Entretien d’ Eric Verhaeghe, directeur du Courrier des Stratèges, avec Paul-Marie Coûteaux
Etonnant et charmant personnage qu’Eric Verhaeghe ! Né en 1968 à Liège dans une famille modeste (ses grands-parents maternels étaient paysans en Charente, ses grands-parents paternels ouvriers à Liège), il éparpille sa jeunesse entre petits boulots et grandes études (maîtrise de Philosophie à Paris-I, DEA d’histoire) avant d’entrer à la Ville de Paris, puis au Ministère de l’Education Nationale, et finalement à l’Ecole Nationale d’Administration – peut-être un peu par hasard, auquel ce touche-à-tout aux curieuses lunettes vertes semble s’être confié une fois pour toutes. Verhaeghe ne reste d’ailleurs pas très longtemps dans la fonction publique: ce libéral d’esprit et de tempérament (on verra à nos controverses ci-dessous que les traditions conservatrice et libérale ne se juxtaposent pas tout à fait…), ce bon vivant qui regarde la vie et le monde avec un fin sourire amusé, l’Administration l’impatiente un peu : il lui faut des postes plus risqués, et de ce fait plus importants. Il entreprend alors une carrière originale dans les instances patronales françaises, qu’il représente dans divers organismes paritaires, devenant notamment président de le puissante APEC (Association Pour l’Emploi des Cadres), poste exposé dont il démissionne avec fracas pour fonder diverses sociétés (Parménide, cabinet d’innovation spécialisé dans l’élaboration de réseaux sociaux ; Tripalio ; Cosmico ; etc.). C’est alors que survint ce que nous nommons « l’Opération Covid », à la faveur de laquelle il apparaît, très tôt, sur divers sites et web-télés pour poser des questions cadrant mal avec la thèse officielle du virus transmis au monde par un animal exotique du marché de la ville chinoise de Wuhan et autres vérités présentées comme scientifiques qui se révélèrent de saumâtres mensonges. Je l’ai découvert répondant avec beaucoup de sagacité aux questions de TVLibertés et bien que j’eus très tôt l’intuition qu’il y avait dans cette extraordinaire affaire « anguille sous roche », il fut le premier à éclairer ce qui n’était encore pour moi que des interrogations, puis découvris un de ses sites, Le Courrier des Stratèges, que j’invite nos meilleurs lecteurs à suivre. Ce fut au long de deux agréables déjeuners que je découvris mieux son personnage, le sens du libertarisme dont il se réclame en en renouvelant l’image, et ses vues aiguës sur l’affaire qu’il développe dans un livre Le Great Reset : mythes et réalités, commentaire appliqué du livre qu’ont publié dès juin 2020, Thierry Malleret, économiste qui fut proche conseiller de Michel Rocard, et Klaus Schwab, ingénieur allemand né en 1938, devenu président du Forum Economique Mondial, sis à Davos, d’où il supervise, tel un Zarathustra, les politiques des grands Etats, recevant en maître-chef les maîtres du monde, ces présidents et chefs de gouvernement dont l’élection n’a sans doute pas la pureté des hauteurs suisses… Les conversations avec Eric Verhaeghe nous hissent sur de toutes autres hauteurs, d’où s’aperçoivent les mutations de l’actuel capitalisme de connivence, le grand avenir des méthodes de contrôle social, et pire encore, ce que sera « l’Homme du XXe siècle ».
Vous êtes très tôt entré en scène dans l’affaire de la Covid. Qu’estce qui vous a mis « la puce à l’oreille » pour que vous posiez si tôt des questions, – vous même et le site que vous animez avec quelques amis, « le Courrier des Stratèges » ? Au passage, pouvez-vous nous présenter ce site, et aussi, nous dire le rapport entre l’« épidémie » et la stratégie ?
