par le Général Alexandre Lalanne-Berdouticq
Le Général Lalanne-Berdouticq est l’un de ces officiers généraux qui n’a jamais oublié que sa première fonction était le service de la patrie, ce dont il a maintes fois montré l’exigence. Général (2S) de l’Armée de terre, ancien colonel du régiment de la Légion étrangère de Guyane, il a opéré sur plusieurs théâtres (Afrique sahélienne, Balkans, Liban) et a été onze ans directeur de session à l’IHEDN. Réputé pour la clarté de ses interventions, son esprit de synthèse, mais aussi pour son indépendance d’esprit vis-à-vis de nos états-majors « intégrés », ce courageux militaire se signale périodiquement par des livres et des articles qui l’ont peu à peu distingué de ses pairs. Après avoir livré pour nous son analyse sur l’intervention russe en Ukraine (voir LNC n°6), il a bien voulu analyser ici les étapes de la réintégration de la France dans le Commandement intégré de l’OTAN (à contretemps, attendu que cette organisation n’a plus de raison d’être depuis l’effondrement du bloc soviétique contre lequel elle fut conçue) et surtout ses multiples conséquences.
Puissance militaire multiséculaire ayant porté ses armes aux extrémités du monde connu du Moyen-âge jusqu’à nos jours, la France dispose de la plus ancienne armée de terre d’Europe (en tant qu’armée régulière, elle fut créée par Louis XI en 1480) et des forces armées qui restent parmi les meilleures du monde, bien qu’elles soient aujourd’hui devenues trop peu nombreuses. Pourtant, les récentes évolutions politiques font craindre que les temps d’une armée autonome soient désormais comptés, par suite d’un « européisme » fantasmé ou d’un servile alignement sur les Etats-Unis d’Amérique.
Une alliance réputée défensive
Membre fondateur de l’OTAN, organisation posée en principe comme uniquement défensive, expressément construite pour aider l’Europe de l’Ouest à faire face à la puissance soviétique, la France s’est résolue en 1966 à en quitter le commandement militaire intégré. C’était le seul moyen de garder la main sur son dispositif de dissuasion nucléaire en construction et, par là, de s’assurer d’une complète liberté de décision en cas de menace existentielle. Paris a donc conservé le contrôle intégral de l’emploi de ses forces, à l’inverse du RoyaumeUni dont le feu nucléaire ne peut être déclenché que sur autorisation de Washington, cela en vertu des accords de Nassau de 1962. Notons que, alors que les têtes nucléaires de notre pays ainsi que leurs lanceurs sont de conception nationale, le Royaume-Uni dépend également des Etats-Unis pour la construction et l’entretien de ses missiles. Washington dispose donc d’un officier avec « double clef » à bord des sous-marins stratégiques anglais, toutes choses dont il résulte un constant alignement de Londres sur les intérêts ultimes états-uniens.
En revanche, nos forces stratégiques, qu’elles soient aériennes ou maritimes, ne reçoivent leur éventuel ordre de tir que de la présidence française. Retirée du commandement militaire intégré et du comité des plans nucléaires, la France resta néanmoins un membre fidèle de l’Alliance dans les autres domaines. Elle participait régulièrement en mer, sur terre ou dans les airs à ses exercices majeurs où qu’ils aient lieu. Aussi, en 1995, lors des guerres consécutives à l’implosion de la Yougoslavie, la France engagea-t-elle d’emblée des troupes dans les opérations conduites par l’OTAN en Bosnie-Herzégovine. C’est à cette occasion que l’auteur de ces lignes a pu vivre la réalité de l’Alliance en action. Rappelons ici qu’elle se veut défensive et qu’il fallut tordre le bras de certains de ses membres qui comprenaient mal qu’elle eût survécu à l’effondrement du Pacte de Varsovie en 1991 mais aussi qu’elle fût employée dans une mission de « rétablissement de la paix » en remplacement d’un dispositif de l’ONU. Cet engagement de l’OTAN permit cependant de paraître résoudre la crise (provisoirement, on le sait) ; au moins autorisait-il un emploi de la force qui imposa la cessation des combats.
Les participants de ces opérations constatèrent alors qu’à l’instar des exercices du temps de paix, la puissance des Américains pour imposer leurs décisions y était écrasante. La SFOR (Force de stabilisation) ayant succédé en 1996 à l’IFOR (« Implementation FORce », ou Force de mise en œuvre des accords de Dayton), la France y conservait cependant une certaine autonomie : ainsi, la Division multinationale sud-est (DMNSE), comprenant des unités espagnoles, italiennes, portugaises, marocaines, ukrainiennes et françaises placées sous ses ordres, avait adopté le français comme langue de travail interne, celle du général désigné pour la commander. L’anglais, l’une des deux langues officielles de l’Alliance avec la nôtre (ce que nos gouvernements ne rappellent jamais), était celle du commandement de l’ensemble de la SFOR, placée bien entendu sous les ordres d’un général américain, secondé par un britannique.
