Entretien avec Olivier Piacentini
Oivier Piacentini, a fondé en 2001 un cabinet de conseil spécialisé dans l’assistance aux créateurs d’entreprise. Il a publié Vers la chute de l’Empire occidental, Le Dossier noir du socialisme français, Le crépuscule de l’Occident, La mondialisation totalitaire, OPA sur l’Elysée, et tout récemment, La chute finale – l’Occident survivra-t-il ? Il offre avec ces ouvrages une synthèse de plusieurs apports sur les questions touchant à l’histoire récente de la civilisation occidentale, dont il analyse la décadence morale comme la perte d’influence économique, politique et militaire. Olivier Piacentini voit dans la mondialisation, les Etats-providence, le relativisme et l’égalitarisme, les principales causes du déclin actuel du monde occidental. A travers ces évolutions récentes de nos sociétés, l’Occident aurait ainsi tourné le dos aux valeurs qui avaient fondé jadis sa prospérité et sa suprématie à travers le monde.
Dans le chapitre IV, « L’Occident sans repères », de votre dernier livre, vous écrivez que « l’Occident nouveau », justement ce monde anglo-saxon, a perdu toute foi, au point de perdre la foi en lui-même. N’est-ce pas surtout aux Etats-Unis que l’on observe cela – où, comme l’écrit Jean-François Colosimo dans son puissant ouvrage Dieu est-il américain ?, le christianisme n’est plus que de façade.
Le monde occidental a muté dans le cœur même de son ADN, au sortir de la IIe Guerre mondiale. Epouvanté par les deux guerres mondiales, le génocide, les régimes totalitaires, la bombe atomique, l’Occident se fait peur à lui-même. Au sein des élites, une nouvelle logique s’insinue, bien éloignée de la confiance dans le progrès et les sciences, qui avait servi de nouvelle foi à l’Occident du XVIIe siècle au milieu du XXe – foi qui déjà s’était peu à peu substituée à la foi chrétienne. L’Occident, tel Icare, serait voué à l’autodestruction, entraînerait avec lui le reste de la planète, à force de vouloir dominer et entraîner le monde à le suivre. Au sortir de la deuxième guerre mondiale, l’Occident, qui avait déjà remplacé le christianisme par le positivisme et le scientisme comme nouvelle foi, se retrouve finalement orphelin de toute transcendance pour le porter, dans un grand désarroi spirituel, voire une crise existentielle. L’heure est désormais au relativisme absolu (que l’on pourrait résumer par la formule, « rien ne vaut rien et tout se vaut » – ndlr) et la déconstruction, qui ont trouvé leurs premières expressions dans les mouvements de la contre-culture et les révoltes des années soixante. L’Occident trop dominateur, l’Occident impérial, l’Occident livré aux idéologies, et finalement aux totalitarismes, au bellicisme, l’Occident qui se fie aveuglément aux sciences, l’Occident trop sûr de lui-même finirait par se détruire et entraîner le reste du monde dans sa propre perte. Pour éviter ce funeste destin, il lui faut à présent baisser la tête, en finir avec son tropisme dominateur.
Une nouvelle idéologie trouva, sur ce champ de ruines, avec Fukuyama et son livre La fin de l’histoire et le dernier homme, un porte-parole chargé d’affirmer la nouvelle consigne que doivent suivre les pays occidentaux – consigne probablement donnée par le Département d’Etat américain, qui a puissamment contribué à l’aura que l’œuvre connut en son temps. Désormais, le droit d’ingérence est justifié par la nécessité de maintenir la Pax Americana sur la planète entière, et d’imposer le libéralisme libre-échangiste aux quatre coins du monde. Désormais, on impose à toutes les nations de se livrer sans restriction au commerce international, sous peine d’être marginalisées sur la scène internationale. Les Etats-Unis sont évidemment les initiateurs de ce mouvement, même si, sur le plan philosophique, les penseurs existentialistes français ont allumé la mèche au tournant des années cinquante. Dans cet exercice d’auto-flagellation que l’Occident s’impose, le christianisme, déjà mis à mal par les Lumières, le positivisme et le scientisme, est appelé à s’effacer. Mais le mondialisme, fût-il tenté par une forme de millénarisme, peut-il remplacer la vraie foi dans le cœur des peuples ? Peut-il être adopté par les autres peuples du monde, qui n’ont pas connu la même histoire, les mêmes vicissitudes, n’ont pas la même culture ? Tout démontre que non, et la Coupe du monde au Qatar montre aujourd’hui l’immense fossé culturel et moral qui sépare deux civilisations, et empêchera finalement le mondialisme de s’’imposer.
Vous montrez ainsi que les Etats-Unis constituent le cœur de cet Occident qui, du coup devient purement et simplement un empire américain. Vous avez d’ailleurs de très bons développements sur cette civilisation unique, dite « ouverte », dont on se demande si elle n’est pas ouverte comme un corps éventré. N’est-il pas temps de recentrer la civilisation européenne sur elle-même afin qu’elle retrouve ses codes, ses langues, ses racines propres ? Si l’Europe se comprend comme toute l’Europe de l’Atlantique à l’Oural on peut aisément déjouer le reproche de fermeture, non ?
« Ouverte comme un corps éventré », voilà une expression qui résume à merveille le fond de ma pensée. Civilisation ouverte pourrait être une référence à la « société ouverte », ou « open society » tant prônée par Karl Popper comme un idéal à atteindre : elle est en fait une société qui n’en est plus une, qui ne veut plus en être une car elle ne veut plus poser aucune limite à l’individualisme. L’expérience désormais appliquée grandeur nature montre le résultat : une société non plus individualiste, comme l’Occident l’a toujours été, mais ego-narcissique, où chacun se croit dépositaire de la vérité et de la vertu, et veut les imposer à tous les autres. L’open society, c’est la société multi-conflictuelle, où chacun s’oppose à chacun, au nom de sa propre vérité. Au final, c’est le chaos continuel, illustré par les oukases de mouvements tels que LGBTQ+, les vegans ou le wokisme, qui veulent imposer à tous l’expression de minorités. Il est évident que l’Occident ne peut que plonger dans l’abîme, s’il poursuit cette logique infernale.
L’Europe est entraînée dans cette spirale mortifère par des courants initiés depuis les Etats-Unis, pôle porteur du mondialisme. Il est évident qu’elle serait mieux inspirée de suivre le mouvement d’autodéfense qui s’enracine à l’Est, en Pologne, en Hongrie, en Tchécoslovaquie et en Russie. Dans un récent discours, Orban a évoqué d’ailleurs le « post-Occident », un Occident décadent qui se regarde plonger sans réaction, presque résigné à son propre suicide… C’est en suivant la voie tracée par Orban, ou par Ordre et Justice en Pologne que l’Europe retrouvera sa vigueur et sa force morale.
Vous stigmatisez le keynésianisme, que vous qualifiez de « communisme qui avance lentement ». Cette théorie de la dépense publique productive s’est transformée en un abus compulsif de la dépense dont l’exemple le plus grinçant fut le fameux « quoi qu’il en coûte ». Peut-on à votre avis sortir nos oligarchies publiques de la culture de la dépense en s’inspirant par exemple du grand ennemi de Keynes, Jacques Rueff, inspirateur du Général de Gaulle qui redressa l’économie française dans les années 60 – voir à ce sujet le très intéressant article de la revue Conflits, « Le long combat de Jacques Rueff contre John Maynard Keynes ». Croyez-vous possible de sortir du keynesianisme ?
« A long terme, nous sommes tous morts », disait Keynes avec cette pointe d’humour anglais pour justifier sa politique interventionniste ; pour lui, attendre que les marchés se rétablissent d’eux-mêmes en temps de crise, comme le prône le libéralisme, produit trop de dégâts sur l’économie et la société en général. L’Etat se doit d’intervenir « coûte que coûte ». Soixante[1]dix ans après, cette logique est poussée jusqu’à l’absurde, le « quoi qu’il en coûte » : « Il faut sauver l’euro, quoiqu’il en coûte », avait décrété Mario Draghi dès son arrivée à la tête de la BCE ; puis Macron a repris la formule lors de la crise pandémique. Finalement, le keynésianisme, conçu par son fondateur comme une politique censée s’appliquer en temps de crise, pour accélérer la reprise, devient la règle commune, et habitue la société à un interventionnisme permanent qu’elle finit par réclamer en toute circonstance, un peu comme un malade réclame de la morphine. « A long terme, nous sommes tous morts ». Le keynésianisme est aussi le pendant économique des idéologies de la jouissance sans frein, du laxisme, portées par la contre-culture des années soixante. Le keynésianisme a fait beaucoup de mal à l’Occident, il a dévoyé son esprit industrieux, son individualisme créatif et entreprenant, il pousse les populations et désormais même les entreprises à se tourner vers l’Etat au moindre coup de semonce. Il est l’un des facteurs clés de l’ADN mutant de l’Occident.
Seul Hayek avait, en son temps, été visionnaire, et avait mis en garde contre cette perversion qui finirait par remettre nos libertés et notre esprit entrepreneurial entre les mains d’une nomenklatura de hauts fonctionnaires, qui se verrait confortée au sommet de l’Etat par les appels de plus en plus grands à l’interventionnisme d’Etat. Ce keynésianisme a connu toutefois de profondes remises en cause, du temps des heures de gloire des Reagan et des Thatcher. Hélas, la France échappa au mouvement de retour à des économies moins assistées. Une légende invoque sans cesse « le gaullisme social » : mais de Gaulle, comme son inspirateur Jacques Rueff, n’aurait jamais souscrit à la création permanente de créances sur l’Etat, inspirées du socialisme et du keynésianisme, dans laquelle nous sommes allègrement tombés depuis.
De Gaulle prônait le partage équitable de la richesse produite, pas la distribution de prébendes via les déficits et l’endettement de l’Etat (il répéta que « au-delà de 33 % de prélèvements obligatoires, nous tombons dans le collectivisme » – ndlr). En France, l’administration, Bercy en particulier, s’est presque arrogé le droit de conduire sa propre gestion, au mépris de pouvoirs politiques qui, eux, ne cessent d’alterner, pendant qu’elle a l’avantage de durer. Revenir à une gestion classique et efficace de l’Etat passera nécessairement par un grand coup de balai : mais qui osera s’atteler à cette tache ?
Entretien avec Olivier Piacentini
La suite est disponible dans le numéro IX du Nouveau Conservateur