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La conquête des territoires mentaux

par Éric Denécé

Ancien analyste du renseignement, docteur en science politique habilité à diriger des recherches, Eric Denécé est directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement, le célèbre CF2R ; il est en outre gérant d’une société spécialisée en « Risk Management ». Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages consacrés au renseignement, à l’intelligence économique et à la sécurité internationale. Eric Denécé est d’abord une intelligence encyclopédique qui se montre ici capable de dresser un tableau complet d’un des sujets les plus cruciaux, mais aussi les plus délicats qui se puissent traiter, tant il est diffus, impalpable, profondément enfoui dans nos cerveaux tant ils sont conquis, au point de ne plus s’en rendre compte : la lente conquête par les États-Unis, depuis un siècle, des territoires mentaux européens – spécialement latins. L’attention de nos lecteurs est attirée sur la gravité du sujet, que Le Nouveau Conservateur a esquissé avec l’étude qu’Édith de Cornulier-Lucinière avait consacrée à l’inventeur de la publicité et du conditionnement des esprits, Edward Bernays (« Quand la Propagande façonne le monde », dans LNC n°3 – Printemps 2021).

« Social learning », méthode états-unienne de formatage culturel des élites étrangères

L’influence américaine ne s’exerce pas seulement autour des normes juridiques et éthiques élaborées dans les organisations internationales. Elle touche également un spectre plus large, celui des normes socioculturelles, du formatage intellectuel des élites, et du conditionnement du style de vie des consommateurs. Dans la compétition économique, à l’ère de l’information, de la connaissance et du multimédia, ceux qui gagnent sont ceux qui imposent leurs concepts et leurs idées très « en amont ». Dans l’univers mondialisé, toute nouvelle « idée », paradigme ou slogan, est immédiatement reprise aux quatre coins de la planète, et son impact est d’autant durable qu’elle est démultipliée par une campagne médiatique. Ce phénomène décuple les mouvements de mode et provoque l’identification au milieu qui l’a généré, lequel devient, de facto, la référence incontournable.

Or, les normes socioculturelles conditionnent les comportements et le style de vie d’une nation, lesquels influencent les consommateurs et modèlent l’activité économique. Ainsi, derrière des films, téléfilms, clips a priori sans autre objet que divertir, se profile la promotion du style de vie qui leur a donné naissance. Cela a d’énormes impacts en termes culturels, mais aussi politiques, sociaux et économiques. Tout acteur économique souhaitant pénétrer de nouveaux marchés doit donc créer et imposer ses concepts, car ils représentent un avantage concurrentiel. Une technique répond à cet objectif, établir une norme intellectuelle, définir un référentiel de société : le Social Learning – que l’on pourrait traduire par le Formatage Culturel.

La technique du Social Learning : la conquête des territoires mentaux

Le Social Learning est une méthode de conquête des marchés fondée sur l’imposition de modes de pensée. Son objectif est la conquête des territoires mentaux. Il procède au formatage intellectuel des cadres et décideurs d’un pays visé, prenant ainsi, par des voies indirectes, le contrôle de leur référentiel de raisonnement et les orientant naturellement vers des comportements précis… ce qui conduit à les transformer en clients quasi-assurés du pays à l’origine de cette opération d’influence très élaborée.

Ce qui est visé, ce sont les centres de décision ou de référence d’une nation – responsables administratifs, politiques, économiques, culturels, sportifs, musicaux, etc. – ayant un pouvoir de décision, d’influence ou d’entraînement sur le reste de la communauté. Cette manœuvre oriente alors en toute légitimité les publics visés vers l’offre se dissimulant derrière ce processus de formation apparemment anodin.

L’imposition de nouvelles normes culturelles destinées à conditionner le style de vie d’un pays peut se faire selon différentes voies. Nous avons choisi trois illustrations parmi les plus répandues : l’enseignement, la langue et le cinéma.

Par le biais du Social Learning, les acteurs économiques cherchent à prendre le contrôle d’un marché en amont, en façonnant ses goûts et ses besoins – voire en les conditionnant – puis en lui imposant ses produits, qui paraissent alors répondre naturellement à ses attentes. Il s’agit d’adapter, parfois longtemps à l’avance, le client à son offre, de détruire celle de la concurrence, mais aussi de substituer l’influence politique et culturelle de son État à celui de la partie adverse.

L’influence du mode de vie sur le monde des affaires est fondamentale. Les traditions et les cultures continuent de façonner l’environnement politique et réglementaire dans lequel se signent les contrats. L’imposition de nouvelles normes culturelles destinées à conditionner le style de vie d’un pays donné peut se faire selon différentes voies. Nous avons choisi trois illustrations parmi les plus répandues : l’enseignement, la langue et le cinéma.

