Par Thierry Boutet
Philippe de Villiers présente Populicide comme son testament, son cri d’alerte ultime. Il y apparaît hanté par la disparition programmée du peuple français. L’âme de la France est en danger de mort, et ce n’est plus seulement la mémoire d’un pays qui est atrophiée, amputée, mutilée. Jusqu’à présent, la France s’est toujours relevée des épreuves traversées. Cette fois, elle doit affronter la crainte de disparaître. À la lumière de l’épreuve tragique des deux guerres mondiales et du chaos contemporain, n’importe quel esprit lucide est saisi de vertige devant la rémanence des agents de l’hubris. J’ai lu Populicide en pensant au pays où j’ai grandi, à mes professeurs qui nous parlaient de Renan entre deux contrôles-surprises, et je tombe sur cette phrase martelée comme un verdict : « la francisation ou la mort ». Ce n’est pas une simple provocation, c’est une clé de voûte. Tout le dispositif de Philippe de Villiers consiste à transformer la culture en test de pureté, l’histoire en catéchisme, l’avenir en ultimatum. Il pratique la ferveur comme on pratique l’urgence. Quand Philippe de Villiers écrit que « la France est née du baptême de son roi », j’y vois l’écho d’un vieux et magnifique récit.
Philippe de Villiers répète qu’il faut « tout refranciser et refranciser partout » ; il invoque le souci de la langue française, de sa clarté. Puis vient l’ode au « Français de souche ». C’est le chapitre le plus révélateur, qui fait défiler une procession de figures populaires : le paysan qui invente le pain, le berger qui découvre le roquefort, le vigneron qui crée Yquem, le moine copiste, le sculpteur de Chartres, Jeanne, Piaf, les frères Lumière. C’est émouvant ! Vient ensuite le « Français de désir », né ailleurs mais désireux de « faire souche ». L’amour qu’on doit lui demander est un amour inconditionnel : aimer « nos lignées, nos héros et nos tendresses ».
« La France, tu l’aimes ou tu la quittes » : ce slogan ressurgit ici auréolé de noblesse. Il y a dans ce livre, nombre d’éclats sincères ; le policier qui dit « à ce soir peut-être », l’aide-soignante qui tient tendrement la main d’une vieille dame, le professeur qui veut « faire des têtes épiques » traduisent quelque chose de profond : le besoin de sens, le goût du service, la fatigue d’un peuple qui doute de lui-même. Et Philippe de Villiers transforme ces gestes humbles en symboles d’un salut national, en preuves d’identité. Il insiste d’abord et surtout sur « la langue française, trésor commun », qui permet d’entrer en France par la porte de la langue. Enfin, il écrit et répète que « la bataille politique est devenue un conflit esthétique » et il a raison : La politique française est saturée d’émotions, de symboles, de nostalgies. J’ai refermé Populicide en gardant une impression forte : la puissance du style, un sens, du rythme, une mélancolie sincère, une émotion d’enfance…
Sur la bénédiction des homosexuels, la guerre à Gaza, le dossier liturgique et même la synodalité, Léon XIV marque depuis son élection sa différence avec son prédécesseur. Mais s’il est un sujet sur lequel il est en totale continuité avec le pape François, c’est celui de « l’option préférentielle pour les pauvres » et, plus largement, celui de la Doctrine sociale de l’Église. Deux grands textes, d’inégale autorité, en témoignent, que Thierry Boutet a lus pour nous et dont il nous livre la synthèse.
L
e premier est son Exhortation Apostolique, Dilexit Te, signée le 4 octobre 2025. Sans avoir l’autorité d’une Encyclique, ce texte de 140 pages, destiné à encourager les fidèles à agir en faveur des plus démunis, n’en est pas moins le premier grand document revêtu de son autorité magistérielle. Dans la foulée, moins de trois semaines après, comme une prolongation de son Exhortation, il prononce un long discours dans l’Aula Paul VI devant les représentants des « mouvements populaires » réunis à l’occasion de leur cinquième rencontre mondiale. Ces « mouvements populaires » sont nés en Amérique latine. Le pape François les avait invités à ces rencontres mondiales. Elles rassemblent diverses organisations pour la justice sociale ou la piété populaire, autour d’un slogan très profane : « Terre, toit, travail ». Ces deux textes d’inégale autorité n’en forment pas moins un ensemble.
