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Le journal de pmc – Janvier 2021

Vendredi 1er janvier. Bordeaux. Dans la nuit, une drôle de nuit de saint Sylvestre noire et silencieuse, s’est enfin achevée la vieille mascarade qu’on n’appelle plus que machinalement « les fêtes » : empêtrés dans leurs co-viduités piégeuses, les Modernes voient s’échapper jusqu’aux consolations festiviennes de Murray, fêtes sans fêtes qui m’ont fait penser tout à l’heure aux « joies sans joies » dont parle, je ne sais plus où, Léo Strauss et l’on n’entend plus que par la radio les échos d’une grosseteuf, une rave (prononcer « rêve ») probablement ennuyeuse que les derniers Mohicans des temps anciens organisent quelque part en Bretagne à la barbe de la police, qui n’ose intervenir : on imagine quelques milliers de corps trémoussés, sur le mode marathon, hagards, épuisés sans doute, qui repoussent à l’aube d’après-demain, ou l’aube d’après, l’une de ces déceptions sans remède que traîne derrière lui l’universel progrès, et, surtout, l’horreur d’une année nouvelle. En ritournelle, on se souhaite bonne année « et surtout bonne santé ». A tous, je souhaite bon courage.

Et surtout bonne santé ! : je pensais tout à l’heure, en rangeant l’appartement de ma mère qu’elle m’a gentiment prêté toute une semaine, à une amie de mes grands-parents, Christiane R., qui venait régulièrement leur faire visite, du temps que je vivais chez eux, dans les années soixante et soixante-dix. L’appartement était simple mais assez vaste, et surtout assez bien placé, dans le centre de Bordeaux, non loin de la place Tourny, pour accueillir régulièrement amis et connaissances qui passaient à l’improviste – chose naturelle d’ailleurs, puisque nous n’avions pas le téléphone. Christiane R., donc, n’arrivait pas à n’importe quelle heure, mais de préférence aux approches du déjeuner. Il faut dire qu’elle habitait assez loin de Bordeaux, d’ailleurs dans une magnifique demeure des environs de la Réole où nous allions quelquefois le dimanche nous promener dans les vignes, et qu’il lui était commode, en ces temps où l’on n’allait au restaurant qu’en de grandes occasions, de couper ainsi sa journée de courses en ville d’une halte qui était aussi un déjeuner. Ces régulières visites, cependant, agaçaient mon grand-père – « voilà Christiane qui débarque !», disait-il en entendant sa voix chantante, tandis que ma grand’mère, qui aimait la compagnie, mettait le couvert et trouvait un moyen, malgré l’impécuniosité du foyer, de « rallonger les sauces » ; c’est que cette dame, grande, très belle dans mon souvenir, avait à ses yeux de gros défauts : d’une part elle parlait fort, ce que ma grand -mère excusait en rappelant qu’elle vivait à la campagne, et que d’ailleurs elle avait fait du théâtre ; d’autre part, il lui arrivait souvent de « parler d’argent », ce que mon grand-père proscrivait formellement – proscription de règle à cette époque dans notre milieu nettement catholique. Surtout, Christiane était intarissable sur sa santé, dont elle n’avait nul scrupule à dresser pour nous un bilan complet et qui constituait manifestement, bien devant que celui du vignoble ou des emplettes bordelaises, le grand souci de sa vie – ou son éternelle angoisse. « Elle ne nous épargne rien ! », rigolait mon grand-père, dès que Christiane R. avait tourné les talons pour reprendre sa course en ville. « Ah, ne penser qu’à sa petite santé !, disait-il tandis que ma grand-mère se mettait à la vaisselle et qu’il prenait le balai ; la pauvre femme ne vit plus que pour survivre… »

