Par Thierry Boutet
Cet été, les 25 et 26 juillet, à l’occasion du 400e centenaire des apparitions de sainte Anne à Nicolazic plus de 25 000 personnes, 30 000 selon certains, ont participé au grand pardon de Sainte Anne d’Auray. Du jamais vu depuis la venue du pape Jean-Paul II, le 20 septembre 1996, il y a presque 30 ans. Pour cette clôture du jubilé de sainte Anne, Léon XIV avait demandé au Cardinal Sarah, Préfet émérite de la Congrégation du Culte Divin et de la Discipline des Sacrements, de le représenter officiellement comme son Légat. Le cardinal guinéen a donc présidé au nom du Pape les célébrations et prononcé l’homélie de la messe du dimanche. Celle-ci, urticante pour certains, rappelle le sermon destiné à la France du cardinal Pacelli, futur Pie XII, à Notre Dame de Paris le 13 juillet 1937 à son retour de Lisieux où il venait d’inaugurer la basilique érigée en l’honneur de sainte Thérèse. Elle dépasse le cadre d’une simple exhortation spirituelle. C’est aussi une vision politique du sacré. En articulant l’âme, l’Église et la nation, comme des lieux sacrés, le cardinal Sarah propose en effet une anthropologie et une politique enracinées dans l’adoration. Il ne s’agit pas d’un programme partisan, mais d’une théologie politique implicite. Pour le cardinal, une société ne survit que si elle reconnaît ce qui est sacré. Jean-Paul II et Benoit XVI l’avaient déjà dit. Mais le cardinal l’a développé et propose une réflexion très personnelle et aboutie sur ce sujet. Elle mérite que nous méditions ce discours qui est disponible sur le site du diocèse de Vannes.
Avant d’en venir au fond de l’exposé du cardinal, remarquons que la forme est en elle-même un message aux adeptes de la langue de buis. « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément ». Manifestement le cardinal guinéen a lu le chant 1 de l’art poétique de Nicolas Boileau. Évidemment, ceux qui ont osé déclarer qu’un cardinal « plus proche de nous » aurait été « plus légitime » qu’un prélat africain n’ont pas aimé ! Ainsi, on pouvait lire dans les pages Opinions du journal local Le Télégramme : « le profil du cardinal Sarah, éminemment conservateur en matière de mœurs, contempteur déclaré de l’homosexualité, a de quoi surprendre. Le fait que ces événements s’inscrivent dans la vénération de la mère de Marie, élan qui relève infiniment plus de la piété que de l’historicité, semble insister sur la force de la tradition au détriment de la recherche théologique. ». Cette vieille rengaine opposant tradition et recherche théologique était reprise dans un autre quotidien, Ouest-France, de manière encore plus polémique : « un comportement des purs et durs de la messe à l’ancienne ? […] Les pèlerins à Sainte-Anne-d’Auray n’ont pas à être les victimes collatérales d’un système religieux qui fonctionne avec les méthodes du passé ! »
Un style sans compromis.
Le cardinal guinéen, en effet, ne craint pas les formules choc. À propos de la France il dit : « Dieu a choisi la France pour qu’elle soit comme une terre sainte, une terre réservée à Dieu. Ne profanez pas la France avec vos lois barbares et inhumaines qui prônent la mort alors que Dieu veut la vie. ». Idem, pour la Bretagne : « La Bretagne est une terre sacrée et doit demeurer une terre sacrée, une terre réservée à Dieu. Dieu doit y avoir la première place. Et notre première activité est d’adorer, de glorifier Dieu. »
Sur le respect des églises, Mgr Sarah n’y va pas, non plus, avec le dos de l’encensoir : « n’inondez pas ce lieu de bruit… Nos églises ne sont pas des salles de spectacle, des salles de concerts
Il y a des lieux sacrés, des lieux réservés à Dieu, choisis par Dieu. Ces lieux ne peuvent être profanés par d’autres activités que la prière, le silence et la liturgie. Nos églises ne sont pas des salles de spectacle. Nos églises ne sont pas des salles de concert ou pour des activités culturelles ou de divertissement. L’église, c’est la maison de Dieu. Elle lui est exclusivement réservée. Nous y entrons avec respect et vénération, correctement habillés, parce que nous tremblons devant la grandeur de Dieu. Nous ne tremblons pas de peur, mais de respect, de stupeur et d’admiration. Je veux dire merci aux Bretons et aux Bretonnes qui savent porter les plus beaux vêtements traditionnels pour rendre gloire à la majesté divine. Il ne s’agit pas ici de folklore. Alors, l’effort extérieur que vous faites pour vous habiller n’est que le signe de l’effort intérieur que vous faites pour vous présenter à Dieu avec une âme pure, lavée par le sacrement de la confession, ornée par la prière et l’esprit d’adoration ».
