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Pendant des années, le Royaume-Uni fut tout prêt à composer avec l’ordre hitlérien

Entretien avec Eric Branca

Après deux livres à succès dont nous recommandons chaudement la lecture, «L’Ami Américain» (éd. Perrin 2017, édition Poche 2023) puis «De Gaulle et les Grands» (éd. Perrin 2020), Eric Branca, ancien directeur de Valeurs Actuelles, devenu l’un des meilleurs historiens d’un XXesiècle qu’il revisite en s’échappant de la doxa atlantiste, nous offre cette année une analyse exhaustive et souvent inédite des rapports, bien plus étroits que nous ne le pensions, entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne de 1918 à 1940. Publiée en mars sous le titre «L’Aigle et le Léopard» (éd. Perrin), cet ouvrage foisonne de révélations, notations et analyses qui donnent à penser, y compris sur des sujets d’une actualité brûlante. Nous avons décidé, en publiant un entretien très exhaustif avec l’auteur, d’insister sur cet ouvrage à nos yeux majeur, extrêmement  instructif, non seulement pour détruire le vieux mensonge d’une «bonne» Grande-Bretagne résistant à l’ordre hitlérien à l’opposé d’une France qui aurait eu tendance à composer avec lui (du moins selon la honteuse historiographie à la mode), mais aussi pour approfondir, bien au-delà de ce que nous pouvions en savoir, la solidarité des «Anglo-saxons», solidarité dont de Gaulle n’eut que l’intuition sans songer sans doute à ce qu’elle impliquait, y compris pour l’avenir à long terme. Comme le préfigurait l’écrivain britannique Chamberlain voici plus d’un siècle, une unité profonde, si profonde qu’elle peut être tenue pour archaïque, lie et liera toujours, face au monde catholique romain, une vaste «Ligue du Nord» comprenant, outre Germains et Britanniques, les peuples scandinaves et par-dessus tout les White Anglo-Saxons Protestants (WASP) d’Amérique du Nord qui mènent le bal sous le nom controuvé d’Occident. Vastes perspectives!

PMC: L’ouvrage s’ouvre sur un chapitre impressionnant: l’obstination avec laquelle la Grande Bretagne et, en sous-main, les États-Unis, ont contourné le Traité de Versailles – par l’allégement des réparations et par nombreuses facilités financières, qui permirent à l’Allemagne de redevenir une grande puissance militaire. Est-ce là une banale application de la politique traditionnelle de la Grande-Bretagne («balance of power»: ne pas permettre à une puissance continentale, en l’occurrence la France, après la victoire de 1918, de devenir hégémonique sur le continent) ; ou bien une illustration de la solidarité «WASP» White Anglo-Saxon Protestant, dont le ressort racialiste est parfois exprimé explicitement, qui lie de façon profonde l’Allemagne à l’Angleterre et aux États-Unis?

EB: Les deux facteurs sont si intriqués qu’il est difficile de dire lequel a joué le rôle le plus déterminant. Mais il est certain qu’avec le refus du Congrès américain de ratifier le Traité de Versailles, c’est le monde anglo-saxon tout entier qui s’est rallié à l’obsession britannique de la balance of power, faisant ipso facto de la France sinon la puissance à abattre, du moins celle qu’il fallait contenir…, et de l’Allemagne, l’instrument idoine pour l’affaiblir. Pensez que, malgré l’insistance de Poincaré et de Clémenceau, les délégués américains à la conférence de la Paix ont obstinément refusé de visiter les champs du Nord et de l’Est de la France, de même que les villes et usines en ruines attestant des destructions effroyables que nous avions subies – et justifiaient qu’on réclamât aux Allemands les fameuses réparations ! N’oublions pas que, contrairement à la France, à la Belgique et aux Pays-Bas, méthodiquement pillés, le Reich est sorti de la guerre avec des infrastructures et un potentiel industriel absolument intacts.

On peut même dire que, en 1918, la volonté d’exonérer l’Allemagne de ses responsabilités dans le déclenchement du conflit est plus forte aux États-Unis qu’en Grande-Bretagne. Dans certains États du Nord-est, comme le Wisconsin, l’Ohio, le Michigan ou l’Illinois, la population d’origine allemande pouvait alors représenter jusqu’à 80% de l’immigration européenne : cette Deutschtum américaine a pesé lourd dans le refus de ratifier le Traité de Versailles.

On l’ignore souvent, mais le premier entretien d’Hitler accordé à un journaliste étranger le fut à un américain d’origine allemande, Georges Viereck, qui le publia dans la livraison d’octobre 1923 du prestigieux American Monthly ! Il faut dire que ce Viereck n’était pas n’importe qui : son père, Louis, passait pour le fils naturel de Guillaume Ier, roi de Prusse devenu Kaiser en 1871 après avoir proclamé l’Empire allemand dans la Galerie des Glaces ! Georges, quant à lui, s’était fait connaître en Amérique en défendant le pangermanisme de Guillaume II (petit-fils du premier du nom) dans un essai au titre provocateur, Confessions d’un barbare – allusion au discours dans lequel, en 1900, le Kaiser avait fait l’apologie des Huns, recommandant au corps expéditionnaire allemand en Chine de se faire respecter par la terreur. Viereck avait même lancé un hebdomadaire, Fatherland (Vaterland en Allemand) tiré à plus de 80.000 exemplaires…

Devenu Chancelier, Hitler recevra Viereck pour le remercier de son action et, en 1934, ce dernier réunira 20 000 personnes à New York, au Madison Square Garden pour un meeting en faveur de la « Nouvelle Allemagne ». On pourrait aussi parler de l’aviateur Charles Lindbergh, grand admirateur du Führer et décoré en 1938 par Hermann Göring de l’Ordre de l’Aigle allemand ; ou de Fritz Julius Kuhn, moins connu, mais qui, à la tête du Bund germano-américain (German American Bund), joua un rôle important pour convertir les Américains d’origine allemande au national-socialisme…

Quant à l’ambassadeur des États-Unis à Londres, Joseph Kennedy (père du futur Président, JFK), Churchill obtiendra en 1940 son rappel à Washington tant il répercutait dans ses dépêches les mots d’ordre hitlériens. L’un de ses très proches collaborateurs à Londres, Tyler Kent, fut même incarcéré pour espionnage après que l’Intelligence Service eut obtenu la preuve qu’il renseignait Berlin sur les conversations entre Churchill et Roosevelt…

Et que dire des milieux financiers ? Je raconte en détail dans L’Aigle et le Léopard les liens personnels qui unissaient le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Montaigu Norman, et celui de la Reichsbank, Hjalmar Schacht, futur ministre des Finances d’Hitler, lesquels, après avoir organisé de concert l’insolvabilité de la République de Weimar, ont mis au point, avec leurs homologues de Wall Street, une interpénétration méthodique entre les capitalismes allemand et anglo-saxon. Des liens qui permirent au III° Reich de réarmer massivement et qui, surtout, durèrent et perdurèrent bien après l’entrée en guerre des États-Unis. Un coin du voile a été levé, voici une vingtaine d’année, par Edwin Black et son justement célèbre ouvrage IBM et l’holocauste (Robert Lafont, 2001) ; beaucoup de choses restent à raconter, notamment comment la guerre sur le front de l’Est contribua à enrichir Ford et General Motors qui ne cessèrent d’équiper la Wehrmacht, via leurs filiales allemandes, dont une partie des bénéfices transitaient par la Suisse quand les ponts furent rompus entre Berlin et Washington.

Sait-on de même que, jusqu’en 1941, une partie des fonds secrets de la Gestapo était placée à l’Union Bank de New York, filiale du groupe allemand Thyssen que dirigeait un certain Prescott Bush, père et grand-père des deux présidents Bush ? Cette filiale ne sera dissoute qu’en octobre 1942 – dix mois après l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Allemagne. Ce qui laissera le temps aux nazis de rapatrier tranquillement leurs capitaux par l’intermédiaire, toujours, de la Suisse…

Ces financiers étaient-ils eux aussi contaminés par le pangermanisme?

Montaigu Norman, incontestablement. Il admirait les Allemands et détestait les Français, mais aussi les juifs. Dans sa correspondance, exhumée par Robert et Isabelle Tombs pour leur livre majeur, La France et le Royaume Uni, des ennemis intimes (Armand Colin, 2012), on trouve une lettre éloquente proclamant qu’il faut « ajouter les Français aux juifs dans (sa) liste de brebis galeuses ». Pour d’autres, le motif idéologique était secondaire ou inexistant : ce qu’il fallait, c’était ouvrir le marché allemand aux capitaux et aux produits anglo-saxons. Et pour cela, faire en sorte que la capacité contributive de l’Allemagne au nouvel ordre économique de Londres et Washington ne soit pas grevée par les réparations versées aux Français…

