0,00 EUR

Votre panier est vide.

La Russie est une puissance européenne depuis toujours

Par Dimitri de Kochko, ancien journaliste à l’AFP, réalisateur, président de France-Oural

Il y a une trentaine d’années, une philosophe à la mode, catholique et « de droite » soutint devant moi que la Russie ne pouvait être considérée comme une nation européenne : assertion si absurde que je ne parvins à y répondre qu’en l’invitant platement à regarder une carte. Quelques années plus tard, en mai 2008, je rencontrai à Moscou un défenseur bien connu et célèbre de l’amitié franco-russe, personnage d’une érudition magnifique, à qui je rapportais ces propos, et qui aligna une série impressionnante d’arguments contraires. Quatorze ans plus tard, l’affaire ukrainienne me permit de le retrouver, toujours aussi truculent : je lui ai demandé de coucher sur le papier son argumentaire, ce qu’il a bien voulu faire pour Le Nouveau Conservateur, et ce dont, dans l’actuel délire général où l’on va jusqu’à bannir tout ce qui est russe comme la marque du Diable, nous le remercions chaleureusement. Qu’on en juge.

Peu après l’implosion de l’URSS au début des années 90, nous avons fondé une Association France-Oural dont un périodique mensuel, Lettres d’Oural, arborait en exergue : « Nouvelles du centre de l’Europe de demain », sorte de devise qui provoqua souvent étonnement ou scepticisme – mais parfois aussi l’enthousiasme. Difficile d’imaginer ce que cette formule peut provoquer chez le bobo moyen abreuvé à nos médias d’aujourd’hui… L’Oural, à la fois fleuve et massif montagneux peu élevé, est une région colossale, située en Russie et au Kazakhstan. Les géographes du XVIIIe siècle, en quête de frontières naturelles, y ont placé la « frontière » entre l’Europe et l’Asie. S’appuyant sur cette notion, de Gaulle en a popularisé le nom en France en évoquant « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural ».

Du point de vue de l’Européen de l’Ouest, c’était œuvre clairvoyante et courageuse, le Général dépassant ainsi la vision européiste des cabris et la doxa d’Outre[1]Atlantique imposant l’une et l’autre l’« Europe atlantique » – certains disaient l’« Europe américaine ». À l’époque, continuer à voir la Russie sous l’URSS témoignait d’une compréhension historique, géopolitique et culturelle dont peu de politiciens européens pouvaient se vanter. Il est vrai que, pour les Russes, la frontière des géographes ne l’est guère du point de vue de la géographie politique, puisque on ne peut couper un pays en deux.

Or, après l’Oural il reste encore bien plus de territoire russe qu’avant elle – certes peu peuplé. Mais la population, même autochtone, se distingue peu par son éducation de celle des provinces européennes. C’est pourquoi nous pourrions dire que toute la Russie est européenne, pas seulement celle de la géographie physique. Dès l’Antiquité, puis à différentes périodes, l’Histoire intègre la Russie dans l’Europe : pour les Sumériens et peuples de l’Indus, la civilisation dite d’Archaïm semble avoir été un relais vers l’Ouest et l’Europe ; quelques siècles plus tard, les cités de Novgorod et de Pskov, situées à l’Ouest de la Russie, et qui furent les vrais berceaux de ce pays avant même Kiev, ne se conçoivent pas sans leurs relations commerciales avec la Hanse et le mouvement des villes franches européennes.

Kiev, devenue principauté dominante au temps des apanages, s’est tournée au Xe siècle vers Constantinople, laquelle était encore la continuité de Rome. On oublie parfois cet aspect chez nous : c’est pourtant par là que la Russie est devenue chrétienne, ce qui l’ancre en Europe malgré les nuances de filio que (querelle théologique assez brumeuse qui, au VIIe siècle, a distendu les liens entre Byzance et Rome, les deux héritiers de l’Empire romain. La double appartenance à l’ensemble germano-scandinave des villes commerçantes hanséatiques et à l’empire romain préservé, qui remonte au tournant du premier millénaire, est fondamentale encore aujourd’hui pour comprendre la dimension européenne, essentielle, de la civilisation russe – celle de la « troisième Rome ».

Occidentalistes, slavophiles, eurasiens

Il y a certes une dimension mongole, et ces Tartares dont les hordes ont occupé pendant 300 ans la Russie. Les Tatares sont aujourd’hui la deuxième « nationalité » de la Fédération de Russie. Cette dimension-là fait l’objet de jugements et de discussions sévères dans le pays même et avec les autres européens. C’est ce qui a pu motiver l’idée de dichotomie entre la Russie et le reste de l’Europe. Pour les occidentalistes russes et les cercles qu’ils fréquentent en Occident en s’influençant réciproquement, seule l’Europe et ses valeurs sont « civilisées ». L’influence mongole a tiré la Russie vers les formes dictatoriales de gouvernement et l’arbitraire du Khan, repris par les Tsars – ces derniers ayant en plus hérité du goût de l’intrigue et de la corruption byzantine.

En face, les slavophiles qui rêvaient d’une unité du monde slave jamais réalisée, assument le passé avec des nuances, y compris la dimension asiatique, tout en rejetant les dérives occidentalistes qui n’auraient pas toujours été heureuses pour la Russie et lui auraient fait perdre partiellement ses richesses spirituelles. Pour aller dans ce sens, on relève que les reproches de tendance dictatoriale ne sont pas venus dans l’histoire seulement des Mongols. Le modèle prussien a inspiré plusieurs tsars, notamment pour l’organisation de l’armée et de la fonction publique. Les théories britanniques sur le châtiment corporel aux XVIIIe et XIXe siècles ont parfois justifié l’usage du knout, d’origine turque, comme on a pu justifier les limitations de liberté de la presse par les mesures de Napoléon III. Et bien sûr il ne faut pas oublier parmi les modèles européens autoritaires qu’a dû subir la Russie toute la période soviétique, européenne s’il en est par son fondement idéologique…

Les « eurasiens », relativement nouveaux venus sur le terrain philosophique après la chute des Tsars, concilient les héritages européen et tartare, revenant sur la caricature qu’ont faite les historiens occidentalistes de la période mongole. Ils relèvent aussi les héritages des anciens peuples du sud comme les Khazars, les Scythes, les Sarmates dont la branche des Alains par exemple a aussi joué un rôle en Europe occidentale à la fin de l’empire romain. Cette notion d’Eurasie est importante pour la Russie, la Chine, l’Asie centrale (Turkestan) et risque de le devenir plus encore avec notre rejet de la Russie. Mais elle est mal comprise, même si elle est considérée comme fondamentale par les géopoliticiens anglo-saxons qui prônent le contrôle du « heartland » (sud de la Russie, Ukraine, Kazakhstan, Asie centrale), ce qui explique en partie les actuels affrontements en Ukraine.

Retrouvez la suite de cet article de Dimitri de Kochko dans le numéro VII du Nouveau Conservateur

Voir aussi

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici