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Henri Hude : « Il faut penser la liaison entre la guerre, y compris dans sa dimension nucléaire, et la culture de mort »

Docteur habilité en philosophie, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, universitaire, Henri Hude a été directeur de « Stanislas », le célèbre établissement d’enseignement catholique parisien, de 1997 à 2001. Bon connaisseur de Bergson, membre du comité de rédaction de la revue Commentaire, il a déjà honoré LNC de plusieurs articles. « Penseur de la pratique », esprit toujours en recherche et fort précieux pour le renouveau conservateur, Henri Hude a écrit une « Philosophie économique » (1994-95), une « Ethique » (2004) et une « Philosophie politique » (2011-2012), ainsi qu’un ouvrage de Philosophie première (1991). Il est en train d’achever un ouvrage sur l’avenir de l’humanisme. Discret, fuyant le bruit médiatique, Henri Hude, qui a enseigné quinze ans à l’École militaire de Saint-Cyr Coëtquidan, s’est notamment consacré à une réflexion sur l’éthique militaire, pratiquant, comme peu le font encore, les auteurs classiques sur un sujet très ancien, « l’art de la guerre », qui plonge dans la nuit des temps. Il vient de publier aux éditions Economica un traité court et dense, rendu très agréable à lire par son organisation inhabituelle (en 345 aphorismes, qui offrent chacun un sujet de méditation), « Philosophie de la guerre », ainsi présentée par l’éditeur : « Ce livre n’est rien de moins qu’un ouvrage sur la philosophie de la guerre dans la lignée de Sun Tsu et Clausewitz – où se résument quinze ans de réflexions, d’enseignements et de voyages au cœur des armées de la planète ». Voilà qui était tout indiqué pour ouvrir notre dossier par un « grand entretien » dont nous le remercions.

(note liminaire : notre auteur utilise ici souvent le concept de post-modernité; il faut l’entendre comme désignant l'hyper-modernité, à rebours du sens que d’autres auteurs donnent à ce mot, tel un Michel Maffesoli pour qui la post-modernité désigne au contraire une société qui se délivre peu à peu de la modernité - voici un mot de maniement difficile… ndlr)

D’emblée, vous passez à la critique de la tentation pacifiste, mentionnant par exemple la Pologne du XVIIIe siècle, qui « par un système funeste de liberté, écrit le Comte de Guibert, n’a voulu ni armée ni place de guerre afin de ne pas se mettre dans les mains de son souverain », devenant ainsi une proie facile pour les empires qui l’entouraient ». Aujourd’hui, diriez-vous que l’opinion est plus belliciste que pacifiste ; ou, par un paradoxe qui serait à analyser, à la fois l’un et l’autre ?

Le pacifisme est un élément de base de toute civilisation, quand il est une préférence pour la paix. Quand il est la prohibition de toute légitime défense collective, c’est une immorale idiotie : ce n’est ni plus ni moins que l’obligation de se soumettre sans résistance à toute agression.

Quant à l’opinion, elle est à la fois pacifiste et belliciste, en effet. C’est un fait explicable, car elle est structurée par l’idéologie post-moderne qui est elle-même à la fois pacifiste et belliciste. 1°: Pacifiste, parce que ne suivant aucun principe pratique objectif, elle juge de tout par la sensibilité, à laquelle la guerre fait naturellement horreur. Donc, 2°: quand un Etat structuré par cette idéologie doit malgré tout faire la guerre, il se trouve en pleine contradiction, ne pouvant s’en sortir qu’en diabolisant extrêmement l’adversaire, ce qui pousse finalement à la plus dangereuse « montée aux extrêmes ». Cela dit, le post-moderne aime les images et les discours, il pense que la vérité n’est qu’un délire socialisable, et le réel qui résiste devient ainsi un insupportable facteur d’angoisse. L’opinion préfère donc faire la guerre comme elle préfère faire du sport : dans son canapé, devant la télé. 

Il est évident que s’opposer à toute guerre par principe, c’est accepter la domination du plus fort ad perpetuum. Vous avez analysé le concept de « guerre juste » notamment en vous référant à Saint Thomas d’Aquin. Que dire donc, en quelques mots, du concept de « guerre juste » ? Seconde question dans la question : dans le monde d’aujourd’hui tant parsemé de guerres, en voyez-vous qui puissent être dites « justes » ? 

