, donner au travailleur des droits individuels et une capacité d’action collective, guida la législation française du travail pendant plus d’un siècle, rythmée par quelques événements fondateurs, dont on peut risquer ici une liste incomplète :

- 1881 : le travail des enfants de 6 à 12 ans est empêché par la scolarisation obligatoire ;

- 1884 : la loi Waldeck-Rousseau supprime les lois de la Révolution française qui avaient interdit les syndicats ;

- 1906 : le ministère du Travail est créé ;

- 1910 puis 1912 : le Code du travail est créé comme une compilation du droit existant ;

- 1919 : le Bureau international du travail est créé, au cœur des traités de paix issus de la Première Guerre mondiale ;

- 1936 : les lois du Front Populaire instaurent, entre autres choses, les congés payés ;

- 1968 : accords de Grenelle ;

- 1982 : les lois Auroux renforcent le dialogue social dans l’entreprise…

D’autres décisions réglementaires et législatives ont abouti à donner toujours davantage de poids aux représentants des partenaires sociaux (patrons comme salariés) dans la création de la norme sociale. Le mouvement est toutefois plus tardif : c’est seulement sous le Front Populaire que les organisations syndicales obtiennent le droit de négocier des accords collectifs. Cette capacité sera sans cesse renforcée par la suite. Dans la période récente, le législateur, aiguillonné par les partenaires sociaux, n’a cessé, depuis la loi de 20061 jusqu’aux ordonnances « travail » du premier quinquennat Macron2, de donner aux organisations patronales et de salariés des droits accrus en matière de création de la norme sociale. On peut considérer que les lois actuelles donnent trop de place à la négociation d’entreprise. Il n’en reste pas moins que les circonstances économiques, la diversité et la brutalité de la concurrence rendent, dans de nombreux cas, la rigidité législative incompatible avec la situation concrète des entreprises. Prenons pour exemple la question du temps de travail : seuls les accords locaux peuvent l’aménager de manière adaptée, compte tenu des contraintes des travailleurs saisonniers, du travail de nuit, des amplitudes horaires, du décalage horaire (pour les entreprises internationales s’entend), pour ne citer que ces quelques circonstances. Les entreprises et les salariés ont désormais la possibilité de procéder aux aménagements nécessaires en toute légitimité et légalité. Cette plus grande place laissée aux décideurs locaux, dont la contrepartie est une moindre puissance des accords de branche, marque aussi la volonté de « décentraliser » la création de la norme sociale, et donc le droit du travail : une forme d’individualisation du droit de créer du droit, en quelque sorte, même si le cadre législatif demeure, en l’espèce, indépassable. Au point que, forts de cette évolution, quelques mouvements syndicaux ont pu revendiquer que les accords nationaux interprofessionnels (signés par les partenaires sociaux) puissent bénéficier du même poids que la loi et que cette égalité soit garantie par la Constitution. Cette revendication n’a jamais dépassé le stade d’une demande, mais elle dit bien quelle place a acquise dans notre pays ce que l’on appelle, certainement à tort, la « démocratie sociale ». 

Ainsi, le développement de la législation sociale en France depuis cent cinquante ans est-il marqué par un double mouvement, presque « dialectique » : l’affirmation des droits individuels des salariés, en même temps que la constitution progressive de leur pouvoir collectif d’action. Ce fragile équilibre était sans doute nécessaire, dans la mesure où la logique libérale s’imposant progressivement, la ligne politique dominante visait tout de même à réduire le poids de l’Etat et le pouvoir de la loi dans les relations sociales. Le pouvoir collectif des partenaires sociaux était le seul moyen de fournir, dans ce contexte, une protection suffisante aux salariés. 

Retour en force de l’individu

Les années 2010 marquent le « retour en force » de l’individu dans la détermination des lois du travail. Les évolutions qui marquent beaucoup d’organisations ont favorisé l’émergence de revendications très individuelles. Nous en prendrons trois exemples récents :

- l’irruption massive du télétravail, accéléré par la crise de la Covid, mais dont les principes comme la pratique étaient acquis bien avant le démarrage de la crise sanitaire ; 

- la légalisation du droit à la déconnexion, devenu nécessaire compte tenu de l’emprise des technologies sur la vie des salariés ;

- la reconnaissance progressive, lente, mais effective des risques psychosociaux et de leur lien avec le monde professionnel.

