Par Francis Jubert
En quelques années, l’Union européenne s’est dotée d’un arsenal réglementaire sans équivalent dans l’histoire du numérique : Digital Services Act (DSA), Digital Markets Act (DMA), Data Act, AI Act. Sous l’impulsion de Thierry Breton, alors commissaire européen au Marché intérieur, Bruxelles a revendiqué une ambition claire : responsabiliser les grandes plateformes, encadrer la puissance des géants du numérique, protéger les citoyens et restaurer une souveraineté technologique présentée comme gravement menacée.
L’intention est respectable. Mais les polémiques récentes autour des sanctions visant Thierry Breton, ainsi que les premières procédures engagées contre certaines plateformes – notamment celles d’Elon Musk – mettent en lumière un paradoxe central : peut-on durablement réguler ce que l’on est incapable de produire ?
Un déluge réglementaire sans puissance industrielle
Malheureusement, jamais un continent n’a autant réglementé un secteur dans lequel il ne dispose d’aucun acteur de rang mondial. C’est un paradoxe amer : l’Europe impose des règles strictes aux géants du numérique alors qu’elle ne possède ni moteur de recherche dominant, ni réseau social global, ni système capable de traiter, héberger et sécuriser ses propres données à grande échelle. Si les données européennes sont produites sur le territoire national et encadrées par le droit français et européen, leur exploitation à grande échelle et leur protection effective reposent encore largement sur des solutions extérieures.
Pourtant, c’est précisément ce continent technologiquement dépendant qui entend discipliner les leaders mondiaux du numérique en les frappant financièrement. Les premières procédures engagées contre certaines plateformes sont présentées comme des actes de courage politique, alors qu’elles traduisent surtout un volontarisme réglementaire destiné à compenser une faiblesse industrielle persistante. Le paradoxe est cruel : les géants américains absorbent aisément le coût de la régulation, tandis que les acteurs européens émergents en subissent pleinement les conséquences.
Le Health Data Hub : souveraineté, délais et attentes des acteurs
L’affaire du Health Data Hub illustre parfaitement ce décalage entre discours et réalité. Le choix de Microsoft Azure comme solution d’hébergement a suscité une vive contestation, au nom de la souveraineté numérique et de la protection des données sensibles. Plusieurs acteurs et associations du numérique ont dénoncé une prétendue abdication de l’État face à un acteur américain.
Pourtant, ce débat a occulté l’essentiel. Les données de santé demeuraient françaises et protégées par le droit national et européen, sous le contrôle de la CNIL. Le véritable enjeu n’était pas la propriété juridique des données, mais la capacité à produire une solution opérationnelle, sécurisée et conforme aux exigences du projet dans les délais fixés par le ministère de la Santé et les engagements envers l’Agence européenne des médicaments. Ces délais n’étaient pas arbitraires : le Health Data Hub était attendu par les acteurs du secteur, comme l’a souligné la directrice santé d’un grand réseau mutualiste et le directeur du centre de données médicales d’un industriel pharmaceutique majeur, pour améliorer la coordination des soins, l’exploitation des données pour la recherche et l’attractivité scientifique de la France. Dans ce contexte, Azure apparaissait comme la seule solution capable de répondre à ces besoins dans les temps impartis, alors que les alternatives européennes n’étaient pas matures.
Cette analyse a été confirmée par le Conseil d’État, qui, le 19 novembre 2024, a rejeté les recours déposés par l’Internet Society France et plusieurs acteurs du numérique contre la délibération de la CNIL validant le choix d’Azure pour le projet EMC2. Le juge a reconnu la légalité de la décision, en précisant que le choix restait valable pour une période limitée (trois ans), faute d’alternatives européennes matures. Les données restent protégées par le droit français et européen, et la décision souligne que l’option choisie était pragmatique face aux contraintes opérationnelles.
Air France–Starlink : l’efficacité prime sur l’idéologie
Le même décalage se retrouve dans la décision d’Air France d’équiper progressivement sa flotte avec Starlink (SpaceX) pour le Wi‑Fi très haut débit gratuit. Là encore, le choix a été motivé par la performance, la fiabilité et la disponibilité, et non par une préférence idéologique. Les alternatives européennes (Eutelsat, OneWeb) ne sont pas encore au même niveau de maturité pour l’aéronautique. À la fin de l’année 2025, environ 30 % de la flotte d’Air France était équipée de Starlink, avec un déploiement prévu pour atteindre 100 % de la flotte d’ici la fin de l’année 2026. Cette logique est symptomatique : au lieu d’investir pour rattraper le retard industriel, l’Europe critique ceux qui innovent et réussissent, tout en subissant leur dépendance.
Réguler les vainqueurs, décourager les créateurs
Le discours dominant prétend protéger les consommateurs et les démocraties. Mais il oublie une donnée essentielle : la puissance technologique est un levier stratégique majeur. En substituant la norme à la stratégie, la sanction à l’investissement, l’Europe se condamne à une dépendance durable. Thierry Breton incarne jusqu’à la caricature cette Europe régulatrice plus que productrice. Les soutiens dont il bénéficie aujourd’hui traduisent moins une adhésion à son bilan qu’un malaise profond : un continent qui préfère encadrer la puissance plutôt que de la créer.
Sortir enfin de l’illusion de souveraineté
L’Europe et la France ne peuvent plus se satisfaire de l’illusion d’une « souveraineté numérique » proclamée mais jamais incarnée. Cette souveraineté ne se décrète pas : elle se construit par des choix clairs, des coopérations assumées, des investissements massifs et l’acceptation du réel. Mutualiser avec des partenaires européens crédibles, combiner coopération et concurrence avec d’autres acteurs européens plutôt que de se replier sur soi-même, concentrer les moyens sur quelques filières critiques et assumer le financement – à l’instar des budgets de défense montés à 4 ou 5 % du PIB – sont autant de conditions pour revenir dans la course.
À cet égard, les propos récents de Gilles Babinet, entrepreneur du numérique longtemps présenté comme le « digital champion français », sont instructifs, même si leur ton est parfois caricatural :
« L’IA et le numérique vont immanquablement devenir le principal thème d’affrontement entre USA et Europe, tant ces technologies sont appelées à être des facteurs de puissance (et d’impuissance) à moyen terme. Deux attitudes : l’une consiste à s’aligner sur l’extrême droite et les idiots utiles de Musk et consorts, l’autre consiste à patiemment reconstruire une autonomie stratégique. Le chantier est immense, et c’est aussi pour cela que seule l’échelle européenne permet d’envisager d’y parvenir dans le temps long. »Cette formule résume bien l’enjeu : Europe, France et États-Unis doivent jouer à la loyale, en utilisant les mêmes armes, sans invoquer la censure d’un côté ni contester la régulation de l’autre. L’Europe ne doit plus se contenter de réguler les technologies des autres : elle doit reconstruire sa puissance réelle et sa capacité d’innovation, sous peine de rester spectatrice et dépendante dans les affrontements technologiques du XXIᵉ siècle.

