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Tout empire périra

L’éditorial de Paul-Marie Coûteaux

C’est une règle difficile à concevoir tant elle interroge l’esprit, au point qu’on la néglige : la plupart des grandes entreprises politiques ont été pré-dites, et même «dites au préalable» par leurs acteurs. On a remarqué que de Gaulle, enfant, inventait des saynètes dans lesquelles il se représentait sauvant la France menacée par les armées allemandes – formidable prescience de ce qui adviendra des décennies plus tard, avant que Paris ne réserve, au Sauveur remontant les Champs-Elysées en liesse, un Triomphe à l’antique et que la France ne s’assoie finalement, grâce à lui, à la table des vainqueurs. Inexplicable prescience ? Elle se répète pourtant au fil des âges, y compris dans les entreprises les plus folles : le jeune Alexandre affichait sans détours l’ambition d’étendre le monde grec à l’ensemble de l’Asie – il crut y réussir jusqu’à ce que, parvenu aux rives de l’infranchissable Indus, il comprenne enfin, les yeux remplis de larmes, qu’il n’irait pas au delà. Les révolutionnaires français, puis Buonaparte, avaient prévu que l’immense puissance qu’avait accumulée la sage politique de nos rois leur permettrait d’apporter, par le fer et le feu, ce qu’ils nommaient Les Lumières à l’ensemble de l’Europe : ils manquèrent d’y réussir, jusqu’aux déroutes d’Espagne et de Russie. On pourrait en dire autant des Bolcheviques annonçant avec Trotsky l’extension mondiale du communisme – qui domina en effet des pans de continents, en Asie, en Afrique, et jusqu’à Cuba ; ou encore d’Hitler annonçant dans Mein Kampf, avec une précision stupéfiante, la domination de l’Allemagne sur l’ensemble de l’Eurasie, ce qu’il aurait pu réussir seize ans plus tard, n’était derechef l’inaltérable résistance russe. Chaque fois, tout était « sur la table » ; tout avait été annoncé, prévu et prédit…

« Tout empire périt. Et c’est justice. Car l’empire, fruit de la volonté de puissance et de la conquête, porte en lui le gouvernement par la force, la contrainte des peuples, la soumission voire la terreur. De ces constructions nées de la démesure, la destinée annoncée est l’effondrement (…) Dans sa forme même, l’Empire est voué au naufrage. Et les peuples en paient le prix. »

Jean-Baptiste Duroselle

Il en va de même pour l’Empire états-unien, dont l’ambition proprement « universelle » fut annoncée dès les pères fondateurs, chassés d’Angleterre pour ce que nous appellerions aujourd’hui leur « intégrisme » et débarquant du MayFlower armés du troublant concept calviniste de « manifest destiny » : le messianisme plus ou moins délirant de la grande Rédemption de l’univers par le Nouveau Monde était déjà omniprésent chez les Quakers avant d’être théorisé au XIXe siècle pour justifier le génocide des Amérindiens – nous clôturons le présent dossier sur cette extermination qui est sans doute le véritable acte fondateur des États-Unis. Ce messianisme simplet mais efficace court tout au long de l’histoire des EUA reformulé au XVIIIe siècle par Benjamin Franklin assurant bonnement que « la cause de l’Amérique était celle de l’humanité toute entière », puis par le Président Monroe annonçant en 1823 que l’ensemble des Amériques serait désormais « chasse gardée », ambition peu scrupuleuse quant aux moyens mais sacrée, parachevée en 1898 avec la victoire sur l’Espagne. Puis vint le tour de la « vieille » Europe, libérée et conquise en 1918 puis en 1944, l’Empire du Bien ne se heurtant jusqu’en 1990 qu’à la puissance soviétique, puis après dix ans d’impéritie à Moscou,à la résistance de l’affreux Poutine, encore manifestée depuis quelques mois par l’« Opération spéciale » en Ukraine. Etendre l’Empire de Washington à l’ensemble de l’Eurasie (l’Europe dans son vrai sens, comprenant la Russie et ses précieuses sibéries) et par là au monde en[1]tier, ce vaste projet, lui aussi, avait été prédit.