« Ne plus vivre que pour survivre », l’expression maintes fois entendue m’est restée, me revenant brutalement en mémoire, tout à l’heure tandis que je pensais à l’espèce d’invasion de la Santé dans nos vies de chaque jour au point que, des masques aux tests, des vaccins aux nombres des morts, il n’est plus question que d’Elle. Je pensais à la pudeur qu’avait mon grand-père, et à ma grand-mère, qui n’en parlaient jamais, et je pensais aussi à celui qui surplombait ces années anciennes, au Général de Gaulle. Nous avons fort commémoré sa disparition, voici quelques semaines, sans s‘aviser d’un détail qui tout à coup me frappe : quand il disparut à quelques jours de son quatre-vingtième anniversaire, personne, pas même lui, ne se souciait de son état de santé. Alors que chacun de nous, aujourd’hui, pas seulement sexagénaires ou octogénaires, consulte à qui-mieux-mieux, un généraliste un jour, un spécialiste peu après, puis un diététicien un étiopathe, un ostéopathe un kinésithérapeute etc. le vieux général retiré n’avait pas vu depuis plusieurs années un seul membre de ces brigades médicales qui désormais encadrent nos vies – c’est au point que le « docteur » de Colombey, Guy Lacheny, appelé en urgence au soir du 9 novembre 1970, quelques minutes après l’effondrement du grand chêne, ne l’avait encore jamais rencontré. Certes, l’année précédente, Mme de Gaulle s’en était inquiétée : Charles ne consultant jamais, elle avait imaginé un stratagème en invitant l’ancien médecin de l’Elysée à déjeuner, espérant que ledit déjeuner se transformerait en consultation; hélas !, le Général flaira le piège, déclarant d’emblée au brave homme qu’il lui trouvait mauvaise mine, et l’on s’en tint là.

L’indifférence aux questions de santé, du moins dans l’ordinaire des jours, nul ne la concevrait aujourd’hui. Longtemps, elle fut pourtant naturelle au chrétien habitué à confier à l’obscure providence les tours de sa destinée, avec cette once de fatalisme qui reste la marque des temps anciens ; elle fut naturelle à des générations qui ne songeaient pas à consulter à tout bout de champ, temps où les consultations étaient d’autant plus rares que chacune n’entraînait pas plusieurs autres. Une trace de cette indifférence apparut encore chez le successeur du Général, Georges Pompidou, dont le moins qu’on puisse dire est que, atteint d’une grave maladie pendant sa présidence, il n’abusa pas des médecins au point que, eut-il été pris en charge par quelques batteries de spécialistes plus en pointe, il aurait sans doute achevé son septennat. Mais, vingt ans plus tard, la différence sera frappante avec un Mitterrand qui, atteint d’un long cancer mourut entouré de médecins et d’experts médicaux en tous genres y compris de « fin de vie » – et dans la panique intérieure d’un homme que ne consolait aucune conscience ou prescience de l’au-delà. Encore vingt ans et l’on vit les preuves de la récente atteinte de M. Macron diffusée dans toutes les chaumières pour que, éclairée à la Lanterne, chacun puisse juger de la pâleur présidentielle.

Nous avons tous suivi cette pente : voici des décennies que l’homme occidental, après avoir créé quelques unes des plus belles civilisations du monde, façonné des empires et dominé l’univers, ne semble plus voué qu’à une seule chose : la santé. Tous en rêvent, rares les élus qui l’atteignent – à grands renforts de médications. Le sexagénaire que je suis a pu mesurer….

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Samedi 2 janvier. Ai dû m’interrompre, hier, tandis qu’on m’appelait à table. Rapide déjeuner de premier de l’an avec ma mère et mon beau-père ; puis, bagages bouclés, suis passé prendre PP dans cette chère petite rue Thiac de si heureuse mémoire et nous partîmes droit au nord, dans la grande voiture confortable. Longue route sous un beau ciel de traîne, parsemé d’averses jusqu’à la première halte, un petit hôtel du Croisic que je ne sais qui m’avait recommandé. L’attraction, c’est le Croisic lui-même, petit port que nous découvrons tard, tout enroulé déjà dans la nuit, ses solitudes et ses brumes. Longue promenade humide mais enchantée, halte dans une crêperie dont le jeune propriétaire, en veine de conversation, fait semblant de ne pas voir que nous dégustons au comptoir, malgré « la réglementation en vigueur », ses énormes galettes – il voit bien, comme la plupart des Français, que le Gouvernement s’empêtre dans une interminable comédie et tempête contre l’obstination claustrophile du pauvre Macron.

