
Par Jean-Frédéric Poisson
Il y a bien des choses auxquelles notre génération n’imaginait pas devoir un jour être confrontée. Comme, par exemple, le triomphe d’Orwell dans les sociétés occidentales, ou la nécessité de défendre les libertés fondamentales contre les agressions de nos propres dirigeants et l’atonie des peuples. L’horreur de la guerre en fait partie. Si les théologiens du Moyen-Âge ont pris la peine de déterminer les conditions d’une guerre juste, c’est que la question était suffisamment grave pour mériter un traité. Si en effet la guerre est le pire des maux, une oeuvre de destruction massive en quelque sorte, un mal quasiment absolu, alors a-t-on le droit de jamais la vouloir ? Il fallait alerter les hommes sur le fait qu’en cette matière l’oubli de la justice pouvait occasionner de graves fautes. En particulier, deux conditions largement oubliées aujourd’hui : une guerre n’est juste que si elle est défensive, et si elle constitue le dernier recours, après épuisement de tous les autres moyens.
Or, la constance avec laquelle les dirigeants français nous envoient vers la guerre est à la fois déconcertante et insupportable. Elle est déconcertante, parce que le Président de la République et ses ministres la traitent avec une légèreté indigne du sujet comme de leur fonction. Certes, Apollinaire commence son « Adieu du cavalier » par le célèbre vers « Ah Dieu ! que la guerre est jolie ». Mais faut-il vraiment le prendre au premier degré ?!…
Cette constance est insupportable parce qu’elle repose sur un « narratif » (comme on dit aujourd’hui) qui relève du fantasme plutôt que de la froide lucidité à laquelle les circonstances appellent pourtant. De sorte que pour suivre Clemenceau, si « la guerre est une chose trop sérieuse pour qu’on la confie à des militaires », quel spectacle lorsqu’on la met entre les mains de tels civils !
L’oubli des horreurs de la guerre ajoute à cette dangereuse pente. Il n’est pas raisonnable d’être pacifiste, mais rappeler combien la guerre est atroce est également une manière d’alerter les peuples sur la nécessiter de l’éviter « quoi qu’il en coûte » – pour reprendre a contrario l’expression de « We shall fight on the beaches » (« Nous nous battrons sur les plages »), discours de W. Churchill prononcé le 4 juin 1940 devant le Parlement anglais. C’est également rendre hommage à tous ceux qui l’ont faite pour nous, et dire aux peuples d’aujourd’hui que ces sacrifices n’ont pas été vains. La facilité avec laquelle on entraîne les siens dans la guerre est en fait proportionnelle à l’oubli de l’histoire et de la valeur de la vie humaine. Est-ce vraiment étonnant de la part de nos dirigeants ?
Le poème qui suit est un des si nombreux témoignages rapportés de la première guerre mondiale. Son auteur, Wilfred Owen, y a été mobilisé. Comme l’ont écrit Giono, Péguy, Dorgelès, Genevoix, Alain-Fournier, Jünger et tant d’autres, l’atrocité de la guerre, si nécessaire soit-elle (et elle l’est parfois), justifie qu’on fasse tout ce qui est possible – tout – pour l’éviter.
« Pliés en deux, tels de vieux mendiants sous leur sac,
Harpies cagneuses et crachotantes, à coups de jurons
Nous pataugions dans la gadoue, hors des obsédants éclairs,
Et pesamment clopinions vers notre lointain repos.
On marche en dormant. Beaucoup ont perdu leurs bottes
Et s’en vont, boiteux chaussés de sang, estropiés, aveugles ;
Ivres de fatigue, sourds même aux hululements estompés
Des Cinq-Neuf distancés qui s’abattent vers l’arrière.
Le gaz ! Le gaz ! Vite, les gars ! Effarés et à tâtons
Coiffant juste à temps les casques malaisés ;
Mais quelqu’un hurle encore et trébuche
Et s’effondre, se débattant, comme enlisé dans le feu ou la chaux…
Vaguement, par les vitres embuées, l’épaisse lumière verte,
Comme sous un océan de vert, je le vis se noyer.
Dans tous mes rêves, sous mes yeux impuissants,
Il plonge vers moi, se vide à flots, s’étouffe, il se noie.
Qu’en des rêves suffocants vos pas à vous aussi
Suivent le fourgon où nous l’avons jeté,
Que votre regard croise ces yeux blancs convulsés,
Cette face qui pend, comme d’un démon écoeuré de péché ;
Que votre oreille à chaque cahot capte ces gargouillis
De sang jaillissant des poumons rongés d’écume,
Ce cancer obscène, ce rebut d’amertume tel, immonde,
L’ulcère à jamais corrompant la langue innocente, —
Ami, avec ce bel entrain vous ne direz plus
Aux enfants brûlant de gloire désespérée,
Ce mensonge de toujours : Dulce et decorum est
Pro patria mori. »