Ces trois mesures vont dans le sens d’une affirmation plus marquée des droits individuels et de leur déclinaison au sein d’une organisation de travail. 

Le télétravail vise à une meilleure qualité de vie du salarié, en réduisant ses temps de transport hebdomadaire, en espérant ainsi augmenter sa productivité horaire et parfois même économiser des mètres carrés de bureaux.

Le droit à la déconnexion est venu sanctuariser le temps hors temps de travail, en le déclarant indisponible pour l’employeur. Tant il est vrai que, dans de nombreuses entreprises, on ne connaissait pas réellement la notion que les Américains appellent after hours. Ce mépris de la séparation indispensable entre la vie professionnelle et la vie privée conduisait à des situations de harcèlement insupportables pour les salariés et par ailleurs absolument inefficaces (à long terme en tous cas) pour les entreprises. La reconnaissance des risques psychosociaux en entreprise a également pris beaucoup de temps. La question n’est pas celle de la réalité de ces pathologies ni de leur fréquence. C’est celle de leurs causes. De manière caricaturale, on pourrait dire que, dans le dialogue entre le patronat et les syndicats de travailleurs, les positions sont les suivantes : le patronat prétend que l’entreprise n’est jamais responsable de rien, quand les salariés affirment qu’elle est responsable de tout. On est souvent assez loin de la nuance indispensable pour traiter ce genre de questions.

L’émergence de ces trois sujets dans les débats sociaux est une marque forte de l’impact de l’individualisme sur le monde du travail. En effet, chacune de ces dimensions porte la marque de l’isolement dont souffrent aujourd’hui beaucoup de salariés dans nos organisations. Malheureusement, elles sont le plus souvent traitées dans leurs effets que dans leurs causes. 

Le télétravail nourrit cet isolement, au point que de nombreux managers aujourd’hui se demandent s’il est réellement compatible avec le travail en équipe, la transmission de savoir-faire et donc le maintien des compétences au sein des organisations, sans compter que l’on n’apprend pas à diriger une équipe par correspondance. Quel genre de cadres seront demain les jeunes qu’on envoie aujourd’hui massivement travailler chez eux ?

Les causes professionnelles des pathologies psychologiques, quant à elles, sont multiples et connues : conflit de valeurs, organisations déshumanisantes, perte du cœur de métier, pressions managériales constantes, humiliation et harcèlement, etc. Il est clair qu’aucune organisation, même la plus vigilante et la mieux structurée, n’est à l’abri d’accidents de ce genre. Mais reconnaissons que l’affaiblissement du collectif de travail a favorisé, dans la dernière période, l’installation non plus accidentelle mais habituelle de l’un ou l’autre de ces facteurs. Il fallait protéger les travailleurs contre les évolutions néfastes du monde : respecter sa dignité au-delà ou alentour des questions liées à la seule rémunération.

Ainsi, l’individualisation comme marque de l’évolution de la règlementation du travail ne va pas nécessairement dans le sens univoque de l’intérêt du salarié. Du reste, le détachement des salariés par rapport au collectif de travail, qu’il soit provoqué ou simplement « traité », pourrait avoir à terme des conséquences sur l’existence du
salariat lui-même. 

La fin du salariat?

En effet, l’idée de la fin du salariat n’est pas morte. Nathalie Kosciusko-Morizet, ancien ministre et candidate à la primaire présidentielle de la droite et du centre en 2016, l’avait reprise à son compte comme une de ses idées phares. Elle pensait, comme tous ses défenseurs, que la fin du salariat était la seule voie possible de fournir un revenu suffisant à l’ensemble de la population. Elle rejoignait également l’ancien ministre Hervé Novelli, « inventeur » de l’auto-entrepreneur, persuadé quant à lui que l’objectif d’un million d’auto-entrepreneurs était raisonnable et bénéfique pour
notre économie. 

Cette vision très flexible de la production de richesses ressurgit de manière régulière, plus ou moins discrète, avec d’autant plus d’impact que tout est marchandisable dans notre monde, où l’on demande aux personnes une flexibilité toujours plus grande. D’ailleurs, les principales évolutions du droit du travail, en ce qui concerne le contrat, portent sur une flexibilité accrue, à son début comme à sa fin, cela depuis la loi de 2008 sur la rupture conventionnelle jusqu’à la loi El Khomry de 2016. 

Retrouvez la suite de cette analyse de Jean-Frédéric Poisson dans le numéro XIII du Nouveau Conservateur, actuellement en vente. 

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