Hitler admirait les États-Unis, notamment ce que vous appelez son «terreau racialiste» dont une grande figure fut Henry Ford, si admiré par le Führer qu’il en garda jusqu’au bout le portrait dans son bureau; il admirait tout autant l’Angleterre, au point de chercher à tout prix son amitié – notamment en lui permettant de rembarquer ses troupes à Dunkerque alors qu’il aurait pu les détruire en deux jours, puis, dans un discours stupéfiant de juillet 1940, en proposant à Londres un «pacte d’ amitié»! Cette admiration, constante depuis Mein Kampf, explique l’initiative de son premier secrétaire, Rudolf Hess, persuadé qu’il ne pouvait y avoir de conflit durable entre deux peuples aussi proches…

Hitler admirait davantage encore l’Angleterre que les États-Unis. Ces derniers étaient pour lui une excroissance du monde germanique dont il vantait le dynamisme mais dont il craignait, pour reprendre son vocabulaire, qu’elle ne « s’abâtardisse » rapidement, sous la double influence des juifs et du métissage, ses deux obsessions. La réélection de Roosevelt, en 1940, est pour lui un tournant. À partir de ce moment, et quelque admiration qu’il garde pour un Ford – dont le chef des Jeunesses hitlériennes, Baldur von Schirach, déclarera au Procès de Nuremberg qu’il était devenu antisémite en le lisant -, il sent que les dés sont jetés. Mais il persistera jusqu’au bout ou presque à espérer que l’Angleterre change de camp ! En juillet 1941, il rêve encore de voir les Britanniques chasser Churchill pour accepter sa main tendue : « L’Allemagne et l’Angleterre sauront ce qu’elles peuvent attendre l’une de l’autre et nous aurons alors trouvé le bon partenaire. »

Idée constante chez lui : Aux Anglais, la domination des mers et des peuples « inférieurs » de l’outre-mer ; à l’Allemagne celle de l’Europe continentale jusqu’aux confins de l’Asie.  Il était littéralement fasciné par la manière dont les Anglais concevaient la colonisation, bien différente de l’universalisme français, qu’il méprisait. Dans ses Propos intimes et politiques, traduits et commentés par François Delpla (Nouveau Monde, 2016), il se moque même des colonialistes allemands d’avant 1914 qu’il trouve aussi « nuls » que les Français. Il oppose leur idéalisme au réalisme des Britanniques : « Les Anglais ont travaillé pendant trois cents ans à s’assurer la domination du monde. S’ils l’ont conservée si longtemps, c’est qu’ils ne se sont pas mêlés de laver le linge sale de leurs assujettis. Nous (Allemands et Français), ce qui nous plairait, ce serait de frotter un nègre jusqu’à ce qu’il devienne blanc » Cette fascination ne le quittera pas, même dans ses derniers jours, comme en atteste son « Testament politique » qui sera publié en 1955 avec une intéressante préface d’André François-Poncet, notre ancien ambassadeur à Berlin.

Et puis n’oublions pas que, outre Henri Ford, l’un des deux autres maîtres à penser d’Hitler avec Dietrich Eckart, était un pur britannique, même s’il s’était fait naturaliser allemand par admiration pour Wagner, dont il avait épousé la fille : je veux parler d’Houston Stewart Chamberlain – rien à voir avec le Chamberlain des accords de Munich. Son œuvre la plus notoire, Les Fondements du XIXe siècle, avait connu un succès d’estime en Grande-Bretagne, mais était devenue un bestseller dans l’Allemagne du Kaiser. Au point d’éclipser tous les maîtres à penser du pangermanisme, les Ratzel et autres Bernhardi. Ces derniers se « contentaient », si l’on ose dire, de prôner l’unité des « Germains » ; Chamberlain, lui, rêvait d’une politique active de sélection raciale inspirée de l’élevage animalier afin que  prospère la race nordique (Germains, Anglais, Américains du Nord, Saxons, Scandinaves, etc.) qu’il plaçait au-dessus de toutes les autres. Ce qu’il théorisait, Adolf Hitler se donnera les moyens de le pratiquer sur une grande échelle à partir de 1933 avec les conséquences que l’on sait. Quand Chamberlain mourra, à Bayreuth, en 1927, Hitler qui venait régulièrement prendre ses conseils, parlera de lui comme un des « évangélistes du national-socialisme », lui-même en étant le Messie.

Non seulement Hitler admirait la Grande-Bretagne mais une grande partie du peuple britannique, et une majorité de sa «gentry», notamment une belle brochette de Lords, admiraient Hitler, entretenant souvent avec les dignitaires du Reich des relations amicales. Vous écrivez (p. 337) que, en refusant la politique d’apeasement, «Churchill eut raison contre la plupart de ses contemporains», suggérant donc qu’une majorité de Britanniques étaient prêts à laisser à Hitler les mains libres en Europe. Comment comprendre cela de la part d’une démocratie qui (ou n’est-ce qu’un mythe?) se veut exemplaire?

Quand on est à la tête d’un empire qui, selon l’expression consacrée, ne voit jamais le soleil se coucher, la démocratie pèse moins lourd que les rapports de force mondiaux. Pour les élites politiques et économiques de Grande-Bretagne, Hitler a ceci de séduisant qu’il est le premier homme d’État allemand qui, non seulement ne revendique rien pour son pays outre-mer, mais encore et surtout reconnaît à la Grande Bretagne un droit imprescriptible à posséder le premier empire colonial du monde, contrôlant aussi son corollaire : les principales routes maritimes ! Que cet homme d’État soit un dictateur qui concentre entre ses mains plus de pouvoirs que tous ses prédécesseurs réunis est même plutôt bien vu par les décideurs d’outre-manche : ses engagements ne risquent pas d’être mis en cause par quelque « accident » démocratique. Mieux, à tous les Anglais qu’il rencontre – et il en rencontre beaucoup, avant et surtout après sa prise de pouvoir – il explique que si Guillaume II n’avait pas cherché à réviser le traité de Berlin de 1885 (ndlr: fixant les zones d’influence coloniales respectives de chaque puissance européenne), ni surtout voulu concurrencer la flotte de guerre de sa grand-mère Victoria, la Première guerre mondiale n’aurait peut-être pas eu lieu ! Comment la classe politique anglaise n’aurait-elle pas été sensible à de tels arguments ?

Quant au peuple anglais, attaché pareillement à son empire, mais sans forcément discerner ce que cette proposition de condominium planétaire contenait de menaces pour la liberté des autres, une chose compte alors pour lui : qu’on n’envoie plus jamais des centaines de milliers de jeunes gens se faire massacrer dans les tranchées de la Somme ou de l’Aisne, a fortiori pour sauver la France !  Quand vous regardez la presse britannique des années 1920, vous êtes saisi par sa tonalité gallophobe.  Pour HG. Wells, l’auteur célébrissime de La guerre des mondes et du Voyage dans le temps, l’ennemi, c’est désormais la France, qu’il accuse de vouloir reconstituer l’empire de Napoléon en annexant la rive gauche du Rhin ; quant à l’écrivain pacifiste Edmund Blunden, rescapé de la bataille de Passchendaele, il s’écrie en 1929 : « Je ne me battrai plus jamais contre personne, sauf contre les Français ! ». Ajoutez à cela que pour 90% de la presse britannique, Hitler incarne,
à partir de 1933, le seul rempart solide contre le bolchévisme. Ce
tableau « clinique » ne cadre pas vraiment avec les images rassurantes de l’entente cordiale…  

Dites-nous quelques mots d’Oswald Mosley qui fut travailliste et même occupa une fonction de rang ministériel dans le gouvernement MacDonald – chargé du chômage, il présente une politique d’inspiration socialiste saluée par Keynes… Il fonde ensuite l’Union de fascistes britanniques. Ce personnage est-il la preuve que le sentiment positif qu’inspirait Hitler au Royaume-Uni touchait aussi gauche?

Vous avez raison de rappeler que Mosley, malgré ses origines aristocratiques et sa fortune substantielle était, à l’origine, un homme de gauche. Et même très à gauche puisque ses adversaires conservateurs le surnommaient, quand il était député travailliste, le « milliardaire rouge ». Nommé ministre en 1929, il proposa à MacDonald un programme, resté sous le nom de Memorandum Mosley, qui frappa d’effroi l’establishment dont il faisait pourtant partie : il ne prônait rien de moins que la nationalisation des banques et du secteur de l’énergie, mais aussi l’abaissement de l’âge de la retraite, la généralisation d’allocations chômage, etc. C’est d’ailleurs pour s’être heurté à la direction de son parti qu’il a quitté le Labour et créé la British Union of Fascists (BUF) avec l’aide de Mussolini. Au départ, Mosley n’était pas antisémite. C’est sa deuxième femme, Diana Mitford, et sa belle-soeur Unity, qui l’ont converti au national-socialisme et fait de lui le « Führer anglais » resté dans les mémoires. Ces deux aristocrates aussi excentriques que fanatiques avaient table ouverte chez Hitler et fréquentaient assidument les plus hautes autorités du Reich, au point qu’Oswald et Diana se sont mariés, à Berlin, au domicile personnel de Goebbels, avec le Führer pour témoin !    

La suite de cette analyse est à retrouver dans le numéro XI du Nouveau Conservateur.

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