par Fabrice Garniron, essayiste
Depuis le début de l’affaire ukrainienne, la question de l’extension indéfinie de l’OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord -sic…) fait partie de celles que les faiseurs d’opinion glissent invariablement sous le boisseau. Cette extension qui ne se connait plus de bornes est un sujet sulfureux, sinon tabou. Fabrice Garniron, pianiste de formation et enseignant, auteur de nombreux articles, notamment sur les conflits yougoslaves, ainsi que d’un Quand Le Monde… Décryptage des conflits yougoslaves (Elya Editions, mars 2013), livre une analyse systématique et un décryptage approfondi du discours politique et médiatique sur la politique états-unienne en Ukraine.
Pour comprendre le danger de la politique de Washington en Ukraine, il est un moyen fort simple. Il consiste à imaginer un scénario inverse de celui qui est sous nos yeux : quelle serait la réaction des Etats-Unis si le Mexique, par exemple, envisageait d’intégrer une alliance militaire dominée par la Russie ? Bien peu, à juste titre, en contesteraient le caractère belligène. Tout indique pourtant que les Etats-Unis ont adopté depuis des années une stratégie politique qui ne pouvait que mener à l’affrontement : celle consistant à imposer à un État, en l’occurrence la Russie, ce qu’en aucun cas on ne voudrait se voir imposer. Si la réaction américaine à l’intégration du Mexique dans une alliance contrôlée par la Russie n’est qu’une hypothèse, la réaction qui fut celle des Etats-Unis en octobre 1962 à l’installation de fusées soviétiques à Cuba, soit à 150 kilomètres de leurs côtes est, elle, un fait historique : les Etats-Unis ont à l’époque menacé par ultimatum l’Union soviétique de bombardements atomiques si elle ne procédait pas immédiatement au démantèlement de ses missiles sur le sol cubain…
Une menace qui, loin d’être imaginaire, est la conséquence directe d’un autre fait soigneusement occulté par la sphère médiatique : la décision unilatérale des Etats-Unis de sortir du Traité ABM en 2002, accord multilatéral qui réglementait le déploiement des missiles antibalistiques russes et américains. Ayant depuis lors les mains libres, les Etats-Unis ont pu déployer leurs missiles dans des zones que ce traité ABM excluait : en Pologne et en Roumanie, deux États membres de l’OTAN. C’est ainsi qu’en installant au fil des ans leur dispositif aux portes de la Russie, les Etats-Unis ont imposé à cette dernière ce qu’ils avaient catégoriquement refusé en 1962. On ne pouvait mieux saper l’architecture internationale de sécurité.
Les avertissements sur les dangers de l’extension de l’OTAN ont été plus nombreux aux Etats-Unis qu’en Europe.
C’est pourtant aux Etats-Unis, bien plus qu’en Europe, que les avertissements sur les dangers de l’extension de l’OTAN ont été les plus nombreux – fait une fois encore occulté par les médias dominants. Parfaitement conscients des risques de guerre qu’elle recélait, nombre d’universitaires, diplomates ou d’hommes d’Etat d’Outre-Atlantique se sont élevés publiquement contre la politique de leurs dirigeants. Ayant le plus souvent passé l’essentiel de leur carrière à combattre l’URSS puis la Russie, leurs critiques permettent de prendre la mesure du caractère proprement insensé des objectifs des Etats-Unis. Voici par exemple ce qu’en pensait celui qui fut le concepteur de la politique d’endiguement de l’URSS après la IIe Guerre mondiale, George Kennan : en février 1997 il affirmait dans le New York Times : « l’élargissement de l’OTAN serait l’erreur la plus fatale de la politique américaine de toute l’après-guerre froide »[1]. Point de vue qui est aussi celui d’Henry Kissinger (conseiller principal de Richard Nixon entre 1969 et 1973, soit pendant la période la plus dure des bombardements américains sur le Vietnam), lorsque’il affirma à plusieurs reprises et sans ambages : « l’Ukraine ne doit pas rejoindre l’OTAN ».
