Mémoricide par Philippe de Villiers, aux Editions Fayard.
Recension par Jean-Gérard Lapacherie

Dans le titre, mémorisiez est un néologisme que Philippe de Villiers a forgé, sur le modèle de génocide, pour désigner la mémoire tronquée ou amputée. Dans l’Antiquité, les Romains, les Grecs aussi, disposaient d’une peine infamante qu’ils nommaient damnatio memoriæ pour effacer le nom et jusqu’au souvenir du chef qui avait failli ou trahi: à sa mort, un homme seul, pas un peuple, était condamné à l’oubli. Les communistes ont repris ce procédé en effaçant sur les photos officielles ceux qui n’étaient plus dans la ligne du Parti. Leurs dignes successeurs en France les imitent, mais ils appliquent cette damnatio à un peuple encore vivant, peuple dont théoriquement ils font partie. Ils tuent la mémoire de ce peuple en l’empêchant de se rappeler ses ancêtres ou son passé. La maladie d’Alzheimer lui est injectée. Contaminé, le peuple est près de se soumettre à un ordre impérieux ou impérial, celui de l’Union prétendument « européenne », celui de l’islam, celui du gauchisme des « éveillés ». Telle est la thèse de ce livre. Elle est forte et elle est fondée sur une analyse serrée de la réalité. Un événement récent en est la matrice : la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris le 26 juillet 2024 – ce qui est nommé trou noir : « Nous changeons de société, nous changeons de culture, nous changeons de civilisation », car « une civilisation, c’est un état social dans lequel celui qui arrive au monde s’aperçoit que ce qu’il croit pouvoir apporter est infiniment moins subtil que ce qu’il reçoit malgré lui ». La mascarade sur la Seine préfigure le monde d’après l’histoire ou posthistorique imposé par la mémoire effacée – ce qu’Attali, l’homme lige de Mitterrand et du Système Global, résume ainsi : « Dans dix ans, ces transgressions seront devenues naturelles et banales et ne choqueront plus personne » ; elles annoncent « une période où la France aura ouvert une voie ».
Le livre est formé, comme dans les meilleures dissertations de Sciences Po, de trois parties, intitulées respectivement « la mémoire pénitentielle », « la mémoire invertie », « la mémoire salvatrice ». Dans chaque titre apparaît le même nom : mémoire, auquel sont associées trois actions : se repentir, inverser, sauver. Le mémoricide, ce sont les deux premières actions : le peuple est obligé de se repentir de son passé, c’est-à-dire d’exister, puisque tout dans ce passé est renversé, la grandeur devenant petitesse, le courage lâcheté, le Bien le Mal. Comme Philippe de Villiers est un patriote chrétien, il s’interdit de désespérer. Certes, la situation est dramatique : « Il y a désormais, en France, un fossé de nature sociologique : avec un surpeuple de possédants, qui connaît les codes, qui accède à toutes les avant-gardes, qui y baigne et s’y complaît. Et puis, il y a un sous-peuple, méprisé, d’anciens petits possédants aujourd’hui dépossédés, qui n’entend rien aux allusions, aux rapprochements d’un intellectualisme abscons ». Mais, la mémoire est aussi salvatrice ; elle sauve si elle est rétablie, reconstituée, réhabilitée. C’est ce à quoi il s’attelle et à quoi il appelle ceux de ses compatriotes qui ne croient pas que tout est « foutu ». Ce projet est résumé ainsi : « Je nourris l’espoir que jamais ne s’impose le seul choix entre la dhimmitude de l’Islamistan et la diminitude du Wokistan. Dans un cas, ils seront bientôt soumis. Dans l’autre, transgenrés… La résistance au mémorisiez passe par les retrouvailles avec nos lignées, notre langue, nos frontières, notre mémoire commune, notre art de vivre ». C’est d’ailleurs une leçon que l’on doit tirer de notre passé : « N’oublions jamais la grande leçon de notre histoire : chaque fois qu’elle a glissé au bord de l’abîme, la France s’est accrochée à deux môles qui n’ont pas vacillé : le tronçon de l’épée et la pensée française ».
Ces trois parties sont formées d’une succession de courts chapitres de quatre à six pages au titre éloquent : « Je ne reconnais pas ma France » ; « Il n’y a plus d’espace commun » ; « Vers la narco-citoyenneté » ; « Le serment d’Hippocrate aura duré ving-tcinq siècles » ; « Le progressisme mortifère » ; « Ceux qui ont aboli les frontières ont du sang sur les mains » ; « Le déclin du courage » ; « Le laïcisme du vide » ; « Le président de l’ONG Cathos sans frontières [id est le pape François] vous parle » ; « Le glas qui sonne est celui de la culture populaire » ; « L’Arbre sec qui refleurit ». Philippe de Villiers est un ancien élève de l’École des Sciences Politiques de Paris et de l’École Nationale d’Administration. Pourtant, il n’en a aucun des travers. Ce n’est pas un « énarque », encore moins un bureaucrate. Dans ce milieu, dont il s’est détaché depuis longtemps, il détonne : c’est un poète ou un écrivain à l’ancienne, qui aime les mots, même les mots anciens ou en passe de sortir de l’usage, et les images, dont il n’hésite pas à jouer avec gourmandise pour donner le plus de force possible à sa pensée ou à l’analyse des réalités du monde – plus de clarté aussi.
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