…Le sexagénaire que je suis, écrivais-je hier, a pu mesurer l’étourdissante progression de la médicalisation puis de la surmédicalisation : rares sont mes contemporains qui se déplacent sans une batterie de médicaments, et des théories de crèmes, pilules, suppléments nutritifs et autres merveilles de pharmacies et parapharmacies qui encombrent les réfrigérateurs, les salles de bains et jusqu’aux tables de chevet de tout quidam moderne. Et ne parlons pas des conversations : de mon temps la politesse excluait qu’on accablât ses proches, amis et commensaux avec les détails des maux de son corps : obsession covidienne aidant, c’est devenu l’inévitable ritournelle de tout échange, et peut-être de toute activité cérébrale tant il semble que nos contemporains ne cherchent plus rien, ni Graal, ni salut ni honneur ni grandeur ni même fortune mais le médicament décisif qui leur rendra la santé – ou les guérira des effets d’une autre pharmacopée… Il n’est qu’à regarder les corps dans les rues, les métros ou les plages : passé 30 ans, la plupart sont hâves, maigrelets ou bien obèses (l’obésité, les affections pulmonaires et le diabète, maladies modernes, étant sans doute, avec le vieillissement de la génération du baby-boom, les premières causes de l’actuelle surmortalité ) : ceux qui au contraire échappent à la décrépitude des corps trop et mal nourris affichent une santé bien trop éclatante pour être honnête quand tout le monde sait qu’échapper à la maladie, ou la cacher, tient de la prouesse (médicale) : gommages et écrémage sans parler des exercices de yoga ou de médiation de haut-vol et bien entendu de discrets passages sous les bistouris des chirurgiens et les injonctions des esthéticiens.

Bref, nous avons bien trop plongé dans l’obsession sanitaire pour nous offusquer aujourd’hui de subir une dictature du même nom : à force de nous soigner, à force de laisser croître nos dépenses de santé dans des proportions monstrueuses, à force d’encombrer les hôpitaux, à force de ne pas vouloir mourir et par-dessus tout de croire que la vie n’est bonne que si elle est éclatante de santé et corrélativement de donner tous les pouvoirs aux médecins et à leurs acolytes, à la pharmacie et à ses hydres mondiales que sont les grands laboratoires et d’avoir peu à peu en instituant en maître absolu le fameux consortium de BigPharma nous nous sommes jetés dans le gueule du loup, cette dictature sanitaire que l’opération covid, laquelle en somme nous pendait au nez ne fait que mettre en scène sous nos yeux dans des proportions affolantes.

Et si l’ultime remède n’était pas de se passer de remède : sortir de cette idolâtrie du corps qui n’est que la pointe ultime et explosive du matérialisme, de l’hédonisme et du refus universel de donner à nos vies un autre sens que la survie d’elle-même. Nous soigner d’abord en soignant nos âmes, en aimant nos identités historiques, culturelles, traditionnelles, familiales, c’est-à-dire notre univers collectif plus qu’individuel et en soignant nos corps comme le firent les hommes durant des millénaires et comme le recommandait déjà Socrate, une alimentation naturelle équilibrée et sourcilleuse laquelle pourrait être à bien y regarder notre seule médecine. Mais c’est là une autre question, immense… Un ascétisme donc qui serait pour les temps à venir la première de nos sagesses et qui pourrait être le meilleur moyen d’accorder à nous-même une fête quand les fêtes devenues par l’effet de notre gloutonnerie étourdie une débauche de consommation sont finalement, pour toute apothéose, interdites. Finalement l’homme occidental n’est plus qu’un malade qui se soigne.

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Lundi 4 janvier. Fin, demain à l’aube, d’un trop court séjour dans le lointain Trégor où, depuis trois ans, je ne me lasse pas de revenir – et de même, ce que je ne savais pas, PP, grand amateur de Bretagne du Nord.

