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Le spatial, stade ultime de la puissance

Par François Martin

Parce qu’il est complexe, technique et «dans les nuages», et parce que les opinions n’en perçoivent pas directement les enjeux, le domaine spatial ne fait pas partie des préoccupations quotidiennes des Français, ni de leurs grandes inquiétudes. Pourtant, ce que l’on y construit peu à peu est susceptible, véritablement, de «changer la face du monde», et ne va pas dans le sens de l’indépendance de notre nation…

La capsule vidéo consacrée au spatial, récemment produite par Alain Juillet dans son émission La source, est très intéressante, car elle donne, dans ce domaine complexe, les principales informations permettant de comprendre les enjeux de cette industrie. On peut cependant y ajouter quelques réflexions complémentaires.

Le spatial civil, une recherche de puissance

Pour ce qui concerne le spatial civil, il faut bien rappeler que le but ultime de ces développements n’est ni la science, ni le service, mais bien la recherche de puissance, la puissance étant elle-même génératrice de pouvoir et de domination, et la domination de richesse. En effet, l’espace – et c’est vrai tant aujourd’hui pour les télécommunications, la géolocalisation, ou encore la surveillance des cultures, que demain, pour la surveillance des mouvements de la terre, les déformations des structures ou bien d’autres applications – est le point de passage obligé et indispensable de la production des données, un lieu où il faut être. De même qu’autrefois, celui qui tenait les détroits, les ports, les montagnes ou les défilés était le maître des lieux de passage, et donc de la puissance, de même aujourd’hui, celui qui «tient» l’espace tient le monde.

Ceci est d’autant plus vrai que la bataille précédente, celle de l’information de masse, s’est soldée par la victoire de quelques oligarques, américains pour la plupart, qui parviennent aujourd’hui, d’une façon totalement anormale à imposer leur philosophie, leurs normes et leurs opinions politiques non seulement aux opinions mondiales, mais même aux chefs d’États, et même – on l’a vu lors de la dernière campagne présidentielle américaine – au plus puissant de tous, le Président américain. Après leur victoire pour contrôler les flux d’information, les «contenus», quoi de plus naturel pour eux que de se lancer dans la bataille ultime, celle des «contenants», c’est-à dire les satellites et les lanceurs ? En fait, c’est la question de «l’étage supérieur» de l’internet qui se joue. S’ils y parviennent, on peut penser que leur domination sur le monde sera complète, ou presque.

Des moyens offensifs comme défensifs

À côté de ces enjeux civils, il y a les enjeux militaires. Bien entendu, le raisonnement fait à propos du contrôle civil de l’espace comme moyen de domination du monde est le même sur le plan militaire, avec une donnée supplémentaire, celle de la possibilité de la guerre, soit défensive, soit offensive.

D’une certaine façon, on peut penser que l’espace pourrait être le lieu parfait de la guerre, dans ces deux aspects. De tous temps, les stratégies guerrières ont évolué entre la guerre offensive et la défensive : du mirmillon au rétiaire, des cavaliers parthes aux «tortues» romaines, des châteaux-forts aux hordes barbares, de Bonaparte à la «terre brûlée» d’Alexandre 1er, de la guerre éclair d’Hitler à la défense héroïque de Stalingrad, de Fisher à Spassky, et même, au football, du «jogo bonito» brésilien au «catenaccio» italien, chaque fois se sont affrontés, à la guerre ou au jeu, les «offensifs» et les «défensifs», avec un avantage selon les époques, les technologies ou les talents, pour les uns ou les autres.

La dissuasion nucléaire a semblé marquer le triomphe de la guerre défensive, puisqu’elle gèle, par la terreur, les guerres offensives, du moins celles de forte intensité. Mais les futurs conflits de l’espace semblent bien consacrer le stade ultime de la guerre, puisqu’ils seront à la fois offensifs et défensifs. Défensifs, parce qu’ils permettront, à travers les satellites, de tout voir, de tout écouter et de tout savoir de l’adversaire, donc de mieux se défendre, mais aussi offensifs, puisque le brouillage et la destruction des satellites ennemis permettront de couper toutes ses communications, et donc, pire encore que de le tuer, de le paralyser, comme la morsure d’un cobra. On comprend mieux, à partir de là, pourquoi la conquête de l’espace est une priorité militaire et politique, ou qu’elle devrait l’être, et ce d’autant plus qu’elle exige des investissements colossaux, que seuls les plus grands pays peuvent se permettre.

On remarquera aussi que ce domaine est peut-être, plus encore que la mer de Chine, le lieu parfait de la mise en œuvre du célèbre «piège de Thucydide». En effet, il concentre dans l’espace limité de l’orbite basse, où les règles de fonctionnement et d’arbitrage des litiges sont pour le moment inexistantes, les matériels, les énormes capitaux et les ambitions stratégiques de tous les grands États… Qui payera les coûts en cas d’accident grave ? Et quels soupçons que certains «accidents» n’en soient pas ? Tout cela, en réalité, est excessivement dangereux.