La guerre est évidemment contraire à l’amitié, la fraternité, la charité ; elle use à la fois de ruse et de violence : la conscience a raison d’en être choquée. Mais le pacifisme est aussi contraire à la justice, sans laquelle il n’y a pas de charité qui vaille. Si on s’en tient à cette contradiction, on devient fou. La théorie de la guerre juste vise à lever la contradiction mais, absorbée par la propagande de guerre, son application est délicate. Prenez la guerre en Ukraine. Il y en a trois en une seule :  1° la guerre de sécession du Donbass par rapport à l’Etat ukrainien ; 2° la guerre d’indépendance de l’Etat ukrainien nationaliste par rapport à la Russie ; 3° la guerre d’indépendance de la Russie (et de la Chine) par rapport aux Etats-Unis. A chacun de ces trois niveaux, les parties vont plaider leur cause…

L’opinion préfère donc faire la guerre comme elle préfère faire du sport : dans son canapé, devant la télé.

Les Etats-Unis diront que leur hégémonie n’est qu’une domination équitable et méritée, qu’ils sont les gardiens d’une sorte de «Bien commun universel », seul moyen pratique d’assurer la paix et la prospérité dans la liberté politique et individuelle. Le privilège du dollar est le salaire d’un service rendu au genre humain. L’action de la Russie relève donc d’un nationalisme dépassé, etc. L’argument pourrait valoir, si les Etats-Unis n’avaient pas beaucoup perdu en puissance industrielle, donc militaire, et s’ils n’avaient pas aussi beaucoup perdu en attrait, en aura, en prestige. Absurdités culturelles, fanatisme woke, inégalités supérieures au niveau d’avant Roosevelt, aigreur généralisée née de leurs divisions politiques : ils ne font plus rêver grand monde. Résultat, avec moins de force et d’autorité morale, ils n’ont plus de légitimité suffisante pour exercer le «leadership ». Ne cessant de se transformer en ploutocratie perverse, militariste et policière, ils ne peuvent même plus justifier leur poste à la tête de ce qui fut « le monde libre ». Leur cause dans cette guerre n’est donc certainement pas plus juste que celle de leurs compétiteurs.

Dans un entretien que vous avez accordé au mensuel La Nef en janvier dernier, vous rappelez que « les grandes cultures des civilisations pré-modernes mettaient en premier lieu la sagesse et la piété, sans forcément exclure la liberté mais ne lui accordant qu’une valeur seconde […] dans le monde moderne, la culture humaniste, qui privilégie la liberté, est par définition une culture de guerre puisque le premier principe de la guerre est de conserver ou  d’accroître sa liberté d’action ; de plus elle encourage l’absolutisme politique et fanatise les enjeux temporels ». Rudes phrases ! Pensez-vous que la guerre soit inscrite dans la modernité et qu’elle pourrait donc en quelques sorte dévorer le XXIe siècle ? Comment voyez-vous ce siècle, en polémologue ?

La modernité occidentale est une culture de guerre. Cela se démontre, parce que la première règle, en guerre, est de conserver sa liberté d’action pour pouvoir, ayant concentré ses forces par une sage économie des moyens, frapper le coup décisif. Or justement cette modernité est une culture qui met la liberté en premier, ce qui relègue ou exclut amitié, amour, vérité, vie et même le réel, l’Etre et l’Absolu, Dieu. Tout y obéit donc à une logique de guerre : la raison devient une raison de guerre, la concurrence devient guerre économique, la technique devient une guerre à la nature, la science une domination fermée à la métaphysique, à l’être, à Dieu, au Bien, à l’esprit, à la vie, à tout ce sur quoi on n’a pas prise techniquement. C’est là que se trouve la cause culturelle des problèmes écologiques, de la crise neuronale, des monstruosités anthropologiques, etc. La liberté en premier est le principe de la guerre, au cœur de notre modernité occidentale. Ce n’est pas une raison pour rejeter de vraies valeurs universelles – universelles, non parce que liées à une raison de guerre et à une liberté devenue folle, mais parce qu’associées à l’invariant universel de la nature humaine.

On ne sait où donner de la tête tant vos aphorismes prêtent aux questionnements. Prenons le 106 : « La guerre est profondément enracinée dans la psyché parce que l’homme ne peut vivre en paix tant que son psychisme a besoin de trouver son équilibre dynamique en s’engageant dans une lutte contre le Mal. Il lui faut alors un ennemi quel qu’il soit, peu importe, pour symboliser le Mal ». Ici, deux questions : la première guerre que doit mener un homme ou une nation n’est-elle pas d’un autre ordre – non pas une guerre contre le Mal mais une guerre pour garder tout simplement le contrôle de soi : être soi ; c’est la guerre de résistance en ce que tout ce qui veut Etre doit résister à ce qui inlassablement l’en empêche : la paix est-elle donc impossible en ce monde ? Autre question : la fameuse « guerre contre le Mal » n’est-elle pas justement le fait des empires, c’est-à-dire d’entités qui entendent être plus que ce qu’elles sont : non plus être soi-même, mais posséder l’autre, dominer les autres. Ne décrivez-vous pas ici l’espèce de consubstantialité entre tout Empire, dont le modèle est aujourd’hui les Etats-Unis et la guerre – qui est depuis deux siècles leur condition d’existence ?