Sur la liturgie, nouveau scud qui fait mouche : « Nous ne venons pas pour trouver un moment de folklore ou de distraction ou pour exhiber nos valeurs culturelles. Nous sommes ici pour la gloire du Dieu. La liturgie n’est pas un spectacle humain. Elle est notre timide réponse à la gloire de Dieu qui nous précède. C’est pourquoi elle est empreinte de beauté, de noblesse, de sacralité, de part en part. » Applaudissements – interdits par le cardinal – des 25 000 fidèles, dont de très nombreux jeunes ; mais mouvements divers dans le clergé breton…
Le style du Cardinal Robert Sarah est direct, sans euphémisme, prophétique. Il n’a pas peur de réveiller les consciences, de rappeler les vérités de la foi et d’appeler à vivre la radicalité de l’Évangile : « Trop souvent, en Occident, on présente la religion comme une activité au service du bien-être de l’homme. La religion est assimilée à des actions humanitaires, à des actes de bienfaisance, d’accueil de migrants et de sans-abris à la promotion de la fraternité universelle et à la paix dans le monde. La spiritualité serait une forme de développement personnel. ». Voilà pour la religion-thérapie. Quant à la tentation de la « religion humanitaire », le représentant du pape lui tord à son tour le cou. Pour certains, dit-il, la religion « serait là pour apporter un peu de soulagement à l’homme moderne, tendu vers ses activités politiques et économiques habituelles. Même si ces questions sont importantes, cette vision de la religion est fausse. ».
Cette tentation, ajoute-t-il, le Christ l’a, lui-même, repoussée au désert : « La religion n’est pas une question de nourriture ou d’action humanitaire. Dans le désert, c’est la première tentation que Jésus a rejetée. Pour racheter l’humanité, il faut vaincre la misère de la faim et toute la misère de la pauvreté. C’est ce que le diable propose au Seigneur. Mais Jésus répond : Ce n’est pas la voie de la rédemption. Il nous faut comprendre que même si tous les hommes avaient de quoi manger à leur faim, et si la prospérité s’étendait à tous, l’humanité ne serait pas rachetée. En effet, nous voyons comment, précisément dans les puits de l’aisance, de la richesse, de l’abondance, l’homme se détruit, s’autodétruit parce qu’il oublie Dieu et ne pense pas et ne pense qu’à sa richesse et à son bien-être terrestre. »
Et il conclut : « Ce qui sauve le monde, c’est le pain de Dieu. Il faut nourrir l’Homme du pain de Dieu. Et le pain de Dieu, c’est le Christ lui-même. Ce qui sauvera le monde, c’est l’homme qui se tient à genoux devant Dieu pour l’adorer et le servir. Dieu n’est pas à notre service. C’est nous qui sommes à son service. Nous avons été créés pour louer et adorer Dieu. C’est dans l’adoration de Dieu que nous découvrons notre véritable dignité, la raison ultime de notre existence. C’est à genoux devant Dieu pour l’adorer que l’homme découvre sa véritable grandeur et sa noblesse. Et si nous n’adorons pas Dieu, nous finirons par nous adorer nous-mêmes… Face au mal, nous n’avons pas de réponse toute faite. Nous n’avons pas de réponse humaine. Face au mal, à la souffrance des innocents, nous n’avons qu’une seule réponse : l’adoration de Dieu ».
Une théologie du sacré
Nous nous sommes permis de citer longuement le cardinal pour manifester quel a été le ton de cette affectueuse et paternelle correction fraternelle. Mais le discours du légat ne juxtapose pas des thèmes dispersés comme pourrait le laisser croire ces extraits. Il déploie au contraire une théologie du sacré en trois cercles concentriques. Premièrement, l’âme, premier sanctuaire et temple de l’Esprit. Deuxièmement, l’Église, comme lieu où s’exprime et se nourrit l’adoration intérieure. Troisièmement, l’espace social et politique, en particulier la Bretagne et la France, dans lesquels un peuple peut vivre sa mission d’adorateur. L’adoration devient ainsi le fil conducteur à la fois personnel (dans l’âme) ecclésial (dans le temple) et historique (dans la vocation d’un peuple) qui permet de « devenir des bâtisseurs », comme sainte Anne le demandait à Nicolazic. Cette triple reconquête du sacré par l’adoration, nait au plus intime de l’âme, se vit dans la liturgie, s’épanouit dans l’Église et se diffuse dans la communauté nationale. Elle donne à son homélie sa force et explique pourquoi elle a été ressentie au-delà des mots par beaucoup comme « un choc salutaire ».