Plus alarmistes encore sont les points de vue de deux secrétaires d’Etat à la Défense. William Perry, qui fut à ce poste sous la présidence Clinton, a expressément désapprouvé l’extension de l’OTAN, révélant même dans ses Mémoires avoir songé à démissionner à cause de cette dérive, responsable selon lui de la dégradation des relations entre la Russie et les Etats-Unis et grave menace sur la paix mondiale. De même Robert Gates, personnage pour le moins important de l’establishment washingtonien puisqu’il fut à deux reprises secrétaire d’Etat à la Défense – d’abord sous la présidence de George W. Bush, puis sous celle de Barack Obama : pour lui, « agir si vite pour étendre l’OTAN est une erreur. Essayer d’amener la Géorgie et l’Ukraine dans l’OTAN est vraiment exagéré et constitue une provocation particulièrement monumentale »[2]. On pourrait également évoquer les points de vue de Jack Matlock, qui fut ambassadeur des Etats-Unis à Moscou entre 1987 et 1991, du géopoliticien John Mearsheimer, de l’économiste libéral Jeffrey Sachs, l’un des membres les plus influents de l’establishement, comme ceux de plusieurs dizaines de hauts fonctionnaires américains : tous ont dénoncé haut et fort cette extension.
Le cas éloquent de feu Brzezinski
Rarement les risques de guerre liés à la politique d’un Etat auront été anticipés si longtemps à l’avance et par autant de membres de l’élite de ce même État.
Eloquent, le point de vue de Zbigniew Brzezinski : après avoir été le chef du Conseil de sécurité du Président Jimmy Carter de 1976 à 1980, Brzezinski ne cessera jusqu’à sa mort en 2017 de penser la politique étrangère états-unienne et d’influer sur son cours. Il fut d’ailleurs successivement conseiller de George W. Bush puis de Barack Obama. S’agissant des relations avec l’URSS puis avec la Russie, il est difficile de trouver un personnage plus intransigeant, sinon fanatique, quant aux intérêts des Etats-Unis durant les quarante années de sa carrière politique, notamment face à la Russie dont ce Polonais avait fait l’ennemi numéro 1. Rappelons d’abord qu’il fut le concepteur du piège afghan dans lequel tomba l’URSS, qui consista à provoquer l’intervention directe de Moscou en finançant et armant préalablement les islamistes afghans et tous ceux qui vinrent du monde entier pour participer au djihad, le plus célèbre étant le Séoudien Ben Laden – décision que les attentats du 11 septembre ne lui firent nullement regretter.
Rappelons également le choix fait par Brzezinski après la chute des Khmers rouges en 1979. Face à la fin du régime génocidaire, Brzezinski n’eut guère d’états d’âme : loin de considérer cette chute comme un évènement positif, sinon salutaire, il y vit un événement défavorable aux intérêts américains. N’est-ce pas le Vietnam, Etat pro-soviétique, qui, avec son intervention de janvier 1979, met un terme au régime des Khmers rouges ? Raison pour laquelle, après cette date, Brzezinski fit en sorte que les Etats-Unis soutiennent militairement et financièrement les Khmers rouges par Thaïlande et Chine interposées[3].
A ce soutien matériel aux Khmers rouges s’ajouta un soutien diplomatique puisque Brzezinski, alors pilote de la politique étrangère américaine, obtint que le représentant khmer rouge à l’ONU soit reconnu par les Etats-Unis comme seul représentant du Cambodge. Et c’est encore Brzezinski qui décida d’un embargo de près de 15 ans contre le Cambodge, faisant payer à la population cambodgienne, déjà durement éprouvée par la folie des Khmers rouges, le fait d’avoir été libérée par un voisin pro soviétique…
A ce combat contre l’URSS succéda ensuite un combat à peine moins acharné contre la Russie pour en limiter l’influence et promouvoir les intérêts américains, en particulier en Ukraine. C’est pourtant le même Brzezinski qui, en 2015, fait savoir publiquement que l’extension à l’Est de l’OTAN est une menace pour la paix, en Europe et au-delà. Et, tout en prônant un soutien occidental à l’Ukraine, il se déclare favorable à un compromis avec la Russie. Plus étonnant encore, il recommandait un statut de neutralité pour l’Ukraine : « Les Etats-Unis et l’OTAN devraient s’inspirer pour l’Ukraine de l’exemple de la Finlande »[4].
L’actuelle politique américaine d’expansion de l’OTAN en Ukraine piétine ainsi les nombreux avertissements de ceux qui, par ailleurs, ont maintes fois prouvé leur détermination à promouvoir les intérêts des Etats-Unis dans le monde, y compris face à la Russie. Ce qui incite à poser la question : qui est « fou » dans cette affaire ukrainienne ?
[1] New York Times, 05-02-1997, A Fateful Error
[2] Voir de Robert Gates, Duty, cité parPierre Lorrain, L’Ukraine, une histoire entre deux destins, Ed. Bartillat, 75006, Paris, p. 604
[3] Raoul-Marc Jennar, Médiapart, 27-05-2017
[4] Le Monde, 02-02-2015