Non point, cette fois, par un chef politique mais par un « géo-politiste » qui conseilla plusieurs Présidents tout au long de quatre décennies, de Carter et Clinton jusqu’à Obama, l’inaltérable Zbigniew Brzezinsky. Ce grand penseur des relations entre « l’Amérique et le reste du monde », sous-titre de son maître-ouvrage paru en 1997, Le grand échiquier (HarperCollins, 1997 ; traduction française : Bayard Editions, 1997), en exposa par le menu les voies et moyens.

Précieux Brzezińsky : tout est écrit !

Arrêtons-nous sur ce livre, à la fois clair et naïf, célèbre et peu lu, y compris par nombre de « géo-politistes » qui semblent découvrir la lune quand on leur parle d’Empire – nous parlons ici volontiers d’empire Washingtonien, attendu qu’il n’est pas Américain (l’Amérique est un continent entier !), ni tout à fait états-unien tant son peuple reste isolationniste, la nation dite « États-Unis » étant la première victime de son excroissance impériale. L’arsenal impérial en réalité se noue dans les secrètes et puissants arcanes d’un État Profond, entrelacs de lobbies et d’oligarchies économiques et financières qui ont pour point commun l’impérieux besoin de croître par la guerre, nécessité qui se nourrit d’elle-même à l’infini. Dans l’ouvrage de ce brillant auteur, et conjointement avec les réputés « néo-conservateurs », dont beaucoup étaient des Démocrates – donc, dans la tradition Washingtonienne, des va-t-en-guerre, toutes les étapes de l’entreprise impériale sont analysées et prévues, spécialement la nécessité d’achever la tutelle sur toute l’Europe par le démantèlement et le contrôle de la Russie – tutelle d’autant plus programmable qu’alors (en 1997) le pouvoir à Moscou était maintenu, par la marionnette Eltsine, dans un profond état de débilité. Pour lui, la mainmise de l’OTAN sur le continent avait été assurée par le désarmement des souverainetés nationales dans le cadre européen et parachevée par la neutralisation des deux puissances de l’Ouest au sein du couple franco-allemand – l’Allemagne gelant en particulier les velléités françaises d’indépendance de l’Europe, ce qui s’est vérifié en 2008 quand Nicolas Sarkozy annonça, sur la frontière allemande, que la France « réintégrait l’OTAN », et en outre freinant jusque dans le domaine de la coopération industrielle quand, par exemple, elle contrecarra dans les années 80 l’extension du Minitel français, concurrent direct de l’internet américain. Il s’agissait ensuite de favoriser l’élargissement de l’UE : « Les conditions sont réunies pour intégrer la Pologne, la Tchéquie et la Hongrie à l’OTAN, probablement dès 1999 ; après cette première étape, poursuivait-il, il est vraisemblable que tout futur élargissement de l’Alliance coïncidera avec l’élargissement de l’Union européenne ou s’ensuivra » (p.115). En 1997, Brzezinsky évoquait un « élargissement graduel » en voie d’achèvement 25 ans plus tard. Naïfs européens, Français et Russes en tête, qui crurent aux promesses de Washington de ne pas étendre l’OTAN vers l’Est ! Ce fut toujours leur intention et c’était même écrit noir sur blanc…

Après l’élargissement de l’UE/OTAN, en fait prévu dès l’effondrement de l’empire soviétique, l’auteur en vient naturellement au contrôle de la Russie, en commençant par ses marches, les pays baltes, la Géorgie et surtout l’Ukraine, à laquelle le Département d’État consacre depuis trente ans une énorme débauche de moyens – dont l’Europe de l’Ouest paye l’essentiel de la facture. Ce démantèlement est une véritable obsession, justifiée par la triple nécessité d’empêcher Moscou (et l’Europe de l’Ouest, en coopération avec Moscou…) de mettre en valeur les immenses potentialités de la Sibérie jusqu’à devenir elle-même une puissance du Pacifique, ensuite de couper l’Europe en deux, et enfin de prévenir l’expansion de la Chine vers le Septentrion, donc ladite Sibérie. Tel est « le grand échiquier ».

