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Ces présidents qui nous ont tant fait de mal (de Pascal Perri)

Par Francis Jubert

Il existe des livres qui, sans fracas, remettent en place le paysage. L’essai de Pascal Perri appartient à cette catégorie : une démonstration méthodique, sans agressivité mais sans complaisance, de la façon dont la France a progressivement construit son impuissance économique. À travers un examen précis de plusieurs décennies de décisions politiques — et d’indécisions — Ces présidents qui nous ont tant fait de mal reconstitue l’itinéraire d’un pays qui a cessé d’assumer les conditions matérielles de son propre modèle social. L’un des mérites notables du livre est de replacer Raymond Barre à sa juste place : celle d’un économiste clairvoyant, mais d’un responsable politique incapable de rompre avec la tentation française de la dépense publique. Raymond Barre voit la maladie, diagnostique le malaise industriel, perçoit la contrainte budgétaire ; il n’ose pas aller au bout de la réforme. La lucidité n’aura pas suffi. Cette ambivalence deviendra l’une des constantes de la vie économique française.

Pascal Perri remonte ensuite le fil de nos impasses en évoquant Valéry Giscard d’Estaing,président de l’ouverture et de la modernisation mais également promoteur d’une extension continue de la sphère sociale ; puis Nicolas Sarkozy, qui affiche un volontarisme certain mais laisse filer les déficits. La « droite sociale » est ici remise au centre du débat : celle qui promet simultanément la réforme et le maintien intégral du confort social, celle qui proclame la nécessité du sérieux mais continue d’acheter la paix civile à crédit.

Mais l’un des moments les plus éclairants du livre concerne Jacques Chirac, auquel Pascal Perri consacre des analyses particulièrement pénétrantes. Le Chirac des années 1970 et du début des années 1980 est celui du libéralisme offensif, de l’assouplissement économique, de la critique frontale de l’étatisme mitterrandien. Pourtant, l’homme qui arrive à l’Élysée en 1995 n’est plus ce réformateur enthousiaste : il est le candidat de la « fracture sociale », celui qui fait de la redistribution et de la protection sociale l’axe central de son discours.

Perri montre comment la grande grève de 1995 fut un tournant : Chirac renonce à la « mère des réformes », celle des retraites et de l’État-providence. Après cet épisode, l’ancien maire de Paris change de philosophie économique et s’installe durablement dans une posture de prudence absolue. Son second mandat parachève cette évolution : refus de la rigueur, absence de réforme structurelle majeure, tolérance envers la progression de la dette, immobilisme budgétaire. Chirac devient le président de l’attentisme assumé — un attentisme qui plaît au pays, mais qui grève l’avenir. L’auteur souligne également un point trop rarement rappelé : Chirac aura été l’un des artisans de l’acceptation tranquille de la désindustrialisation. Le basculement vers l’économie de services est perçu comme l’horizon naturel de la modernité française, alors que d’autres nations européennes, à commencer par l’Allemagne, restructurent activement leur appareil productif. La France, elle, s’installe dans l’idée que son modèle social vaut bien quelques renoncements industriels. Le coût de ce choix, Perri le mesure précisément.

La gauche n’est pas épargnée. À propos de Mitterrand, Perri cite la phrase définitive de Jean Peyrelevade : « Nous avons à partir de 1981 emprunté à l’extérieur la richesse que nous n’avions plus pour payer le modèle social. » Cette lucidité — venue du cœur du pouvoir — résume le tournant historique : la dette devient un mode de vie. Ce qui fait dire à Pascal Perri que « quand la France est à cours, comme c’est le cas depuis plus de quarante ans, elle s’endette. Elle achète du temps.» Sous François Hollande, les hésitations ruinent toute tentative de réforme crédible ; sous Emmanuel Macron, malgré un discours de modernisateur, la dépense publique atteint des niveaux historiques.

Le chapitre dédié aux retraites est l’un des plus solides de l’ouvrage. Pascal Perri expose calmement ce que beaucoup refusent d’admettre : compte tenu de notre démographie, de notre croissance et du niveau réel de productivité, il faudra travailler plus. Non par idéologie, mais par simple arithmétique. La France vit plus longtemps, travaille moins longtemps que ses voisins, et porte un système généreux sur une base productive affaiblie. On ne défend pas un modèle social en niant les conditions de sa soutenabilité. Au fil des pages, se dessine le portrait d’un pays qui croit pouvoir concilier l’inconciliable : produire moins mais distribuer davantage, protéger tous azimuts tout en refusant les adaptations nécessaires. Très loin d’un pamphlet, le livre de Perri est un appel au sérieux, à la vérité des faits. Il rappelle que l’économie conditionne la souveraineté : dépendre structurellement de l’épargne étrangère, c’est renoncer à une part de sa liberté politique.Ces présidents qui nous ont tant fait de mal n’est pourtant pas un ouvrage pessimiste. Il trace les contours d’un possible redressement : réhabiliter le travail, encourager la création de richesse, reconstruire une base industrielle, revoir le financement du modèle social avec courage et cohérence. Le livre n’accuse pas des hommes ; il révèle des choix — ou des non-choix — dont nous payons aujourd’hui le prix. S’il fait un reproche à nos dirigeants c’est de ne pas avoir eu « le courage de s’attaquer au pouvoir des inspecteurs des finances qui ont donné aux présidents un modèle clé en main. Nous leur devons collectivement un pays suradministré, endetté et dans lequel les citoyens sont mécontents des services rendus.» En ce sens, l’essai de Pascal Perri peut être qualifié de salutaire. Il montre que la décadence n’est jamais inévitable : elle est le produit de renoncements répétés faute de courage dans l’adversité. Les comprendre est la première condition pour en sortir.

(Plon, 288 pages, septembre 2025) 

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