Dilexi te
L’Exhortation est présentée comme l’achèvement d’un document mis en chantier par le pape François. Léon XIV, en cinq chapitres, et tout au long des pages, rappelle que l’Église n’a pas attendu son prédécesseur pour faire de la sollicitude pour les pauvres une nécessité incluse dans le commandement de l’Amour. Cette attention aux pauvres, déjà présente dans l’Ancienne Alliance et a fortiori dans le Nouveau Testament, est au cœur de la Doctrine sociale de l’Église. Elle a été développée depuis Rerum Novarum, de Léon XIII jusqu’au pape François, sans oublier le Concile Vatican II, Saint Jean Paul II et Benoît XVI. Le pape la définit d’ailleurs comme une « relecture de la Révélation chrétienne dans les circonstances sociales modernes ».
L’historique auquel il se livre ne manque pas d’intérêt ; du moins pour ceux qui auraient besoin de se convaincre que « l’option préférentielle pour les pauvres » est une dimension incontournable de la Tradition de l’Église catholique. « J’ai voulu rappeler cette histoire bimillénaire d’attention ecclésiale envers les pauvres et avec les pauvres, pour montrer qu’elle fait partie intégrante du cheminement ininterrompu de l’Église. Le souci des pauvres fait partie de la grande Tradition de l’Église, comme un phare lumineux qui, à partir de l’Évangile, a éclairé les cœurs et les pas des chrétiens de tous les temps » (N° 103), et il dit un peu plus loin : « Pour nous chrétiens, la question des pauvres nous ramène à l’essentiel de notre foi. L’option préférentielle pour les pauvres, c’est-à-dire l’amour de l’Église envers eux, comme l’enseignait saint Jean-Paul II, “est capitale et fait partie de sa tradition constante, la pousse à se tourner vers le monde dans lequel, malgré les progrès technique et économique, la pauvreté menace de prendre des proportions gigantesques” ». (Centesimus annus). La réalité est que, pour les chrétiens, les pauvres ne sont pas une catégorie sociologique, mais la chair même du Christ. En effet, il ne suffit pas d’énoncer de manière générale la doctrine de l’Incarnation de Dieu. Pour entrer véritablement dans ce mystère, il faut préciser que le Seigneur s’est fait chair, qu’il a faim, qu’il a soif, qu’il est malade et emprisonné. « Une Église pauvre pour les pauvres commence par aller vers la chair du Christ. Si nous allons vers la chair du Christ, nous commençons à comprendre quelque chose, à comprendre ce qu’est cette pauvreté, la pauvreté du Seigneur. Et cela n’est pas facile (François, 18 mai 2013, L’Osservatore Romano, 20-21 mai 2013) » (N°110).
L’intention du document est donc claire.Au passage et à l’appui de nombreuses citations tirées de l’Écriture, des Pères de l’Église et des Encycliques sociales, il dénonce : les « préjugés idéologiques », « les structures de péché qui créent pauvreté et inégalités extrêmes », en particulier la « détérioration de l’environnement », la « dictature d’une économie qui tue ». Il appelle aussi à une réforme de l’Église : « une nouvelle forme ecclésiale, plus simple et plus sobre, impliquant tout le peuple de Dieu et sa figure historique. Une Église plus semblable à son Seigneur qu’aux puissances mondaines, déterminée à stimuler dans toute l’Humanité un engagement concret pour la résolution du grand problème de la pauvreté dans le monde » (N° 84).