Voilà beaucoup de questions en même temps ! Quelques mots peut-être sur le Courrier des Stratèges auquel collabore notamment Edouard Husson. Il fut lancé voici un an sous forme de quotidien en ligne. Nous dépassons le million de vues mensuelles, en auto-financement. Nous sommes indépendants, et avons adopté une ligne libertarienne, avec une sensibilité plus ou moins conservatrice selon les auteurs. L’idée de transformer ce blog libertarien, initialement consacré aux « signaux faibles » de l’actualité en site indépendant financièrement et doté d’une équipe d’aujourd’hui sept personnes est largement née de la Covid. Dès la crise de l’hydroxy-chloroquine, l’ancien haut fonctionnaire que je suis a senti qu’il se passait quelque chose d’anormal dans la machine étatique. L’orchestration d’une crise brutale et la surréaction manifeste à tout discours alternatif, à toute forme de doute, fut et reste encore un mystère. Dès les premiers jours de confinement, un « narratif », comme on dit maintenant, totalement totalitaire et dogmatique s’est mis en place sur à peu près tous les sujets. Nous ne sommes pas encore au bout de ce que nous pourrons savoir un jour. Mais il est manifeste que des forces extérieures ont interféré dès le début avec le cours normal des choses, et que la gestion de la crise sanitaire a été orientée et instrumentalisée à des fins très politiques. Il m’a semblé utile de m’entourer de compétences pour maintenir le combat en faveur des libertés, et « déconstruire » les affirmations de la propagande chaque fois que c’était possible.
Au début de votre livre (p. 13), vous posez, comme en passant, une question d’allure anodine : « Lorsque les Gouvernements décident de recourir aux confinements, et à diverses restrictions des libertés, agissent-ils parce qu’ils ont lu ou écouté Schwab ou simplement parce que les éléments politiques à leur disposition leur recommandent d’agir de la sorte ? ». Ce sont ici deux hypothèses, de sorte que ma question sera double : qui est ce Schwab, créateur et président du forum de Davos, qui aurait tant d’influence sur les chefs d’Etat et de Gouvernement de la planète ? Comment expliquer que son livre tirant les leçons de la « pandémie » et annonçant ses conséquences, la plupart réputées par lui formidables, soit soumis au sommet de Davos de juin 2020 – donc écrit au tout début d’une épidémie dont on ne connaissait pas l’ampleur ? Curieux calendrier, non ?
Klaus Schwab est méconnu de l’opinion publique et c’est injuste. Ce fils d’un industriel allemand, né en 1938, qui a vu des Juifs travailler gratuitement dans l’usine de son père pendant la guerre (sa famille est en partie suisse, mais ses parents se sont installés en Allemagne en 1933 pour participer au réarmement industriel allemand, le jeune Schwab passant la première partie de sa vie dans la ville de Ravensbourg – ndlr) a bâti sa fortune grâce au Forum de Davos dont la première version date de 1969. C’est en partie grâce à la Commission Européenne qu’il est parvenu à transformer son événement de 1969, très « technique» au départ, en un grand rendez-vous de la mondialisation. C’est surtout ce qu’il faut retenir de Schwab. Il a fait de Davos le cerveau de l’idéologie mondialiste, selon laquelle les Etats-nations sont des structures ringardes, et selon laquelle la planète doit être dirigée par une cascade d’instances multilatérales réservées à une élite détentrice des Lumières. Davos est un lieu où les mondialistes aiment à se réunir pour dégager un « mainstream » (disons-le en anglais – ndlr), une vision commune, et réseauter entre eux. C’est un peu la force de l’habitude qui a fait de Davos ce rendez-vous de caste où des gens déracinés se rencontrent pour dire du bien du déracinement. Mais l’intelligence de Schwab a consisté à faire évoluer la formule, notamment en pariant sur la Chine. Xi Jinping est devenu un intervenant régulier du Forum. Schwab a d’ailleurs été décoré par le leader chinois en personne.
