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Bien commun ou fraternité ?

Par l’abbé Guillaume de Tanoüarn

Acteur majeur de la Fraternité Saint-Pie-X avant de revenir « dans le giron de l’Eglise » de Rome, prêtre intrépide toujours assidu à « dire ses messes », homme de radio (il dirige sur Radio Courtoisie le Libre Journal de la Chrétienté), homme de presse (il relève avec un succès croissant l’un des plus anciens titres de la presse française, Monde&Vie), Guillaume de Tanoüarn est certes un peu tout cela, mais il est avant tout un théologien d’envergure, dont les essais marquent les esprits : dans une œuvre déjà prolifique, signalons au moins son Parier avec Pascal (éd. du Cerf, 2012 ), ses Méditations sur la Messe (Via Romana, 2021) et Le prix de la fraternité (Tallandier, 2018) dans lequel il définissait le Bien Commun, aussi impalpable soit-elle, comme « une foi en la France ». Il était naturel que, malgré la charge de son emploi du temps, nous sollicitions cet agrégé de philosophie qui est aussi un grand pédagogue, pour nous aider à voir plus clair dans cette imprécise formule, dont le second mot, « commun », paraît trop souvent plus important que le premier, « Bien », lequel ne peut se comprendre hors de tout « esprit », et peut-être de toute métaphysique…

« Trouver dans le présent de l’Esprit qui nous anime, les profondeurs du destin, telle est la question » Philippe Capelle-Dumont – Le Catholicisme contemporain en péril

L’expression « Bien Commun » emporte avec elle cette mystérieuse aura des concepts que l’on ne sait pas définir et dont on croit, ou affecte de croire, qu’ils contiennent pour cela même la solution à tous les problèmes politiques ou éthiques. Un peu comme le mot « humanisme » dans la bouche d’un vieux routier de la politique ou d’un apprenti politicien né de la dernière pluie. Il ne faudrait pas se laisser prendre à ce prestige rhétorique, ni confondre le Bien Commun avec une sorte de schibboleth (signe de reconnaissance entre initiés – ndlr) biblique qu’il suffirait de prononcer avec componction pour que s’écartent les périls supposés et les critiques attendues. La tradition sémantique dans laquelle s’inscrit l’expression est trop ancienne pour que nous ne recevions pas quelques fruits d’une tentative de définition. Allons-y donc !

On trouve au pluriel « les biens communs », sous la plume d’Aristote, au début de son Ethique et au début de sa Politique. C’est dire que cette unité sémantique a un rôle architectonique dans sa philosophie de l’agir ; il n’hésite pas à dire que ce Bien Commun est « plus divin » que n’importe quel bien individuel. Plus tard, les Chrétiens recevront ce message sur le caractère divin du Bien Commun ; ils en feront eux aussi leur miel, en particulier saint Thomas d’Aquin. Le précepteur d’Alexandre le Grand avait su enseigner à son fougueux disciple que ce sont les valeurs (et pas seulement la juxtaposition locale des individus) qui font la beauté et l’attractivité du véritable « vivre ensemble ». Etonnés par l’art et le langage des Grecs, ces vieux peuples que sont les Mèdes, les Perses, les Egyptiens, les Asiates du Royaume de Pergame, ou les Arabes de Palmyre, ne se sont jamais révoltés contre le prestige d’Alexandre, même par des successeurs, les diadoques, qui n’avaient pourtant pas le charisme du jeune Macédonien. C’est qu’Alexandre, en tranchant le nœud gordien, avait créé, en bon aristotélicien, une nouvelle civilisation (on l’appelle encore aujourd’hui la civilisation hellénistique), un nouveau Bien Commun qui, aussitôt né, était devenu incontestable.

Le Bien Commun, créateur de la Nation

Le Bien Commun, et son progrès à travers le temps, s’impose à l’histoire, sans forcément que les contemporains sachent très bien pourquoi. Pourquoi la monarchie française s’est-elle installée pour 800 ans dans l’ancienne Gaule devenue franque, alors qu’elle avait pour seul soutien au départ l’évêque Hincmar de Reims, misant tout sur la fortune d’un certain Hugues Capet ? Le roi fut déclaré « Empereur en son Royaume» par les juristes de sa Couronne et cela suffit à créer un « Bien Commun ». En tout cas, la nation France n’est plus jamais retournée à l’Empire que les Ottonides avait tiré à leur profit du vieil héritage carolingien ; des individus et des groupes qui ne parlaient pas la même langue, n’avaient pas les mêmes origines ethniques, se sont trouvés artisans de la même civilisation et finalement, consciemment ou non, artisans du même Bien Commun. Aujourd’hui la mondialisation menace de faire exploser ces vieux biens communs qui sont les trésors dans lesquels les nations ont puisé leur légitimité. Et les biens communs semblent plus que jamais mis en cause, avant peut-être d’être déclarés périmés.

