Par Laurence Trochu
IA Acte, Data Acte, Identité numérique, Digital Services Acte, Digital markets Acte, Espace européen des données de santé : voici la liste des règlements dont s’est dotée l’Union européenne depuis 2022. On ne peut donc pas lui reprocher de passer à côté de la troisième révolution industrielle que représentent l’intelligence artificielle et la numérisation du monde qu’elle permet. Fidèle à ce qu’elle sait – ou aime – faire, l’Union européenne régule sans toutefois protéger, comme pour mieux masquer son incapacité à innover.
La dramatique dépendance numérique de l’Union européenne
La fanfaronnade de Thierry Breton, alors commissaire européen au marché intérieur au moment du vote de l’IA Acte en mars 2024, « L’Europe est désormais une référence mondiale en matière d’IA de confiance », sonne faux. Le texte est certes pavé de la louable intention de catégoriser les systèmes d’IA selon les risques qu’ils font courir aux personnes. Il doit ainsi permettre d’éviter un usage sur le modèle chinois du crédit social, véritable projet de surveillance des comportements à partir duquel sont évalués les individus dans tous les pans de leur vie. Mais Laetitia Pouliquen, dans son dernier ouvrage IA : Maître du temps, note que « ce texte est conçu en arrière de phase sur la technologie et concerne des technologies dont l’UE n’a pas la maîtrise. » Dès lors, vouloir mettre fin à la domination des géants du Net avec le Digital Markets Acte relève de l’utopie !
Cet à-côté de la plaque illustre le retard considérable qu’ont pris les pays européens en matière de développement des technologies liées à l’intelligence artificielle. C’est à cette même date qu’a été remis à Emmanuel Macron un rapport de la Commission de l’intelligence artificielle : « L’économie du numérique est deux à trois fois plus faible en Europe qu’aux États-Unis », « aucun véritable acteur mondial du numérique européen n’a émergé entre 2001 et 2022 », au point que, sur les « 100 entreprises de technologies à la plus grande capitalisation à la fin de 2023, seulement 10 sont européennes. » Nous devons à Cyrille Dalmont, directeur de recherche à l’Institut Thomas More, d’avoir mis en lumière le lien entre le retard de la France d’une part et le déclin économique de l’Europe de l’autre, le décrochage économique n’étant qu’une conséquence du décrochage numérique. L’abandon volontaire par la France de l’établissement des règles de concurrence au profit de l’Union européenne nous empêche de mobiliser les investissements nécessaires pour combler le retard déjà grand qui est le nôtre. Et parce que ces règles européennes ne s’intéressent qu’au fonctionnement du marché pour avantager le consommateur, elles font l’impasse sur la vision stratégique nécessaire à toute production industrielle. Tant que nous serons prisonniers du droit européen de la concurrence, ce retard industriel, manifeste dans le secteur numérique, restera irrémédiable et bloquera l’émergence de nouvelles entreprises à même de concurrencer les géants mondiaux. Au coût économique et financier de ce déclassement s’ajoute évidemment un coût social et humain.
L’IA, première technologie autonome
Par le biais des objets connectés, nos besoins, nos désirs, notre agenda ou même notre santé sont analysés en temps réel à l’aune d’une source unique d’appréciation qui a valeur d‘autorité et qui nous guide dans une logique utilitariste. En édictant les normes auxquelles nous devons nous conformer, elle énonce la vérité à laquelle nous devons nous soumettre : primat de la jeunesse et du dynamisme, de la réactivité et de l’adaptabilité, de l’efficience économique. Ces systèmes d’expertise du réel ne visent plus à pallier les limites auxquelles nous sommes techniquement confrontés ; ils cherchent à être plus rapides, plus fiables et plus efficaces que nous. Ils sont des puissances intégrales, continuellement présentes, à même d’intervenir dans tous les pans de nos vies pour y mettre en place une gestion orientée et sans défaut de nos comportements. Il ne s’agit rien d’autre que de la puissance injonctive de Waze appliquée à toute la sphère des activités humaines ! C’est finalement, selon les mots de la philosophe Simone Weil, « les choses (qui) jouent le rôle des hommes et les hommes (qui) jouent le rôle des choses ». À partir du moment où des techniques décident à notre place, il est nécessaire de poser la question de la légitimité de la délégation d’action à des systèmes autonomes. Laetitia Pouliquen la formule ainsi : ces nouvelles technologies « nous permettraient-elles d’améliorer notre liberté, notre discernement, d’apporter un sens et une direction à nos vies ? »
Quand le marché mondial des technologies de la reproduction est évalué à 15 milliards de dollars en 2023, on comprend aisément que cette question passe à la trappe. Du transhumanisme qui augmente les capacités humaines, avec ou sans interface cerveau-machine, au post-humanisme qui remplace l’homme par des robots, il n’y a qu’un pas. Cette folie d’une IA dite « forte » ou « générale » n’est pas une fiction. L’UE a jusqu’à présent refusé de reconnaître une personnalité juridique aux robots autonomes, mais la confusion entre la machine et l’être humain est une menace réelle. Toutes les technologies déjà utilisées dans la reproduction mènent à l’utérus artificiel, avec une IA qui permettra le suivi et l’optimisation du développement du foetus. Le règlement sur les substances d’origine humaine (SoHO), adopté en 2024, a créé un marché européen de la fertilité en facilitant les échanges transfrontaliers de sang, de cellules et de tissus humains dont les gamètes, embryons et foetus.
Sortons de la torpeur de la facilité et du confort ; soyons des hommes libres, non des créatures téléguidées depuis des serveurs. Reprenons le contrôle de nos vies face à ce soft power dont l’emprise est d’autant plus indolore qu’elle arrive subrepticement.
Aussi, retrouver un socle commun autour duquel travailler et reconstruire est la voie à suivre, pour que la droite renoue avec ses fondamentaux et puisse enfin mettre son énergie au service de la France.