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Jean-Frédéric Poisson : « L’assujettissement au progrès technique n’est pas une éthique »

Entretien de Jean-Frédéric Poisson par Paul-Marie Coûteaux

On sait que Jean-Frédéric Poisson, directeur de notre publication et président de « La voie du peuple », fut très tôt plongé, en tant qu’assistant parlementaire de Christine Boutin, dans les immenses questions que la science, particulièrement « les sciences du vivant » posent à la morale, et par-dessus tout à celle des Chrétiens, gardiens de la Création divine, de la nature et de la nature humaine. Lesdites sciences ne cessent de faire reculer cette morale, au moins depuis la loi Veil de 1974 puis les lois Mattei de 1994 dites de « bioéthique », ouvrant de réguliers abandons des principes chrétiens les plus intangibles, à commencer par le « tu ne tueras point », commandement désormais nié à tous les âges de la vie, de la naissance à la mort. Mais n’est-ce pas toute morale, au fait, qui a cédé devant les « avancées » du système techno-progressiste, totalitaire en ce qu’il va jusqu’à faire plier à sa logique propre toute norme sociale, sommée de s’adapter sans cesse à lui, de sorte qu’il n’y a plus face à lui de norme, et que c‘est directement, sans écluse ni règle qui lui soit extérieure, que ledit système prend possession des corps et des esprits. Jean-Frédéric Poisson acquit une assez grande maîtrise de ces questions, souvent ardues, pour publier en 2007 un livre qui les passe en revue et les rend limpides, L’homme contre l’Homme ? (Presses de la Renaissance). Ouvrage complété ensuite par d’innombrables autres, parmi lesquels citons la récente étude collective publiée par les éditons du Bien Commun, « Dépasser l’humain ? ». Mais le livre de Jean-Frédéric Poisson demeure une sorte de vade-mecum sur ce sujet, épineux entre tous.

Paul-Marie Coûteaux : Pour commencer, réfléchissons à ce mot, « bioéthique », censé désigner une sorte d’adéquation entre les évolutions scientifiques et l’évolution des conceptions morales. Ce mot, apparu sous la plume d’un scientifique américain, Van Rensselaer Potter, en 1970, vous convient-il ? Vous l’utilisiez en 2007 dans le titre de votre ouvrage mais il ne semble pas vous satisfaire – d’ailleurs, vous finissez par écrire, p. 149, à propos d’une décision du « Comité Consultatif National d’Éthique » autorisant dans une certaine mesure la commercialisation d’embryons humains que cette «éthique»-là est « servile ».

Jean-Frédéric Poisson : Ce mot ne me convient pas parce qu’il est mensonger. Précisément, lorsqu’il a été inventé on se demandait comment penser le rapport au vivant, dans un contexte de très rapide et spectaculaire évolution des connaissances scientifiques et des moyens de la Technique. La « bioéthique » était alors présentée comme le moyen de la contenir dans les limites fixées par la morale et de « penser » les progrès de la science. Très rapidement, et peut-être même dès l’origine, les véritables intentions de ses créateurs sont apparues : inventer une morale « new-look » pour permettre aux savants de n’être empêchés par aucune limite. Nous en avons un exemple très actuel, l’« éthique » qui accepte l’idée que le recours à une mère porteuse puisse être acceptable à condition de ne pas la payer. Autant dire : dans cette «éthique»-là, l’instrumentalisation d’une personne est acceptable, pourvu que celle qui la subit y consente, ce dont la gratuité serait le signe ! Il y a plus : la dignité humaine subit dans l’évolution de la réflexion bioéthique une terrible relégation. Comme si nous devions constater, dans quelques années, que le respect de la propriété privée ayant considérablement diminué dans notre société, il devenait légitime de légaliser le vol ! En définitive, la bioéthique devait organiser une résistance à cette folie qui consiste à adapter les normes à toutes les envies médicales et scientifiques. Elle n’est même pas l’éthique du développement des sciences de la vie, mais uniquement la pseudo-éthique visant à laisser se déployer sans limite le progrès scientifique.

PMC – On a l’impression que les progrès des biotechnologies marchent un peu comme « l’Europe » et curieusement, d’ailleurs, selon le même calendrier  : c’est-à-dire, depuis les années 50, par petits pas, par avancées graduelles auxquelles on s’habitue sans trop s’en apercevoir. A quel moment, alors que rien ne vous y prédisposait, prenez-vous conscience de leur importance, ou de leur gravité, au point de leur consacrer finalement un livre ? En fait d’histoire, quel est le moment où, à votre avis, la question devient grave : 1967, la pilule ? 1974, l’avortement ? 1994, la première loi « bioéthique » ?