Aux biens communs qui fondent les peuples, on a trop souvent préféré le « Bien Public », c’est-à-dire le bien de cette technostructure capitale qu’est l’Etat. Ce Bien Public, auquel le grand Colbert était tout dévoué, est une construction lente, qui repose sur des descriptions fines, des analyses précises, des expériences concluantes où l’on reconnaît le travail de cabinets ministériels. Le « Bien Public » est un immense calcul de mise en exploitation des ressources. Il constitue une expérience capitale dans le bon fonctionnement des institutions ; pour autant, il ne se substitue jamais à ce qui est fondamental : le Bien Commun. La plupart des candidats à l’élection présidentielle se satisfont de cet ensemble de mesures, annoncées pour la bonne gestion du bien public. Dans les époques tranquilles, les électeurs s’en contentent, surtout si ces mesures écartent résolument les compulsions folles de l’idéologie quelle qu’elle soit.

Bien commun, instrument de pacification sociale

Seulement voilà : la société mondialisée, dans laquelle nous vivons, a cessé de croire au Bien Commun qui la fonde. L’exemple le plus caractéristique est l’exode des jeunes à l’étranger – non pas l’immigration mais l’émigration des classes moyennes supérieures, que ce soit d’ailleurs dans les pays en voie de développement ou dans un pays comme la France, qui parvient de moins en moins à fixer ses élites. Ils émigrent, en quête de travail bien sûr, (de revenus), de formation aussi et, plus obscurément, de paix civile. Ce faisant, bien involontairement, ils découvrent à l’analyste froid le pot aux roses d’un monde qui, partout, à force de nier les biens communs qui l’ont constitué, veut imaginer que le Bien Commun nouveau est aux dimensions de l’Europe, ou de l’Occident ou finalement du Monde lui-même.

En Occident, nous naissons de plus en plus souvent « citoyens du monde », c’est-à-dire citoyens sans Bien Commun. On a longtemps pensé que cette automutilation, que produisait le déracinement, était le prix à payer pour la paix du monde : plus de nation, plus de concours entre les nations. La consommation à tous les étages. La paix par la satiété universelle. Il s’avère aujourd’hui, après quelques décennies de « multiculturalisme», que les populations déracinées, sans Bien Commun, engendrent surtout « des sauvageons » comme disait naguère (1999) Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’Intérieur – et ceux-là, si bien nourris soient-ils, produisent, partout où ils sont libres de leurs interventions, « la violence gratuite » qu’évoque le pédopsychiatre Maurice Berger. Comment discipliner cette violence ? Ou bien, et c’est la même question, comment revenir au Bien Commun ? C’est la question essentielle qui se pose à nos politiques : comment après plusieurs décennies de désaffection ou de désaffiliation, retrouver ce « Commun » sans lequel il n’y a pas d’humanité ? Tout serait simple s’il existait une idée du bien. Il suffirait de décliner cette idée dans les différents domaines de la vie quotidienne et de lancer un programme, des plans quinquennaux ou toutes sortes de « trains de mesures ». Hélas, cela ne suffit pas. Le bien que nous avons en commun ne repose pas sur un calcul, encore moins sur un ensemble de prévisions planifiables. La raison en est simple, c’est celle que répète Aristote à Platon depuis des lustres : il n’y a pas d’idée du Bien.

En métaphysicien, Aristote a cette formule superbe : du Bien, comme de tous les transcendantaux (comme l’Etre, l’Un ou le Vrai), on ne peut pas dire ce qu’il est parce qu’il est toujours « autre dans les choses autres » (Métaphysique, livre 12 chap. 5). Platon, confondant le Bien et l’Un dans un même concept, avait imaginé une cité idéale où tous les hommes feraient tout en même temps, dans laquelle les femmes seraient des hommes comme les autres (« Ce que fait un cheval, une jument ne le fait-elle pas aussi ? »), et où une constitution écrite (comme celle de Dracon, à Sparte) régirait tout cela. Je suis persuadé qu’avec son idée de constitution, Platon, les yeux fixés avec admiration sur Lacédémone, le rival séculaire d’Athènes, se trouvait très pragmatique. Pour lui une cité bonne est une cité unie. Il faut créer les conditions d’une unité optimale, en finir avec le particularisme familial (à Sparte, les enfants à partir de 7 ans étaient élevés en commun pour être des élites militaires), communautariser les femmes dès la naissance et s’abstenir de leur donner un statut particulier : dans la cité idéale de Platon, elles seront des gardiennes tout aussi militarisées que les hommes.

Indéfinissable, inquantifiable, intransposable : un « Esprit »

Terrible concept du Bien Commun, fourrier jusqu’à ce jour de toutes les idéologies ! On sait comment Aristote a réagi : il a collecté les constitutions de toutes les cités grecques (il ne nous reste que la Constitution d’Athènes de ce gigantesque effort documentaire) pour démontrer à son maître Platon que les cités grecques étaient toutes différentes et que donc leur Bien Commun, leur fin à chacune d’entre elles, étaient différentes. Il est impossible de déterminer le Bien Commun a priori. Pour prendre un exemple moins éclatant mais plus récent : on n’arrête pas de comparer la France et l’Allemagne, toujours au détriment de notre pays. Mais cette comparaison n’est pas raisonnable car nous n’avons pas, Français et Allemands, les mêmes points forts ni les mêmes points faibles, la même histoire, la même population, les mêmes institutions, etc. – bref le même Bien Commun.

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