Cette anecdote donne une bonne idée du rôle crucial de « tête de réseau » que Schwab a fini par jouer au cours du temps. Il lui a fallu au moins trente ans pour bâtir cette influence. Vous posez à juste titre la question du « délit d’initié », en quelque sorte, dont Schwab aurait bénéficié sur l’apparition de la Covid. Je ne suis pas capable de répondre à cette question, et j’attends que l’histoire fasse son œuvre de documentation incontestable. En revanche, l’hypothèse d’une épidémie dévastatrice n’était nouvelle pour personne. Rappelons qu’en 2009, le H1N1 avait constitué une répétition générale de l’exercice Covid. Davos a travaillé sur ce sujet pendant toute la décennie ! Par exemple, en 2015, c’est à Davos que Bill Gates lance la plate-forme INFUSE qui doit accélérer la création de vaccins. C’est toujours à Davos que, deux ans plus tard, Bill Gates lance le CEPI, consacrée à la recherche sur les vaccins contre les SRAS et autres virus proches du Covid. Je détaille tout cela dans mon prochain livre, Agenda du Chaos. Je ne sais pas si Schwab savait que la Covid arriverait ; en revanche, je suis absolument sûr qu’il savait comment réagir en cas d’apparition de la maladie, puisque tout ceci était anticipé. Il ne lui a donc pas fallu beaucoup de temps pour dire quoi faire, et surtout comment tirer parti de cette épidémie pour son obsession : réformer « le monde d’avant » et préparer « le monde d’après ».
Notons que c’est aussi l’obsession d’Emmanuel Macron… Second volet de la question précédente : quand vous évoquez « les éléments politiques à la disposition des Gouvernements », à quoi faites-vous allusion ? Autrement dit, connaît-on la façon dont sont « informés » les Gouvernements ? Vous évoquez aussi des « notes qui circulent dans les allées du pouvoir ». De quoi s’agit-il ?
Votre question est amusante, puisque l’histoire a commencé à faire son œuvre dans ce dossier, et l’on sait maintenant que, très tôt, des cabinets de conseils mondialisés comme Mc Kinsey ou Accenture ont murmuré à l’oreille des dirigeants sur la conduite à tenir durant la crise. C’est probablement à eux que l’on doit l’invention du passe-sanitaire comme outil de « crédit social » à la chinoise. On constate des choses troublantes. Par exemple, dès le mois d’août 2020, Bercy produit un plan de relance économique dont beaucoup de mesures se trouvent dans le Great Reset de Schwab paru quelques semaines plus tôt. Cela intrigue. On se demande comment l’idéologie du Great Reset a pu percoler aussi vite jusque dans les bureaux de Bercy où des rédacteurs conçoivent des mesures loin du sommet du pouvoir et de tout pouvoir extérieur. Il y a là matière à de longues recherches dans les archives pour comprendre comment tout cela s’est passé. C’est vrai en France, c’est vrai ailleurs. Par exemple aux Etats-Unis, où le ministre Buttigieg, ancien Young Leader repéré par Davos, a appelé à un investissement dans les plate-formes logistiques pour lutter contre les pénuries. C’est précisément l’un des axes d’investissement prônés par Schwab ! Ces coïncidences sont tout de même curieuses.