Samedi, coup d’oeil sur un ancien hôtel à vendre, puis visite, comme en voisins, à Christine Boutin, toujours aussi accueillante et chaleureuse. Vitraux de l’église de Pornic, petits, innombrables, impeccables : ce coin-là a gardé toute sa catholicité. Il nous aura suffit de quelques encablures, et un embourbement presque amusant, pour rejoindre Thierry Boutet, ancien éditorialiste de Famille Chrétienne, dans sa confortable maison de l’Île aux Moines, à laquelle on accède par une navette d’où se découvre de tous côtés, mer et terre, la lumière de Bretagne, indescriptible, fraîche et fragile comme une jeune fleur ; adorable douceur de l’air dès que s’aventure, tremblant sur les eaux, un pâle faisceau de soleil. Les plaisirs s’enchaînent : tour de l’île aux bons soins de notre hôte, soirée à conjecturer devant un solide poêle, de passionnants whiskies et force bougies (l’électricité est coupée), nuit noire et déjeuner costaud ; puis cap au nord pour traverser la Bretagne intérieure jusqu’aux Côtes d’Armor, que nous trouvons toutes ouatées sous d’épais flocons de neige, nous obligeant à rouler à pas feutrés comme on pénètre sous les voûtes d’une cathédrale. Dans la nuit tombée d’un coup, découvrons non sans peine le petite maison à gros murs de granit et bon poêle qui, pour deux nuits, sera notre repaire.

Sais-je au moins ce qui m’attire sans cesse en Bretagne ? Le granit, peut-être, les maisons épaisses, les rochers coupant sec les assauts de la mer, et cette obscure puissance de l’archaïque dont on devine que rien ne la subvertira jamais, pas même les bêtises démocrates, chrétiennes et socialistes dont on voit partout les stigmates municipales mais qui glissent sur ces rocs immémoriaux comme de l’eau sur le sable. Vent sauvage, mer inlassable, omniprésente solidité du granit, je ne sais ce qui m’attire en ces contrées que je sens imprenables (où Goscinny n’avait pas par hasard situé « l’irréductible village gaulois »), je ne sais ce qui, ici, me rassure. Tout paraît enraciné pour toujours, tout se fige dans une échelle du Temps que l’on devine hors de toute mesure humaine, où tout présent s’abolit de lui-même – ce présent devenu la seule temporalité des déracinés contemporains qui, flottant à la surface de la terre n’ont conscience ni du passé ni du futur, comme de pauvres arbres qui n’auraient pas pris, pour toujours privés de racines et d’avenir. Ici, un roc invisible absorbe en silence le fugitif présent, installant corps et âme dans la seule rédemption qui compte, la durée – « le mystère de la durée » dit de Gaulle en montrant à Malraux un arbre de la Boisserie, parlant drôlement de « la petite éternité des branches ». certes, il y a aussi la Haute Marne, et d’autres marnes encore, mais je n’ai plus d’hésitation : c’est ici que je veux vivre le reste de mes jours, échapper à leur décompte, figé droit comme une pierre.

Ce matin, promenade dans les rues de Tréguier, très nobles, humides et froides (dans la principale, dite d’Ernest Renan, nous visitons deux maisons, l’une médiocre, l’autre très grande, appartenant aux Balibar – celle-ci m’émeut beaucoup par le souvenir que m’a laissé l’inoubliable Renée Balibar souvent rencontrée lors de séminaires à la Fondation Charles de Gaulle, vielle dame savante qui semblait toujours venir d’un pays hors du monde : c’était donc de cette antre…. Rapide pique-nique dans les trainées d’embruns de Plougrescant où la mer est furieuse, puis route en voiture, le long du rivage sombre, jusqu’à Perros-Guirec et Trégastel, vers les pins immenses, indifférents aux balancements que leur infligent les vents, dominant le grand large. A quel moment PP a-t-il prononcé cette phrase : «Le jeune court plus vite, mais seul le vieux connaît la route» ? Phrase qui n’est pas d’un nouveau, mais d’un très vieux conservateur…

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Mercredi 6 janvier. Retour à Paris hier au soir, par les autoroutes, pour ouvrir à temps le comité éditorial du Nouveau Conservateur, tenu aux heures interdites en un lieu que la police ne doit pas connaître. Décidons du titre du prochain numéro : « La Modernité et ses délires » », qui ravit tout le monde – nous étions douze. Très bonne ambiance : l’équipe me paraît assez parfaite.

