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Prisonnier du rêve écarlate

Par Francis Jubert

Andreï Makine, l’écrivain franco-russe lauréat du Goncourt pour « Le ­Testament français », nous livre avec « Prisonnier du rêve écarlate » (Éd. Grasset, 416 pages, janvier 2025) un roman épique qui traverse un demi-siècle d’histoire tumultueuse entre la France et l’Union soviétique.

À travers le destin tragique de Lucien Baert, un jeune ouvrier de Douai imprégné d’idéaux communistes, Makine dépeint les mirages du « paradis socialiste » et les ravages du totalitarisme stalinien, offrant une méditation profonde sur les désillusions idéologiques. L’intrigue s’amorce dans les années 1960, lorsque Lucien, fervent admirateur du régime soviétique, part en voyage organisé en URSS avec des camarades du Parti. Séduit par la propagande d’un avenir radieux, il rate son train dans une gare isolée de Sibérie. Ce simple incident le propulse dans un cauchemar : accusé d’espionnage par des autorités paranoïaques, il est emprisonné pour deux décennies dans les geôles du Goulag.

Libéré dans les années 1980, Lucien rentre en France, où il affronte une société occidentale en pleine mutation, marquée par le consumérisme et les utopies post-soixante-huitardes. Makine entrelace habilement les époques, des purges staliniennes aux années Mitterrand, pour retracer l’itinéraire d’un « cocu de l’Histoire » qui porte en lui les cicatrices d’un rêve écarlate – rouge comme le sang versé au nom d’une illusion collective. Ce roman s’impose comme un plaidoyer humaniste contre les dérives des idéologies progressistes. Makine, avec sa plume ciselée et poétique, pourfend le communisme non par dogmatisme, mais par une empathie viscérale envers les victimes oubliées. Lucien incarne l’ouvrier dupé par les sirènes du marxisme, cet « opium du peuple » inversé qui promet l’égalité mais engendre la terreur.

L’auteur excelle à décrire les mécanismes de la propagande soviétique : les discours grandiloquents masquant la famine et les exécutions sommaires, les intellectuels occidentaux complaisants qui ferment les yeux sur les horreurs du régime. On pense aux compagnons de route français, ces « bobos » des années 1970 que Makine fustige pour leur frivolité face à la souffrance réelle. Cette critique acerbe des illusions de la gauche résonne particulièrement aujourd’hui, alors que des relents ­d’utopies ­collectivistes refont surface dans nos débats contemporains.

Stylistiquement, Makine maîtrise l’art du roman-destin : son récit, fluide et introspectif, alterne entre lyrisme et réalisme cru, évoquant les vastes paysages sibériens comme métaphores de l’âme humaine broyée. Les personnages secondaires – gardiens sadiques, dissidents résilients, amours fugaces – enrichissent cette fresque historique, rappelant les grands classiques russes comme Soljenitsyne. Le roman n’échappe pas à quelques longueurs : les réflexions philosophiques sur la mémoire et le pardon, bien que profondes, frôlent parfois le didactisme, risquant de ralentir le rythme narratif. De plus, la vision mélancolique de la France postmoderne, gangrenée par le matérialisme, pourrait sembler à certains trop pessimiste. Cela n’empêche pas « Prisonnier du rêve écarlate » d’être un livre indispensable pour quiconque s’intéresse à la vérité historique derrière les mythes idéologiques. Makine, en humaniste, nous rappelle que la liberté n’est pas une utopie abstraite, mais une conquête fragile face aux totalitarismes. Un roman poignant qui, loin des certitudes partisanes, atteint une vérité humaine universelle.

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