Lire ferait-il mal à la tête ?

Ce sont de vastes perspectives que trace le Conseiller, et que néglige notre inculture historique et géopolitique générale, au point de ne rien comprendre aux enjeux ukrainiens. Hélas les grands capitaines, que l’on pourrait croire imprudents d’afficher leurs desseins, savent pouvoir compter sur la paresse intellectuelle des peuples et, désormais, sur cette désinformation générale que Brzezinsky nomme « sphère culturelle » – laquelle, écrit-il non sans suave machiavélisme, « combine culte des loisirs superficiels et grand désarroi spirituel » (p.105). Tout serait clair, pourtant, à moins de craindre que lire ne donne mal à la tête. Reprenant Makinder, le géo-stratège écrivait sans détours : « L’Eurasie reste l’échiquier sur lequel se déroule la lutte pour la suprématie mondiale. Pour y participer, il est nécessaire pour les Etats-Unis de se doter d’une ligne géostratégique, c’est-à-dire de définir une gestion stratégique de ses intérêts géopolitiques. C’est pour cela que, dans un passé récent, deux candidats à la suprématie mondiale, Adolf Hitler et Joseph Staline, se sont entendus, lors de négociations secrètes qui eurent lieu en novembre 1940, pour exclure l’Amérique de l’Eurasie ». (Qu’on ne nous accuse pas d’établir des parallèles entre les trois empires qui auront labouré nos âges, le soviétique russe, l’impérial-socialisme allemand dit « nazisme », et le washingtonien : le grand penseur de ce dernier le fait de lui-même). Brzezinsky éclaire tout dans sa conclusion : « Le but de ce livre est de formuler une politique stratégique (comprendre : militaire – ndlr) cohérente pour l’Amérique sur le continent eurasien ». L’auteur répétant maintes fois que celui-ci ouvre la domination du monde entier, on mesure toute l’ambition de l’entreprise.

Un tel livre, monumental par sa portée, pourrait fournir de précieuses armes aux élites européennes – si du moins nos pauvres nations avaient encore des élites, en principe chargées de penser et défendre les intérêts de leur patrie, mais hélas reconverties en relais serviles d’oligarchies qui les dépassent. Mais ils ne semblent même pas voir, si asservis et pourris de propagande comme ils le sont, cette politique tranquillement impériale, si avérée que les membres les plus intégrés de la nomenklatura washingtonienne l’admettent eux-mêmes, de Brzezińsky à Jeffrey Sachs (lequel, lui, met les « pieds dans le plat » pour la stigmatiser – cf. encadré p.8) et dont le monde entier fait depuis longtemps le constat implacable tel que le dresse ici Nikola Mirkovic : « cet empire s’est forgé dans le sang, beaucoup de sang » – Mirkovic cite malgré tout ce mot isolé de l’ancien président de la commission des lois de l’Assemblée, Jean-Jacques Urvoas qui, ayant travaillé sur les méthodes économiques des Etats-Unis, conclut : « Les Etats-Unis n’ont pas d’alliés, ils n’ont que des cibles ou des vassaux ». Cet implacable imperium trop impensé, nous l’avons traité à grand traits dans notre précédent dossier (cf. Dossier de LNC 8). Dépassons à présent la description pour en arriver au bilan, et aux perspectives qu’il ouvre pour le XXIe siècle – notamment au regard de ce qui est pour nous l’essentiel, précédemment esquissé par Caroline Galactéros, les conséquences que le France peut en tirer pour elle-même.

Par Paul-Marie Coûteaux.
La suite est disponible dans le numéro IX du Nouveau Conservateur

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