Pas de dîner, cette fois : une galette, offerte par l’adorable GB. Raccompagne ensuite H, J-L et M. à travers les quartiers nord de Paris, où le « couvre-feu » d’opérette ne semble pas impressionner grand monde… Tout va bien.

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Jeudi 7 janvier. Paris. Où la vie est si douce, et la ville si triste, ces jours-ci. La vaccinologie bat son plein. La nouvelle invention, qui va permettre de prolonger ad libitum le feuilleton Covid ( il y eu la comédie des masques interdits, le confinement, les services de réanimation engorgés – du moins certains, car la plupart ne tournent qu’à faible régime, faute de malades -, la fermeture des restaurants, bars et lieux culturels, puis nouvelle comédie des masques, devenus obligatoires… Puis vint l’avalanche des tests, le couvre-feu, l’apparition miraculeuse des prétendus « vaccins » – testés seulement par les fabricants, crus sur parole), et voici les « variants », l’Africain, le Brésilien, l’Anglais etc. – on ne dit plus « mutants » comme il se devrait. Roulez manège, le spectacle continue, les injections prennent le relai de l’interminable machinerie.

(Une pensée, au passage pour les injectés…)

Au fond, en nous accoutumant au permanent souci de notre santé, nous nous sommes mis nous-mêmes dans la gueule du loup ( le loup : les grand laboratoires, les grands médecins « spécialistes », la dévorante bureaucratie de la Santé…) sans qu’ils ne soit plus jamais question de ce qui fait, justement, la santé : une bonne alimentation, une manière de vivre éclairée, une diététique comme chacun devrait en avoir pour lui-même sans rien demander à personne, une succession de précautions naturelles et autres règles de bon sens qui s’imposent à quiconque entend bien se porter. Tout cela est passé à la trappe en deux ou trois générations, happé par le Marché. Je me demande si la Modernité, le Progrès, et précisément le « progrès social », le plus pernicieux des pièges, ne consistent pas à se jeter, justement, dans la gueule de tous les loups. Sur tout cela, revenir ici sans tarder, et en détails…

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Vendredi 8 janvier. Très beau temps, clair et sec. Retour en voiture jusques en ma Charente, par la nationale 10 – celle que prenait Mauriac, qui poussait jusqu’aux Landes, avec sa Peugeot. Dans la mienne, grande euphorie, grâce à la radio : suis tombé sur une station qui multiplie les tubes de mes années anciennes, dont les souvenirs rejaillissent en bouquets et que je sifflote en forçant l’allure. Pensé à ce que pourrait être une vie paisible, simple et conventionnelle, à penser comme tout le monde, à vivre benoîtement comme tout le monde, à s’amuser comme tout le monde. A vivre tranquillement à l’intérieur de ce monde – qui, après tout, réserve bien des joies, simples, bêtes mais pas toujours déshonorantes… Etre heureux en acceptant tout, simplement, la musique qu’on écoute, les tombereaux de produits, des jeux, des friandises en toc ou des bonnes choses que l’on vend, et ne pas aller plus loin. A l’intérieur du monde : cette expression me subjugue. Il y a un intérieur aimable de la modernité, y compris la plus plate. Trouvons là un peu d’humilité…

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Jeudi 14 janvier. De passage à Charmant, M. posait hier un fameux problème, celui des poules. Voici deux ans, nous avons construit ici un assez grand poulailler, non sans rencontrer de multiples difficultés. En mars 2018, six poules du type Rhode-Island (type assez commun de bonnes pondeuses à plumes rousses et rouges) s’y installaient tout à l’aise – je voulais éviter toute promiscuité, pour racheter l’ignominie des hangars industriels aux cages étroites. Deux ayant disparu, nous avons racheté, l’an dernier, quatre autres poules, hélas du même type. Ces huit poules cohabitent, et donnent un bon nombre d’œufs, excellents pour nos petites déjeuners, appréciés par nos hôtes, ma mère à qui j’en porte régulièrement à Bordeaux, et quelques amis des alentours. Bien. Mais, sur ces huit poules, quatre sont vieilles (plus de trois ans, pour une poule, on me dit que c’est un bel âge) et devaient être sans tarder mise au pot. Or, c’est la déroutante question de M., comment reconnaître les jeunes des vieilles ? Rien ne les distingue. Très grande perplexité…

