Entretien avec Jacques Perget, ancien directeur général de la Recherche scientifique
Il n’est pas fréquent de rencontrer un homme d’une telle envergure ! Si Jacques Perget a choisi la carrière des armes, cet officier général, nommé jeune (à 42 ans) contrôleur général des Armées, est aussi un économiste. Titulaire du diplôme de l’Institut d’Etudes Politiques, diplômé de l’ISA-HEC, il obtint un doctorat en sciences économiques, recevant pour ses travaux le prix de l’Académie des Sciences Morales et Politiques de l’Institut de France. Cette double vocation, militaire et civile, le conduira à la Direction générale de la recherche scientifique et des programmes de développement technologique – la fameuse DGRT. Cet archétype de « serviteur de l’Etat » s’alarme de la « déconstruction » de notre industrie, particulièrement de l’insuffisance des moyens alloués aux secteurs de l’armement qui sont pourtant un atout crucial de notre souveraineté, de notre défense et de notre diplomatie, avec des effets d’entraînement multiples sur l’ensemble de notre économie. Nous avons rencontré cet homme étonnant, qui sait ne pas cacher ses mots, au point de déclarer récemment : « On a cassé l’Etat, nous en payerons le prix, bien plus élevé qu’on ne l’imagine ».
Jacques Perget, votre cursus est à la fois vaste et varié. Pour ne pas faire d’impair, je vous demanderai de vous présenter pour les lecteurs du Nouveau Conservateur.
Très tôt, j’ai été attiré par le Service de l’Etat – de lui principalement. Bien que n’ayant pas intégré l’ENA et m’être vu offert des perspectives dans une banque d’affaires, les circonstances m’ont conduit, de la Marine au Contrôle Général des Armées, à appréhender un panorama de sujets de plus en plus large : de l’administration des armées et du droit de la Défense aux questions internationales, de l’industrie à la recherche scientifique française, de l’enseignement de l’économie industrielle (Chaire « Pierre Massé » à Paris II) à l’analyse des stratégies des puissances dans les relations internationales (à Paris IX Dauphine). C’est ainsi que j’ai finalement eu la charge de la recherche scientifique française, fonction qui m’a permis de suivre un certain nombre de programmes. Parmi les plus connus, Ariane V, l’avion spatial Hermès, malheureusement abandonné du fait de l’Allemagne, le 1er programme de lutte contre le sida, etc. Tout ceci pour faire comprendre qu’en 42 ans au service de l’Etat, j’ai eu l’opportunité de vivre une histoire captivante et riche, mais inquiétante pour l’avenir : celui de notre pays, celui de l’Union Européenne et celui de toute l’Europe.
Pouvez-vous revenir sur la politique des premières décennies de la Ve République – du Général de Gaulle, de Georges Pompidou, de Valéry Giscard d’Estaing, dans cette confluence cruciale entre « défense et industrie » ?
Ce qui frappe de prime abord, c’est la profusion, surtout sous la présidence du Général de Gaulle, des initiatives et des réalisations. Politique ambitieuse qui consistait en particulier à fixer des objectifs concrets dans le cadre de plans tenant compte des moyens mobilisables et des contraintes du moment, tant nationales qu’internationales. Bref, à cette époque, l’on savait ce qu’on voulait et l’on y mettait les moyens, quelles que soient les incertitudes. A remarquer que cette attitude est une attitude de bon sens et qu’elle est la seule raisonnable pour redresser une situation, au demeurant toujours défavorable !
Ce qui frappe aussi, c’est la rapidité d’exécution des programmes décidés, et la rapidité avec laquelle à partir de 1958 – sur les bases de la reconstruction engagée sous la IVe République – la France s’est redressée et imposée, de manière générale sur le plan économique et monétaire, de manière plus spécifique sur le plan agricole, industriel, scientifique et technologique, cela dans le monde entier. Je ne donnerai qu’un exemple, celui de la création de la force de dissuasion navale. Alors que nous partions de zéro et que nous étions sous embargo américain, il ne s’est écoulé que sept années entre le moment où la décision a été prise (1960) et l’admission au service actif du SNLE « Redoutable » (1967) pour réaliser les études, les recherches, les développements, le prototype « Gymnote », et les essais…
En résumé, la période couverte par votre question est marquée par la détermination de porter et maintenir notre pays au premier rang, de manière à ce que la France soit la plus prospère possible et qu’elle puisse jouer un rôle d’équilibre en Europe (voire dans le monde) au service de la paix. Et de fait, nous nous sommes trouvés, jusque dans les années 80, parmi les toutes premières entamons du monde à peu près partout et en tout… Par contraste avec la situation actuelle, cette expérience mérite d’être méditée. Si elle a été aussi concluante, c’est en effet parce que l’esprit de défense s’est trouvé à la confluence des préoccupations économiques, industrielles et technologiques. Rien n’aurait été possible sans cet esprit de défense, si nécessaire à la survie d’une collectivité humaine. Rappelons toutefois que l’indépendance est toujours relative et qu’elle se construit pas à pas.
Qu’est devenue cette politique sous les septennats de François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy – en somme, jusqu’au retour de la France dans le commandant intégré de l’OTAN ?
Progressivement, le volontarisme que je viens d’évoquer s’est émoussé pour être remis en cause à partir de 1983 et disparaître sous les trois présidents que vous avez nommés. A la logique de « programme » s’est substituée celle de projet, à celle du volontarisme d’Etat l’improvisation. Il n’y a plus de programme exprimant une volonté ferme et précise : en lieu et place ont été créées des « agences » lançant des « appels à projets ». La France a abandonné petit à petit son modèle traditionnel, pour adopter – sans nuances – une posture plus libérale, atlantiste privilégiant la gestion et le court terme au long terme, au détriment de ses intérêts propres. Le passage à l’Acte Unique Européen (1987) et à l’Union Européenne a clairement amplifié cette tendance. A cet égard, je m’inscris en faux contre l’argument souvent avancé, de l’insuffisance de la taille et des moyens, pour justifier cette évolution. L’Histoire – la Bible elle-même – montre, pardonnez-moi l’expression, que « les petits mangent les gros » grâce notamment à leur imagination (l’innovation) et à leur intelligence – la recherche et les changements stratégiques qui en résultent…
La suite de cet entretien est à retrouver dans le numéro X du Nouveau Conservateur.