JFP – La Providence a bien voulu que j’apprenne la philosophie dans la seule faculté en France qui enseigne encore la philosophie de la nature, la Faculté libre de philosophie comparée de Paris (l’I.P.C.). Inscrit ensuite à l’université de la Sorbonne-Paris IV en maîtrise, j’ai travaillé sur le darwinisme et l’évolution des espèces, puis, en D.E.A. sur la droite et la gauche politiques. Presque naturellement, en quelque sorte en réunissant ces deux sujets, et après avoir commencé à travailler auprès de Christine Boutin, j’ai soutenu ma thèse de doctorat sur les lois françaises de bioéthique de 1994, et leur mépris des principes constitutifs de l’éthique. Incontestablement, les lois sur la contraception et l’avortement, mais avant elles, déjà, la question de « l’accouchement sans douleur », avaient peu à peu installé l’idée que la morale individuelle pouvait désormais, s’affranchir des contraintes morales traditionnelles. Cependant, l’accouchement sans douleur et la contraception n’avaient pas pour ambition de remettre en cause l’intégralité de l’ordre éthique ; quant à la loi sur l’avortement, quoi qu’on en dise, elle se présentait elle-même comme une loi d’exception, rappelant dans son article premier – de manière parfaitement incohérente, c’est vrai – l’obligation stricte du respect de la vie humaine. La loi de 1994 introduit, elle, une véritable rupture : pour la première fois, le Parlement s’arroge le droit de définir la limite de l’humanité. C’est la fameuse phrase qui figure dans l’introduction du rapport signé par Jean-François Mattéi, médecin, député UDF, rapporteur de la loi et futur ministre de la Santé : « Il appartient désormais au corps social de fixer luimême les limites au delà desquelles il ne reconnaît plus la forme de l’humaine condition. » (J-F. Mattei, La vie en questions, Documentation Française, 1993, p.19). Cette phrase mérite qu’on s’y attarde. Cette volonté de maîtrise de l’homme sur l’homme ouvre toutes les tyrannies possibles, toutes les horreurs imaginables. Même s’il serait injuste de faire de Jean-François Mattéi un tortionnaire, ce propos est d’une violence rare. Il justifiera la principale conclusion de la loi de 1994 : l’embryon n’est pas un être humain, et par conséquent on peut le traiter à peu près comme on veut. Cette maîtrise affichée de l’homme sur la nature humaine requiert son complément naturel : la redéfinition intégrale de l’éthique, qui était jusqu’alors fondée sur la mission simple d’enseigner à l’homme, dont la nature est immuable, la bonne manière d’atteindre son bonheur sur cette conscience des limites. L’homme « change », alors l’éthique change : c’est délirant. Hélas, c’est cohérent. La bioéthique n’est donc pas une juste adaptation de la morale à l’esprit du temps, mais une véritable révolution métaphysique qui a besoin d’une nouvelle «éthique» pour justifier la domination du fort sur le faible.

PMC – Diriez-vous que ces évolutions scientifiques améliorent ou transforment le vivant ? Autrement dit, en devenant re-créateur, donc créateur de lui-même, l’homme ne va-t-il pas fabriquer autre chose que lui-même ? N’est-ce pas, après tout, une simple dérive de type gnostique mais pas absurde, de l’injonction divine formulée dès la Genèse : « Dominez la terre et soumettez-la » ? Ce qui veut dire que le Chrétien n’a pas pour mission de se soumettre à la nature, donc pas plus à la nature humaine qu’une autre, mais de la soumettre, donc de la transformer…

JFP – Ce serait oublier que cette injonction faite à l’homme de se multiplier, de dominer la nature et de la soumettre est immédiatement encadrée, dans le texte de la Genèse lui-même, par l’instauration du « shabbat ». À l’évidence, comme d’ailleurs l’ont compris toutes les traditions par la suite, le shabbat ne « vaut » pas que pour Dieu. Le fait qu’il couronne la création en fait, selon l’expression de Raphaël Draï, un « paradigme », un principe intangible valant pour toute la création, l’homme compris. De sorte que la domination et l’acte de soumettre auxquels l’homme est appelé ne peuvent pas se comprendre sans cet équilibre éthique qui empêche, toujours selon Draï, de « passer de l’appropriation à l’emprise » (Raphaël Draï, L’économie chabbatique, Fayard, 1998). Exemple : le repos hebdomadaire sert bien entendu à trouver le temps nécessaire pour remplir ses obligations à l’égard de Dieu ; mais il est également un temps de distance, un temps de dépossession, qui permet de ne pas tomber dans le « trop soumettre », « trop dominer », « trop posséder ». De sorte que la domination de la nature et l’acte de la soumettre ne s’entendent que dans le respect de l’ordre naturel créé, c’està-dire confié à l’homme et dont il n’est donc pas l’auteur. En ce sens, toutes les innovations scientifiques destinées à guérir l’homme, y compris parfois en remplaçant des parties défaillantes de son corps qui doivent l’être, sont légitimes. Elles sont l’illustration d’une maîtrise de l’ordre naturel acquises par l’observation et utilisées par l’homme à son profit. Qu’est-ce que réaliser une greffe cardiaque, sinon respecter profondément l’organisme humain et son fonctionnement ? Comment peut-on imaginer que la greffe fonctionnerait si ce respect n’était pas le principe d’intervention du chirurgien ? Mais, la transplantation cardiaque ne nécessite pas de modification profonde de l’éthique. Elle ne remet pas en cause le respect de l’ordre naturel ; elle réclame, bien sûr, qu’on réfléchisse aux conditions dans lesquelles on a le droit d’ouvrir un corps humain, d’en retirer un organe vital, et de le remplacer par un organe similaire pris dans un cadavre, qu’il a fallu mutiler. Toutes ces étapes réclament une réflexion éthique, pour aider les chirurgiens à bien agir. Mais le cadre habituel de l’éthique suffit amplement à déterminer ces règles, ainsi que l’a montré l’essor de l’éthique biomédicale au long du XXe siècle. La bioéthique nous fait entrer dans une autre ère, puisqu’elle a besoin de bouleverser les fondements de l’éthique pour prospérer. De sorte qu’elle quitte ainsi la sphère de l’éthique bio-médicale pour se situer volens nolens dans celle du transhumanisme, ce projet philosophico-scientifique qui ne veut pas seulement guérir l’homme, ou le « réparer », mais le transformer profondément – au point de le rendre à terme immortel.

Retrouvez la suite de cet entretien de Jean-Frédéric Poisson avec Paul-Marie Coûteaux dans le cinquième numéro du Nouveau Conservateur

Bioéthique : l’homme contre l’homme ?

Jean-Frédéric Poisson / Presses de la Renaissance

https://livre.fnac.com/a2004534/Jean-Frederic-Poisson-Bioethique-l-homme-contre-l-homme

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