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Vendredi 15 janvier. Inopinément, hier au soir, par les petites routes qui traversent des bois épais dans lesquels la fin du jour s’évanouissait peu à peu , j’ai gagné les abords de Limoges, où j’arrive dans la nuit noire. Devant la pharmacie de Bosmie-l’Aiguille, descendant d’une rue que je n’avais pas vue, m’a rejoint L. Retour par la grand route d’Angoulême, déserte, coupant comme une intruse tombée d’un autre monde les immenses campagnes sombres que le couvre-feu rend à leurs anciens silences. Courte halte, vers dix heures de la nuit, du côté de « La Croix sur l’Ange », devant un entrepôt où s’alignent d’énormes machines agricoles. Douceur de mon trop grand manteau de cashmere bleu. Des brumes rôdent lentement, tout alentours, comme une danse de gymnopédies – de temps en temps, perçant l’humidité, quelques étoiles tentent de pousser jusqu’à nous d’imperceptibles lueurs. J’ai toujours pensé que les étoiles souriaient aux hommes, au loin, mais pourquoi ces étoiles tremblantes, frêles et gentilles, me font-elles penser à une minuscule grand-mère qui saluerait, sur le quai d’une gare, un petit-fils dont le train s’éloigne, se retenant encore de pleurer et souriant pauvrement, étoiles titubantes au loin d’un amour impuissant ? Elles s’effacent sous les voiles des brumes nonchalantes puis réapparaissent un peu plus loin, comme des clins d’œil.

Eternel bonheur des conversations en voiture, merveille des regards neufs et des complicités amusées. A Charmant, les étoiles reviennent, et règnent sur un ciel soudain plus clair. Je dis à L. que ma grand-mère russe, Katevana, recommandait à tout le monde de regarder le ciel plusieurs fois par jour, et aussi plusieurs fois par nuit. Réveillant le château comme des guerriers en conquête, rallumant les lumières des salons et du grand escalier, lançant les musiques comme des guerriers, nous allumons toutes les lumières des salons et du grand escalier, ravivons le brasier presque éteint de la cheminée principale en y jetant des fagots, bientôt si flamboyants que l’ombre des flammes parcourt les murs – dans la chambre, il suffira de quelques bougies, et d’un petit feu. Pensé, en remontant de la grange le grand sac que nous avons dans la pénombre empli de bûches, à Michel Tournier, au Roi des Aulnes, à John Cowper Powys dont j’aime tant le visage, les épaisses vestes de laine écossaise, ses odes celtiques au « sentiment océanique de l’univers ». Longue nuit. Idée fugitive d’une joie dont le règne n’aurait pas de fin – se pourrait-il, demandais-je, d’échapper aux camisoles de la modernité blanche et d’apercevoir encore, un peu encore, comme une dernière étoile fuyante avant que les Lumières n’assombrissent le ciel et la terre, ce qu’être libre pourrait vouloir dire ?

22h30. Ce matin, ai déposé L. à la gare d’Angoulême. Ciel bleu. Rentré en rêvant, ai fermé hermétiquement les volets de ma chambre, me suis recouché – et me suis enfin endormi. Puis, toute la journée au lit, où l’esprit est si clair. Navigations inter-nautiques : il est de plus en plus évident que Covid19 est bien moins le nom d’un virus que d’une gigantesque opération politique. Le mensonge est partout, et l’idée même de Communication, pourtant déesse de ce monde, partout dévorée par la propagande. La grande machinerie de l’infox, omniprésente, obsédante, a rendu la peur si profonde qu’on dirait que les pauvres êtres ont désormais peur de ne plus avoir peur. L’INSEE, pourtant, a rendu son verdict : peu de morts du Covid chez les moins de 50 ans, ou quelques dizaines, quelques centaines de moins de 65 ans, toujours du fait de facteurs de « co-morbidité » dont l’obésité est le plus fréquent. Presque tous les décès sont concentrés chez les plus de 75 ans – mais, comme disait l’autre jour l’adorable médecin de V., après 80 ans (ou 82 ans, actuelle espérance de vie, 25 ans plus élevée qu’à l’époque où naquirent ces quadragénaires…) « on ne devrait plus compter les cas Covid. Car le facteur de « co-morbidité », la vieillesse, l’emporte sur tout autre.. Donc, il ne se passe à peu près