Vous avez raison. Nul ne peut méditer sur la guerre sans se poser radicalement le problème du salut et celui de la paix de l’âme – et celui de l’interaction entre ces deux paix, ou ces deux guerres.

Il faut être juste avec « l’Amérique »… Durant mes études à « Normale Sup’ », la chape de plomb marxiste était lourde, et je suis parti passer un an dans une université d’Outre-Atlantique. J’ai eu l’impression non pas de découvrir « le Nouveau Monde », mais de découvrir mon Ancien Monde tel qu’il aurait pu être et devenir sans l’opposition trop forte entre Dieu et la Liberté, entre les Nations et leur Concert, sans la lutte des classes, sans le fanatisme politique des révolutions française et russe, sans les guerres mondiales. Ce corps politique US a quelque chose d’admirable, qui explique sa réussite historique. Nul ne peut lire les Federalist Papers, ou les écrits d’Abraham Lincoln, par exemple, sans y reconnaître des fruits de notre sagesse politique classique, l’art du régime mixte, du compromis historique, œuvre de phronêsis (recherche de la sagesse, ou amour et contemplation des valeurs éternelles chez Platon, prudence pratique -ndlr…) et de haute culture. Il est vrai que, justes entre Blancs (en gros), ils ont été injustes envers les Indiens et les Noirs…

Absurdités culturelles, fanatisme woke, inégalités supérieures au niveau d’avant Roosevelt, aigreur généralisée née de leurs divisions politiques : ils ne font plus rêver grand monde.

Nombre de pays et de régimes à culture pré-moderne ont été quasiment en guerre perpétuelle ; mais vous avez raison de dire que c’est le cas des Etats-Unis : même avant que le système US ne se détraque, nous y trouvons la liberté en premier, politique et intellectuelle dans la philosophie des Lumières, religieuse dans le puritanisme. Et donc la guerre. C’est pourquoi les élites de ce corps politique sont toujours en guerre, malgré le sens chrétien de son peuple : conquête de l’Ouest, conquête de l’Amérique latine, guerre du Mexique, guerre civile, guerre de Cuba, guerre des Philippines, deux guerres mondiales, guerre froide, guerres de Corée, du Vietnam, d’Afghanistan, d’Irak, bombardements de la Serbie, guerre de Syrie, etc. On ne les compte plus !

Vous évoquez à différentes reprises la guerre totale qui évidemment mettrait en jeu l’arme nucléaire. Celle-ci repose sur la certitude qu’ont les acteurs que, en déclenchant le feu, ils seraient détruits autant qu’ils détruiraient l’adversaire, ce qui rend en principe la « guerre totale » impossible ; sauf si le dirigeant d’une puissance nucléaire est irrationnel (ou si la société tout entière, dont ce dirigeant procède, se met à préférer la mort à la vie, ce dont nous ne sommes pas loin…) et que s’installe une sorte de haine de soi générale qui légitime le suicide… Hypothèse d’école ?

Non. La dissuasion fonctionne à deux conditions : 1° : une préférence pour le sens de la vie par rapport à la vie elle-même ; et 2° : une préférence pour la vie par rapport à la mort. Sans la première, on n’est pas crédible, sans la seconde, on est suicidaire. Or, 1° : l’Occident, s’étant écarté et du christianisme et de la plus grande modernité, ne semble plus voir de sens à la vie que dans la conservation de la vie biologique individuelle, de sorte qu’il n’est plus guère un « dissuadeur » crédible. 2° : L’Occident devient lui-même à bien des égards suicidaire. Il se suicide démographiquement et sanctuarise ce suicide par une sorte de « canonisation » de l’avortement. Il veut même faire du suicide la façon normale de quitter la vie. Il se suicide aussi dans la post-modernité, qui lui fait perdre la raison et l’annule culturellement. De plus, industriellement, l’Europe est désormais en train de se suicider, Allemagne en tête, dans une apothéose de moralisme – voir par exemple la question de l’énergie, mais pas seulement elle. Tu dois mourir, donc tu le peux…

Tout, dans la modernité, obéit à une logique de guerre : la raison devient une raison de guerre, la concurrence devient guerre économique, la technique devient une guerre à la nature, la science une domination fermée à la métaphysique, à l’Être, à Dieu, à tout ce sur quoi on n’a pas prise techniquement.

Bref, les États nucléaires post-modernes ne sont ni dissuasifs, ni rassurants. L’irrationalité condamne à perdre la guerre. Des élites enfermées dans une culture d’absurdité peuvent céder à la tentation du désespoir. L’hypothèse que tout ça tourne très mal est plausible. 

La suite de cet entretien avec Henri Hude est à retrouver dans le numéro X du Nouveau Conservateur.

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