L’Enseignement : de l’École aux écoles de commerce

Le Social Learning se fonde en premier lieu sur la formation des futures élites. Il utilise pour cela les effets combinés de la culture, de la connaissance et de la psychologie pour amener de futurs décideurs à penser selon un certain schéma initié par l’influenceur. Par le biais de l’enseignement se produit peu à peu un formatage des idées sur le modèle américain dans bon nombre de pays d’Europe, dont la France (voir sur ce sujet l’article de Jean-Paul Brighelli : « Les trois matrices du pédagogisme » – ndlr).

La tradition universitaire anglo-saxonne est de repérer parmi les étudiants étrangers, ceux qui constitueront demain les élites de leur pays, et de les valoriser. Ils sont suivis, coachés, accompagnés et favorisés, des liens durables s’établissant avec eux, entretenus dès leur retour au pays. De même, dans toutes les écoles de commerce du monde, les MBA sont devenus la référence et les cabinets de conseil et d’audit anglo-saxons, qui incarnent la norme en matière d’administration, attirent chaque année plus de jeunes diplômés.

Ce qui est visé, ce sont les centres de décision ou de référence d’une nation – responsables administratifs, politiques, économiques, culturels, sportifs, musicaux, etc. – ayant un pouvoir de décision ou d’influence sur le reste de la communauté

Dès lors, il est plus facile de vendre – ou de faire vendre – des produits américains à d’anciens élèves d’écoles de commerce d’outre-Atlantique, qui sont habitués au mode de vie américain. La formation professionnelle, secteur stratégique, notamment pour les nouveaux pays industrialisés, permet également ces connivences.

Langue, puissant atout commercial – et politique

Les mouvements d’internationalisation des entreprises sont très fortement marqués par les affinités culturelles. Si la globalisation des échanges abolit les frontières, les Etats n’en ont pas moins tendance à se regrouper et à s’associer en fonction des données culturelles et historiques communes. Les entreprises américaines vont naturellement au Canada, les entreprises portugaises au Brésil, les britanniques en Inde, les françaises au Maghreb ou en Afrique. Ces proximités linguistiques se trouvent renforcées par l’existence de réseaux d’individus qui partagent des valeurs et une éducation commune ainsi que de multiples liens, souvent personnels ou familiaux.

La sphère anglo-saxonne bénéficie d’un fort esprit communautaire animé par une langue commune, une tradition orale, ce qui offre un réel avantage dans un monde de communication où l’anglais est la seule langue pratiquée. Elle partage le même goût des affaires, les mêmes modèles juridiques et l’esprit de libre entreprise. Les peuples qui la composent sont issus de la même école de pensée, ce qui favorise les échanges – d’autant que, en matière commerciale, imposer son vocabulaire, c’est souvent remporter la première bataille.

De Walkman à Wargame, de Teenagers à Fast-food, de Management à Benchmarking, les Américains ont pris de l’avance. « Dans la mesure où l’américanisation du vocabulaire, de l’imaginaire, accompagne celle du mode de consommation, ce phénomène culturel quasiment planétaire offre l’un des supports les plus efficaces de pénétration des entreprises américaines sur les marchés porteurs » (Rémi Kauffer, L’arme de la désinformation. Les multinationales américaines en guerre contre l’Europe, Grasset, 1999). Face à cette profusion, combien les Japonais peuvent-ils revendiquer de termes d’envergure mondiale ? Fort peu : « karaoke », quelques noms de sports martiaux.

Et les Européens ? Aucun ! De plus, les Américains ont le génie d’associer à leurs stratégies économiques une image très positive d’eux-mêmes : jeunesse, décontraction, professionnalisme, technicité.

« C’est grâce à cette imprégnation croissante que l’influence culturelle américano-britannique s’est étendue aux trois-quarts du monde. Des élites dirigeantes, des secteurs tertiaires aux bataillons « avancés » des couches moyennes, elle s’est diffusée au sein des classes populaires. » écrit encore Rémi Kauffer.

La suprématie de l’anglo-américain est désormais une évidence dans les cénacles scientifiques, résultat d’un incessant pilonnage durant les quatre dernières décennies et des effets indirects du Brain Drain ; sans parler des situations de monopoles parfois proprement ahurissantes, comme celui de l’Argus des citations scientifiques des chercheurs non anglophones, détenu depuis de nombreuses années par une société privée, la société Garfield de Philadelphie. Cette société ne cite que des publications en anglais, parues dans 90 % des cas dans des revues nord-américaines : ceci a pour résultat que l’ensemble de l’évolution scientifique de la recherche française, notamment, passe par la bonne volonté d’un organisme privé américain…

La suite de cette analyse d’Éric Denécé est disponible dans le numéro VIII du Nouveau Conservateur.


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