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Mercredi 20 janvier. A Paris depuis hier. Cette « co-morbidité » que l’on ne veut même plus nommer, la vieillesse, mot simple que bannit bien sûr le trans-humanisme ambiant. Dépasser l’humanité de l’Homme, Modernes et Progressistes s’y sont lancé depuis des décennies, ce que nous n’avons pas osé voir. Or, le trans-humanisme, que nous avons cru trop dément pour qu’il ait jamais la moindre réalité, en réalité, il règne sur le corps médical, et, peu à peu, domine sur les vastes cohortes du progressisme en délire. C’est l’axe de notre prochain dossier, celui du N°3 auquel nous nous attelons. Gros travail en perspective.

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Mercredi 27 janvier. Paris. Nuit blanche – comme la peur. Ce matin, temps doux. Vais à pieds jusqu’aux Gobelins et retrouve GB au pied de l’appartement de Jean-Luc Jenner, l’insubmersible et génial directeur du théâtre du Nord-Ouest qui nous a conviés à déjeuner. Au menu, la survie de son théâtre étouffé par les couvre-feux, Pierre Corneille, et une exquise cuisson de moules, telles que je n’en ai jamais goûtées – de même la fine de Haute Marne qui suivit…

Jenner est tellement « homme de théâtre » que son appartement est comme une scène – de « la Bohême », par exemple, avec ses meubles disparates et ses tapis enchevêtrés, parsemés de bosquets de bouteilles dont j’ai d’abord cru qu’elles étaient vides mais qui se révèlent, à la diaprure de leurs reflets, bel et bien pleines. La conversation roule d’abord, comme en toutes circonstances ces jours-ci, sur l’étrange ambiance covidienne qui ne fait pas peur à notre hôte, si accroché à son fragile théâtre qu’il est bien décidé à ne pas en suspendre toute activité – actuellement, des lectures de Léon Daudet, par exemple le samedi après-midi… Assez vite, nous en arrivons à Corneille dont, au fil de sa déjà longue carrière, il a monté la plupart des pièces. Conversation à bâtons-rompus dont (GB ayant discrètement allumé la fonction enregistrante), nous publierons la substance. A mon grand étonnement Jenner semble défendre une thèse plutôt éloignée de la mienne, trouvant à Corneille une certaine modernité. Patatras ! C’est justement parce qu’il n’est pas moderne que, à moi, il plaît tant ! (D’ailleurs je ne vois pas pourquoi il ne faudrait s’intéresser à un auteur qu’à proportion de sa modernité, comme si la grande altérité du temps et du lieu éloignés n’accroissaient au contraire l’intérêt d’une œuvre – d’autant plus forte qu’elle nous est étrangère, et si possible étrange. Sa thèse est que Corneille développe un souci psychologique assez neuf, que Racine puis les siècles suivants poursuivront et qui, certes, éloignent du classicisme – le grec, le romain comme le féodal. A cette modernité-là, j’objecte l’infranchissable distance qu’instaure l’un de ses thèmes centraux, le Thumos, pour nous absolument incompréhensible. Sur ce concept-là, aux sens multiples, Modernes et Classiques ne peuvent tomber d’accord : pour les Modernes, qui se reportent à la définition du dictionnaire et y trouvent les plus plates significations contemporaines (Thumos signifierait ainsi l’agressivité, l’esprit guerrier, la hargne, la volonté d’en découdre, etc. ), cette vieille vertu devient odieuse – alors qu’elle est pour les Anciens le moteur même du caractère. Or, tout est dans la traduction : Thumos, pour les Anciens comme pour Corneille, signifie aussi bien le courage, l’ardeur, le souci de défendre son nom, sa patrie, son honneur – ce que Corneille traduit par « le cœur » dans le fameux cri de Don Diègue : « Rodrigue, as-tu du cœur ? ». Ce cœur-là témoigne d’une conception de l’univers qui ne fait pas de la paix le seul sacré, au prix de la plus sinistre soumission – un goût de l’énergie vitale qui le rend résolument a-contemporain.