Civil-Militaire, une différence factice

Par ailleurs, la différence entre civil et militaire, en tout cas lorsqu’elle existe, est assez factice, pour plusieurs raisons. La première est le fait que, comme pour l’aviation civile, les commandes militaires récurrentes permettent aux entreprises civiles d’être beaucoup plus stables et d’offrir produits et services à un coût moindre, ce qui est un atout très important pour conquérir plus rapidement les marchés privés. Ainsi, si Space X, la société d’Elon Musk, se développe aussi vite, c’est parce qu’elle bénéficie des commandes de la NASA. De plus, l’une des réussites de cette industrie, surtout aux USA, tient au fait que le militaire est capable d’utiliser l’innovation du privé, qui provient de la concurrence entre les entreprises. Cela nécessite une organisation différente, plus ouverte, mais lui permet de se moderniser beaucoup plus vite. Enfin, il est bien connu, depuis l’affaire Snowden1, qu’il existe un «pacte» tacite entre les grandes entreprises oligarchiques privées et le pouvoir politique, condition de la survie de ces géants économiques, dont la taille contrevient absolument aux lois anti-trust. «Tu me donnes tes informations et je te laisse vivre», semble dire l’État à ces GAFAM. Il est clair que, dans le domaine spatial, aucune de ces entreprises, aujourd’hui ou demain, ne pourra refuser à l’État de lui accorder tout ce qu’il lui demandera. Dès que l’on touche à un domaine très stratégique, très technique et où les investissements sont très importants, la collusion, l’hybridation entre civil, militaire et politique est en réalité totale.

Dans d’autres pays, les régimes autoritaires – comme en Russie ou en Chine – rendent les choses encore plus claires, car c’est l’État qui contrôle toute la filière et qui décide tout. S’il s’agit (et pour les deux, c’est bien le cas) d’une priorité stratégique, l’État mettra les moyens pour atteindre ses objectifs. Ce n’est pas un hasard si, comme Alain Juillet l’explique, la Chine obtient de telles performances2, si elle construit sa propre station spatiale3, et si elle possède les lanceurs les moins chers et les plus utilisés du marché4.

Les faiblesses de l’Europe

Et c’est bien ce qui est inquiétant pour l’Europe : elle ne possède ni la cohérence stratégique des pays autoritaires, ni l’hybridation américaine, puisqu’elle ne dispose que d’une coopération civile, par l’ESA5 ou Arianespace, mais pas d’unité militaire ou stratégique. Pas étonnant donc qu’après avoir dominé le marché des lanceurs pendant près de trente ans6, elle soit aujourd’hui dans l’impasse, comme nous l’avons montré. Même si le coût d’achat d’Ariane 6 sera 50 % moins cher que celui d’Ariane 5, il n’est pas certain que cela suffira pour remonter la pente face aux Américains et aux Chinois, d’autant plus que les pays européens se font en même temps la concurrence pour les micro-lanceurs, ce qui affaiblira encore la coopération et les performances de l’ensemble.

Cette faiblesse est confirmée par la Cour des comptes européenne, qui indique, dans un rapport de 2021, que l’UE, en plus de ne pas pouvoir faire jouer véritablement la complémentarité civil/militaire, sous-exploite gravement ses programmes spatiaux, même dans le domaine civil.

Pour ce qui est de la France, la situation n’est guère meilleure. En fait, avons-nous vraiment une feuille de route spatiale, en rapport avec les enjeux colossaux décrits, tant pour le militaire que pour le civil ? Un article de Challenges de janvier 2021 montre que les procédures du CNES et du ministère des Armées sont aujourd’hui obsolètes, parce que nos autorités ne sont pas organisées pour récupérer véritablement l’innovation privée, comme le font les Américains. Il semble bien que nous soyons prisonniers d’un système et que nous n’ayons trouvé la parade ni face au modèle américain, ni face aux modèles russe et chinois. Nous ne sommes ni assez libéraux, ni assez autoritaires…

Une porte de sortie de cette impasse aurait été que, comme pour Concorde à l’époque, nous soyons portés par un grand projet, capable de fédérer autour de lui à la fois les volontés politiques, les innovations scientifiques et les capitaux. Il semble que nous en avions un avec le projet de navette spatiale Hermès, que nous avons malheureusement abandonné en 19927. Aujourd’hui, il est certain que nous souffrons cruellement du manque de grands projets fédérateurs de ce type.

L’espace représente pour nous, comme d’autres domaines, énergétiques, techniques, commerciaux ou culturels8, une «profondeur stratégique» sans laquelle nous ne pourrons pas rester une grande nation. Face à cet enjeu majeur, comme dans beaucoup d’autres, la France se trouve aujourd’hui «encalminée», les voiles fasseyantes, à l’arrêt, alors que d’autres ont touché du vent. Ce qui nous manque avant tout, c’est le souffle.

François Martin


 – Qui a prouvé que les GAFAM transmettaient leurs informations à la NSA.

 – Comme de poser et faire redécoller un engin sur la face cachée de la lune, ou de poser un robot sur Mars.

 – C’est ce que font aussi les Russes.

 – En 2021, les Chinois ont effectué 55 lancements spatiaux, contre 45 pour les USA, 25 pour la Russie, 9 pour Arianespace, et seulement 9 pour l’Europe.

 – L’Agence Spatiale Européenne.

 – Et avoir même représenté 50 % du marché mondial en 2009.

 – Certains disent qu’il s’est agi d’une décision politique, afin de ne pas déplaire aux Allemands dans la perspective du futur traité de Maastricht.

 – L’Afrique, par exemple

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