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L’Europe voit-elle qu’un formidable empire se crée à ses portes ?

par Alexandre del Valle

Docteur en histoire contemporaine, géopolitologue renommé, enseignant-chercheur spécialiste de l’islamisme et du monde arabo-musulman, Alexandre del Valle est également l’auteur de nombreux ouvrages, dont les célèbres « Le projet : la stratégie de conquête et d’infiltration des frères musulmans en France et dans le monde », « La Turquie dans l’Europe – Un cheval de Troie islamiste ? » ou encore « Le Dilemme turc ou les vraies raisons de la candidature d’Ankara ». C’est justement sur les ambitions néo[1]ottomanes du président Erdogan qu’Alexandre del Valle revient ici : après deux décennies d’un étrange aveuglement collectif, le monde politique européen semble peu à peu sortir de sa léthargie : personne ne vante plus la modération de ce chef d’Etat qui, désormais ouvertement, se rêve en Sultan d’un nouvel Empire Ottoman. Ses ambitions, qui nous semblaient lointaines, sont devenues des menaces très actuelles pour des pays comme la Grèce, Chypre ou encore l’Arménie, contrées où se trouvent justement les berceaux de notre civilisation. Elles gagnent partout du terrain, dans le Caucase, au Proche-Orient, en Afrique, dans les Balkans ou en Europe, où ses armes sont multiples. L’Empire Ottoman marque des points sur de nombreux théâtres, comme le montre ici Alexandre del Valle en les examinant l’un après l’autre.

Depuis deux décennies, la Turquie d’Erdogan confirme ses visées impérialistes en reprenant pied dans les anciennes provinces ottomanes (Chypre, Grèce, Irak, Syrie, Libye, Tunisie). Après trois opérations militaires dans le Nord de la Syrie, Erdogan a repris sa politique d’ingérence en Libye et dans le Caucase, en soutenant l’offensive azérie contre les Arméniens du Nagorni-Karabakh. Nostalgique du Califat ottoman, le président turc veut élargir aux anciennes colonies ottomanes la «profondeur stratégique» de son pays, cela au nom, officiellement, de «la défense des musulmans» et des «minorités turques» persécutées. Cette diplomatie belliciste ne menace pas seulement la Syrie ou la Libye ; l’armée turque a souvent effectué des raids militaires en Irak, pour «défendre» les minorités turkmènes, et viole presque chaque jour les eaux et l’espace aérien de la Grèce ; un bellicisme qui s’accentue depuis que d’immenses réserves de gaz et pétrole off-shore ont été découvertes en Méditerranée orientale.

La Turquie est non seulement un territoire de transit pour le gaz et le pétrole arabes et perses du Golfe, mais aussi turcophones et russes de la zone Caucase-Mer Caspienne, mais elle convoite aussi les énormes réserves de gaz off-shore découvertes au large de la Syrie, du Liban, de Chypre, de la Grèce, de Libye, d’Israël et de l’Egypte, contestant les accords de délimitation des Z.E.E., zones maritimes exclusives. Ankara mène ainsi des activités de forage illégales au sud de Chypre et empêche par sa flotte navale militaire les entreprises française, italienne et chypriote de forer au sud de Chypre. Une provocation inouïe que l’UE a condamnée en novembre dernier, bien en vain.

Les ambitions islamo-impérialistes d’Erdogan

Depuis 1974, Chypre est victime d’une partition du fait de l’occupation du tiers nord de ses territoires par les troupes turques, cela au parfait mépris de la légalité internationale et des conventions onusiennes. La découverte, ces dernières années, de gigantesques gisements gaziers en Méditerranée orientale n’a fait qu’attiser les tensions entre Ankara et Nicosie. Quant à la Grèce, elle est, d’un point de vue civilisationnel, considérée comme un ennemi historique par le nouveau centre névralgique de l’internationale islamo-djihadiste, Ankara.

Depuis mai 2018, Erdogan menace périodiquement, et publiquement, la Grèce d’une invasion des îles de la Mer Egée (grecques) revendiquées par Ankara. En Libye, le nouveau Sultan, pour se couvrir d’un semblant de « légalité », a signé avec l’ex-gouvernement dit d’union nationale (GNA) de Fayez Al-Sarraj un accord controversé de délimitation maritime, faisant valoir ses « droits » sur de vastes zones en Méditerranée orientale. Cet accord unilatéral obéit à la stratégie de conquête islamiste dont Erdogan est devenu le principal chef de file depuis le « printemps arabe ». En faisant voter par le Parlement turc une motion l’autorisant à envoyer des militaires en Libye, Erdogan a franchi une étape supérieure de l’escalade armée risquant d’embraser toute la région. Comme au début de la crise syrienne, il préférera, avec le soutien financier et logistique du Qatar, transférer en territoire libyen ses armées irrégulières qui opéraient en Syrie et en Irak – armées irrégulières constituées de terroristes de Daech, Al-Qaïda, Al-Nosra, etc., qui constituent une menace majeure sur les deux rives de la Méditerranée. Deux compagnies ont assuré ce transfert : Afriqiyah Airways et Al-Ajniha, dont le propriétaire n’est autre que le libyen Abdelhakim Belhaj, ex-chef du Groupe islamique combattant libyen, devenu «gouverneur militaire de Tripoli» après la chute de Kadhafi. Notons que, selon les services de renseignement de plusieurs pays méditerranéens, Belhaj se serait considérablement enrichi depuis la chute du colonel Kadhafi grâce au trafic de migrants qui lui aurait permis d’amasser une fortune de deux milliards de dollars.