Discours aux
« Mouvements populaires »
Le second texte ne fait qu’enfoncer le clou sur la « mauvaise gestion des avancées technologiques et scientifiques », « la “dépendance au jeu numérique” générée sur des plateformes », conçues spécialement pour créer une « accoutumance compulsive », mais aussi « l’industrie pharmaceutique », dont le grand progrès… « ne va pas sans ambiguïtés », « l’idolâtrie du corps, le culte du bien-être », « la dépendance aux analgésiques et aux opiacés », citant en particulier « le fentanyl, la «drogue de la mort», affirmant qu’elle est la «deuxième cause de décès» chez les pauvres aux États-Unis ». À cette liste des maux de notre époque, il convient d’ajouter « la dépendance aux minerais » et précisément : « L’extraction du coltan en République démocratique du Congo », dont le pape dit qu’elle est le fruit de « la violence paramilitaire, du travail des enfants et du déplacement des populations ». Il fustige aussi la pression qu’exercent certains pays riches et de grandes entreprises sur les États pauvres pour du lithium, menaçant leur stabilité en allant jusqu’à fomenter des « coups d’État ». La question des migrants et la question climatique, dont les pauvres sont les principales victimes, ne sont pas oubliées. Il pointe du doigt « des mesures de plus en plus inhumaines », adoptées, selon Léon XIV, pour traiter les migrants comme des « déchets », s’indignant qu’elles puissent être parfois « célébrées politiquement. ». Enfin, il regrette que les syndicats, pas plus que les États ou les organisations internationales, « ne semblent en mesure » de faire face de manière efficace à ces problèmes. Et sa conclusion ne surprendra personne : « Une fois encore, nous sommes confrontés à un vide éthique dans lequel le mal s’insinue facilement ».
Quant au mode d’action, dans la ligne du pape François, Léon XIV compte sur des « initiatives créatives », capables de proposer « des processus de justice et de solidarité qui se répandent dans toute la société ». Issues de la base de la société, des pauvres eux-mêmes, elles doivent « se transformer en nouvelles politiques publiques et en droits sociaux ».
La portée du message
Tout ceci, aussi vrai soit-il, n’est pas entièrement nouveau. Évidemment, comme le remarque Laurent Landete, Directeur général du Collège des Bernardins, il ne faut pas lire cette exhortation « avec un regard exclusivement politique ». Même « s’il y a une dimension politique à la charité », celle-ci procède de « l’attachement au Christ et de l’attachement à son cœur » (1). Ce serait donner à l’enseignement de l’Église un sens idéologique qu’il n’a pas.
Néanmoins, tout en faisant une lecture spirituelle et adéquate de ces documents, certains se plaindront peut-être de rester sur leur faim. En effet, le pape dresse un tableau quasi exhaustif des structures de péché, et dénonce les situations et les systèmes à réformer. Mais d’innombrables ONG le font de manière beaucoup plus documentée et engagée, sans convoquer le Christ et la foi pour en montrer l’urgence. Les hommes de bonne volonté savent que la misère, la guerre, l’exploitation règnent un peu partout dans le monde et menacent même les îlots de paix et de prospérité. Des millions d’hommes et de femmes, chrétiens ou non, luttent pour venir en aide aux plus démunis et à toutes les victimes des guerres et des fléaux qui frappent l’Humanité. La plupart des chrétiens savent que « Le souci de la pureté de la foi ne va pas sans le souci d’apporter, par une vie théologale intégrale, la réponse d’un témoignage efficace de service du prochain, et tout particulièrement du pauvre et de l’opprimé » (N° 98). Ils ont entendu le Christ leur dire : « Dans la mesure où vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40). Ainsi, lorsque les papes invitent les chrétiens à s’engager concrètement au nom de la charité, quel que soit leur état de vie, leurs moyens ou leur niveau de responsabilité, ils exercent évidemment la mission qui leur vient du Christ, mais le monde n’a-t-il pas soif d’un autre message ?
Le Christ vient au secours des malades et des nécessiteux, et son Amour nous invite à le suivre. Certes, mais le Seigneur n’a-t-il pas dit lui-même aux pharisiens : « des pauvres, vous en aurez toujours » ? (Math 26, 11). Ce que nous demande le Christ n’est-il pas d’évangéliser non seulement par le témoignage, mais aussi par la proclamation de sa Parole. Quels sont les signes évangéliques ? Le Seigneur nous les donne : « Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres » (Math 11, 5). Cette Bonne Nouvelle annoncée aux pauvres n’est-elle pas celle qui distingue l’Église d’une quelconque ONG ?