Vous pointez « le remplacement de la volonté démocratique par un glougi-boulga multilatéral », multilatéralisme dont vous écrivez « qu’il est une voie commode pour gouverner sans avoir à composer avec la volonté populaire » ; les peuples, qui croient que leurs gouvernements gouvernent, ne saisissent pas la formidable redistribution des pouvoirs que ce multilatéralisme opère à l’échelle mondiale au détriment des Etats. Davos est-il simplement le symbole, en somme la face extérieure, ou le vrai cœur du cénacle ? Frappantes sont les images, diffusées par le World Forum, où l’on voit des chefs d’Etat en télé-conférence parler avec le grand M. Schwab comme pair et compagnon…
Je ne pense pas que Davos soit un cœur de décision. Les cœurs de décision, au sens où vous l’entendez, ce sont plutôt les G7, les G8, les G20, les COP, et autres grandes rencontres organisées par des sherpas, lesquels tiennent la machine. Davos est, d’une certaine façon, beaucoup mieux que cela : c’est le cœur de l’influence. On s’y retrouve pour réseauter, pour faire consensus, pour agrandir le cercle de ses connaissances et de son influence. Donc, on rentre dans le moule. On imite, on répète. C’est à cela que sert Davos : à faire en sorte que des gens qui ont des intérêts communs en prennent conscience et s’organisent pour les promouvoir. A Davos, on ne décide pas, on est en amont de la décision. C’est cela qui est essentiel, et qui en fait la force.
Vous assumez votre « libéralisme » (vous vous dites même « libertarien ») face à des oligarchies mondiales que des esprits rapides traitent de « libérales », alors qu’elles sont (M. Macron l’a bien montré) hyper-étatistes, autoritaires et souvent liberticides, leur modèle étant ce mélange de capitalisme et d’étatisme centralisé qu’est la Chine communiste, pour laquelle les oligarques de Davos éprouvent, écrivez-vous, une véritable fascination. Pourrait-on aller jusqu’à dire, comme vous le suggérez du bout de la plume, que le communisme, tant craint au temps de l’Union Soviétique, s’impose finalement à l’Europe par la Chine ?
Je dirais que le modèle chinois constitue un vrai pôle d’attraction pour la caste mondialisée, même si elle ne l’assume pas vraiment, parce que la Chine est parvenue à nourrir l’illusion qu’elle pouvait assurer une croissance économique forte, un développement rapide et une stabilité sociale grâce à des mécanismes de contrôle massif. Pour la caste, qui est effrayée par la montée des populismes (Trump, Brexit, Gilets Jaunes…), le modèle chinois est la solution. Le modèle chinois présente un autre avantage : il permet à une élite de s’enrichir grâce à une connivence entre intérêts privés et intérêts publics. De ce point de vue, la Chine assure le triomphe de ce qui ressemble beaucoup au « capitalisme de connivence » en vigueur dans nos pays, où les technostructures publique et privée nourrissent de multiples connexions pour faire des affaires, très souvent avec l’argent du contribuable. Progressivement on comprend que des gens comme Schwab ont épousé la cause chinoise sans le dire (on pourrait dire qu’ils ont « les actes sans la foi ») pour une raison assez simple : celle de la cupidité. Dans un monde où le modèle consumériste s’épuise, un bon dirigisme à la chinoise, qui protège et finance les grandes entreprises et leur management, est une solution commode. Je poursuis ici votre critique contre le prétendu libéralisme du système. Dans la pratique, l’enchaînement de décisions qui a conduit à un capitalisme de connivence est quand même la conséquence du néo-libéralisme, cette forme bâtarde, étatiste, du libéralisme, inventé par le colloque Lippmann de 1938. C’est en 1938 que les intellectuels libéraux européens valident l’idée que l’Etat est légitime à se mêler de «régulation », de santé, d’affaires éducatives, etc. Le tournant pris par le libéralisme européen à cette époque (tournant qui sera contesté en 1945 par Mises, Hayek ou Popper) ouvre alors la voie à ce qui est aujourd’hui ce fameux « capitalisme de connivence » qui exige de l’Etat qu’il réglemente le « marché » pour en améliorer prétendument le fonctionnement. C’est ainsi qu’apparaît une technostructure étatique dont le métier est de régir l’activité des entreprises. Cette évolution est fondamentale pour comprendre comment, par exemple, l’Inspection des Finances est devenue un gisement de recrutements pour l’industrie bancaire. De la fonction de régulateur à la fonction de régulé, il n’y a qu’un pas, qui est dangereux…
Retrouvez la suite de cet entretien dans le sixième numéro du Nouveau Conservateur.