La grande ambition du panturquisme

Le 27 septembre 2020, une nouvelle guerre a éclaté dans le Haut-Karabakh, lancée cette fois-ci par l’Azerbaïdjan avec l’aide d’une coopération stratégique turque des plus officielles. Les forces azéries ont eu l’avantage, utilisant l’argent de la manne pétrolière, pour acheter des armes et drones de haute technicité à la Turquie. Celle-ci envoya également des mercenaires djihadistes de Syrie, exfiltrés et entraînés par la société de mercenaires SADAT du général Adnan Tanriverdi. Ce proche d’Erdogan a recruté pendant des mois des milliers de combattants islamistes et djihadistes cantonnés, depuis l’échec de Daech et de la rébellion sunnite anti-Assad, dans le Nord-Ouest de la Syrie, sous contrôle turc. Les Arméniens ont perdu la guerre et ont dû restituer nombre de territoires azéris du Haut-Karabakh ainsi que le corridor reliant l’Azerbaïdjan à la Turquie via le Nakhitchevan (république autonome de 400 000 habitants aujourd’hui peuplée d’Azéris, mais jadis d’Arméniens qui en ont été expulsés), tout cela dans le cadre de négociations entre la Russie, traditionnel protecteur des Arméniens – mais désireuse de conserver un équilibre dans le Caucase – et la Turquie, pour la première fois présente dans «l’étranger proche» russe…

Bien qu’étant une nation indépendante distincte de la Turquie, de confession majoritairement chiite, l’Azerbaïdjan, de langue et d’ethnie turques, est perçue par Ankara comme une «nation sœur» : les nationalistes pan-turquistes ont d’ailleurs toujours rêvé de fusionner la Turquie avec les pays turcophones du Caucase (Azerbaïdjan et autres minorités «tatares») ou d’Asie centrale (Turkménistan, Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan). De tous ces pays, l’Azerbaïdjan est le plus proche linguistiquement de la Turquie, mais cette dernière est «coupée» des «frères azéris» par l’obstacle géographique qu’est l’Arménie.

Le président turc a ainsi fait d’une pierre deux coups : en appuyant cette guerre, il fait oublier des problèmes économiques et politiques intérieurs, consolide l’alliance électorale de son parti l’AKP avec les nationalistes pan[1]turcs du MHP, et renforce la présence turque dans la région stratégique (riche en hydrocarbures) du Caucase turcophone, alors que la Turquie manque d’énergies fossiles et ne veut pas dépendre du gaz russe. Certains disent que la Russie a «abandonné» les Arméniens et a cédé aux revendications d’Erdogan. Une lecture moins idéaliste des évènements doit nous rappeler que Moscou ne défend officiellement que l’Arménie reconnue internationalement, c’est-à[1]dire dépourvue du Haut-Karabakh, et qu’en suscitant un accord de cessez-le[1]feu sauvant les Arméniens de la catastrophe tout en donnant des satisfactions aux Azeris, la Russie de Poutine accroît en fait son influence dans le Caucase en tant que puissance d’équilibre dans le nouveau « Grand Jeu » russo-turc.

Ankara et ses transferts en djihadisme

A partir de fin 2016, Erdogan a négocié avec Moscou, Téhéran et Damas l’exfiltration de combattants islamistes pro-turcs et de djihadistes divers que la Turquie était censée neutraliser, mais qu’elle a en fait utilisés pour massacrer les Kurdes au nord de la Syrie – puis qu’elle a laissé prospérer à Idlib, où sont concentrés 12 000 djihadistes d’Al-Quaïda. Faisant d’une pierre deux coups, Erdogan justifie sa politique de transfert de djihadistes de la Syrie vers la Libye par le fait qu’Ankara aurait le devoir d’aider le gouvernement pro-Frères musulmans à résister aux assauts du Maréchal Haftar, qu’Erdogan ne veut surtout pas voir stabiliser et réunifier la Libye. Ces milices islamistes pro-turques ont commis de terribles crimes de guerre en Syrie – notamment la division Sultan Murad, les brigades Suqour al-Sham (Faucons du Levant) ou Faylaq al-Sham (Légion du Levant), forte de 4 000 hommes affiliés aux Frères-musulmans égyptiens. Une partie d’entre eux ont été «recyclés» dans le Caucase pour combattre les Arméniens du Nagorni-Karabakh.

Les Européens sont plus concernés qu’ils ne le croient par les menées turques : l’accord signé par Ankara avec le gouvernement d’union nationale (GNA) libyen de Fayez Al-Sarraj permet à la Turquie de disposer d’une base et de ports en Libye, d’où partent les bateaux de migrants pour l’Italie – ce qui n’a rien de bon pour les Européens. Le néo-sultan turc, grand adepte des rapports de force et des chantages (chantage aux migrants, ou chantage aux 50 ogives nucléaires américaines abritées dans la base turque d’Incirlik, qu’il menace de confisquer), cache de moins en moins son mépris envers les Européens, pourtant si culpabilisés. Le risque de voir une partie de ces djihadistes acheminés par l’armée turque se faufiler parmi les masses de migrants illégaux est un casse-tête sécuritaire pour l’Europe. Par exemple, Alagie Touray, citoyen gambien arrivé à Messine (Italie) depuis la Libye, au printemps 2018, avait planifié une attaque en Europe.

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