La dimension politique
Cette tripartition sous-tend, en effet, une philosophie politique. Celle-ci est caractérisée par la conception antique du Bien Commun, une distinction du temporel et du spirituel propre aux chrétiens et une anthropologie où la liberté n’apparaît pas comme le pouvoir souverain de chaque individu de décider de ce qui est bien et ce qui est mal.
a) Le bien commun
Le cardinal Sarah insiste sur cette notion de « lieu sacré ». Or affirmer qu’un espace est sacré c’est, déjà, introduire une distinction entre ce qui relève de Dieu et ce qui relève du profane. C’est aussi suggérer que dans la manière dont une société humaine se structure, vit et réalise son bien commun, l’identité d’un peuple ne se réduit pas à des structures économiques ou administratives mais repose sur une mémoire religieuse indissociable de son histoire culturelle. C’est dire aussi que toute société se définit par ce qu’elle considère non seulement comme intouchable ou inviolable, comme les « principes non négociables », selon l’expression du cardinal Ratzinger, mais aussi des références historiques comme la mémoire de ses héros, le respect des ancêtres, le respect des chefs-d’œuvre du passé, etc.
b) Le rapport de la religion et de l’État
Le cardinal ne plaide cependant pas pour une théocratie ni pour une confusion des pouvoirs. Il met en garde contre une neutralité absolue de l’État qui voudrait effacer toute référence religieuse de la sphère publique. Quand il dénonce les lois barbares, par exemple bioéthiques, il affirme qu’il existe des normes supérieures à la loi positive, il ne conteste pas la légitimité du politique. Sa critique est prophétique. Il veut signifier que la loi civile n’est juste que si elle respecte une loi plus haute : la loi naturelle. Faut-il rappeler que ce grand principe de la pensée politique chrétienne remonte aux Grecs. À défaut de nous souvenir des Pères de l’Église, relisons l’Antigone de Sophocle !
c) Adoration et bien commun
Il peut paraître paradoxal de parler d’adoration à propos du Bien Commun. L’adoration nous fait entrer au plus intime de la conscience de chacun. En quoi cette intimité a-t-elle un rapport avec le Bien Commun qui est un bien communautaire ? Si on lit attentivement l’homélie du cardinal Sarah, ce lien devient évident : une société sans adoration replie l’homme sur lui-même. Elle devient matérialiste et technocratique. Elle réduit le lien social aux seules conditions extérieures du Bien Commun. Elle évacue tout ce qu’il y a de culturel et de spirituel, notamment l’amitié comme condition intérieure du bien commun politique.
Seule peut se perpétuer une société qui garde l’adoration, conserve un sens de la transcendance et une certaine verticalité de l’espérance dans le projet qui l’unit. Ce sens de la transcendance et de la verticalité développe aussi un sens de la limite : les libertés publiques n’y sont pas normées que par les seuls rapports de force. Les libertés individuelles ne sont pas, comme nous le voyons aujourd’hui, le pouvoir de faire tout ce que l’on peut ou veut. Les unes et les autres sont invitées à s’ordonner à un ordre naturel.
Le cardinal Sarah rejoint ainsi l’enseignement des derniers papes qui, de Jean XXIII à Benoît XVI, ont affirmé qu’une société qui évacue Dieu finit par évacuer aussi l’Homme. L’adoration devient ainsi le fondement d’une culture et donc d’un ordre politique respectueux de la dignité humaine. L’homélie du cardinal Sarah à Sainte-Anne-d’Auray n’est donc pas un programme politique mais elle comporte implicitement une vision politique en rupture complète avec celle de la modernité politique issue de la philosophie des Lumières. En rappelant qu’une société politique se construit de l’intérieur vers l’extérieur à partir du désir intime de ceux qui la composent, il rend à la politique sa véritable profondeur. Il rappelle que loin de gouverner la société à la place des hommes, l’Église a la mission prophétique de rappeler à nos concitoyens, chrétiens ou non, qu’aucune loi, aucune organisation sociale, ne peut ignorer la dimension transcendante de l’homme sans mettre en péril le Bien Commun.
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