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Jeudi 28 janvier. La conversation avec Jenner était si prenante hier que j’y reviens sans cesse en pensée – j’ai même réussi tout à l’heure au micro du bon Abbé de Tanouärn à faire une page de publicité pour son Théâtre du Nord-Ouest dont il ne faudrait pas que la bêtise covidienne finisse par avoir la peau. Continuant à ignorer le couvre tous les feux, j’avais accepté un dîner, non loin de Courtoisie, chez Geneviève S. et ai dû partir ( à regret car me suivait dans le studio de Courtoisie une femme plus que séduisante, Alexandra Henriot-Claude, que j’abandonnais au bon abbé…). J‘ai derechef songé à Corneille, donc, me disant que, sans l’espèce de reflexe éducatif français qui l’avait mis au centre de l’éducation littéraire pendant des générations, il n’y aurait peut-être pas eu de Résistance française en 1940. De Corneille et du Thumos, l’épopée gaulliste semble sortie tout armée – à commencer par cette devise magnifique, Honneur et Patrie, que de Gaulle dans les premières années de la France Libre substitua à la devise républicaine, qu’il jugeait à juste titre trop affadie pour servir encore.

D’ailleurs Corneille semble être l’homme de la génération résistante, du coup d’Etat du 18 juin 40 à celui de mai 58. L’autre jour, V. me racontait qu’un ministre de la Vè République commençante, pressenti à je ne sais quel poste et rencontrant pour la première fois son fondateur, s’attendait à être passé au crible sur le domaine qui pourrait lui échoir et que grande fut sa surprise en découvrant qu’il ne fut interrogé que sur un sujet : Corneille, comme si la connaissance du tragédien valait passeport ministériel. Ce qui m’a rappelé une anecdote relatée par Peyrefitte dans les entretiens que je fis avec lui pour France Culture : un jour, en plein Conseil des Ministres, Couve de Murville ayant cité quelques vers de Cinna, on entendit de Gaulle prolonger la stance, puis Philippe Dechartre (il faut dire grand spécialiste de Corneille) filer la scène, un autre ministre, Jean Foyer, prenant le relai, jusqu’ à ce que le Premier Ministre lui-même, agrégé de Lettres qui ne voulait pas être en reste, conclue le passage. Heureux temps…

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Dimanche 31 janvier deux mil vingt : Des dizaines de manifs « Marchons Enfants » ont lieu cette fin de semaine à travers la France contre la généralisation de la « PMA sans père » . L’une d’elle commençait tout à l’heure à deux pas de chez moi, que je rejoins dès son début, sous un petit crachin peu encourageant. D’emblée, une pancarte me frappe, à propos des chimères, ces croisements de cellules animales et humaines qu’autoriserait la loi dite drôlement « bio-éthique » : « c’est l’identité de l’homme qui disparaît ». Je crois bien que la question de l’identité, l’adéquation du mot à la chose qu’il nomme, et la dénonciation des « choses qui ne sont pas ce qu’elles sont », mon vieux sujet gaullo-platonicien, dominera toute la vie intellectuelle des prochaines années. En avant pour la grande résurgence de la bataille des universaux – c’est-à-dire de l’inépuisable et crucial thème de l’identité, cet universel que les modernes ne veulent pas connaître et qui leur éclate à la figure de tous côtés.

Ai remarqué sur une pancarte tenue par une jeune manifestante ces mots, écrits à la main, qui me chamboulent : « Loi bioéthique, fin de l’identité de l’Homme ». Tout est là, sur la table.

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  1. Merci pour cette proposition de lecture. Mais pardon, cela ressemble davantage à un album de cartes postales dont on ne connaîtrait pas le destinataire.
    Ou alors ne sont- elles qu’à vous même adressées?

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