Fortes de leur grande expérience des interventions en Afrique ou ailleurs, les troupes françaises jouirent rapidement d’une excellente réputation due, outre leurs qualités militaires, à leur souplesse d’emploi. Cependant les pressions se faisaient de plus ne plus fortes pour adopter non seulement la langue anglaise, dont nombre d’officiers et de responsables politiques étaient partisans (sans souvent la maîtriser…) mais aussi l’intégralité des procédures de l’alliance. En 2001, au temps du gouvernement Jospin, il suffit qu’un général français acceptât de plier pour que la DMNSE adopte l’anglais. C’en était fini des spécificités de cette division et tout « rentra dans l’ordre », tandis que, dans les popotes françaises, on parlait de plus en plus ouvertement de la réintégration de la France dans le commandement militaire intégré. Beaucoup d’officiers y voyaient des perspectives intéressantes, voire de lucratives affectations à venir (un général français en fin de carrière atteint environ 7 000 euros par mois ; mis à la disposition de l’OTAN son traitement est triple et non soumis à l ‘impôt, ndlr). Finalement, ce qu’avait obstinément refusé le président Chirac et ses prédécesseurs fut accompli par Nicolas Sarkozy, et cela dès son accession à la Présidence de la République en 2007.
2007-2022, le glissement
On savait de longue date la fascination de M. Sarkozy pour les Etats-Unis, qui fit titrer au plus grand journal francophone d’Israël en mai 2007 : « France : Sarkozy l’Américain est élu » – bien qu’il parlât fort mal l’anglais, ajoutèrent les mauvaises langues. Aussi, le 7 novembre 2007 lors de sa première visite aux Etats-Unis, annonça-t-il devant le Congrès que la France rejoignait de nouveau le commandement militaire intégré dans toutes ses composantes, à l’exception du comité des plans nucléaires. Peu de commentateurs se risquèrent à suggérer que cette décision, si elle répondait à une certaine logique, serait rapidement interprétée comme un début d’alignement sur les positions diplomatiques américaines. Il est vrai que la France était déjà engagée, depuis 2001, en Afghanistan au sein de l’opération « Enduring freedom » (« Liberté immuable ») et qu’elle poursuivait activement sa contribution à l’opération du Kosovo. Rappelons que l’Alliance (toujours dite « défensive » !) avait unilatéralement attaqué la Serbie en 1999 pour lui arracher sa province d’origine et qu’elle bombarda Belgrade durant deux mois et demi sans même un mandat onusien.
Le président Sarkozy renforça l’engagement français en Afghanistan, obtenant qu’un secteur fût confié à nos troupes qui, jusque-là, se contentaient d’une participation aux opérations spéciales, et d’assurer la sécurité de l’aéroport de Kaboul. C’est ainsi que nos forces prirent le contrôle des vallées de la Kapissa et de la Surobi, où elles se comportèrent avec honneur mais non sans de nombreuses pertes. Leur valeur et leur efficacité étaient telles que s’effaça la détestable impression laissée chez les soldats américains par le courageux refus de M. Chirac de s’engager en Irak en 2003. Il est vrai que les Alliés éprouvaient chaque jour plus de difficultés dans ces pays de vieille civilisation, soit pour y «exporter la démocratie», soit pour y « bâtir une nation » (l’inepte « nation building » de l’ONU) là où une ombrageuse fierté nationale perdurait depuis deux millénaires. Les observateurs libres savaient que l’Occident ne pourrait imposer ses conceptions soi-disant universelles à des peuples de haute tradition et de civilisation affirmées, typiquement holistes, qui avaient toujours triomphé de leurs envahisseurs depuis Alexandre le Grand. La France rejoignant le commandement intégré, il fallut donc dès 2008 trouver neuf cents officiers et une centaine de sous-officiers anglicistes dans les rangs d’une armée que, par ailleurs, le pouvoir s’évertuait à diviser par trois (par trois !) pour «engranger les dividendes de la paix » selon la formule irresponsable de M. Fabius. Ce fut très ardu en période d’importants départs touchant les officiers expérimentés (rappelons qu’il faut dix ans pour former un officier subalterne d’état-major, et vingt ans pour un colonel). De plus la France se vit accorder l’un des grands commandements non opérationnels de l’OTAN. Un général français de l’Armée de l’air prit la tête de l’ACT (« commandement allié de la transformation ») installé à Norfolk, en Virginie, qui a pour mission de mener des études prospectives sur le long terme.
« L’invasion otanienne » et l’anglicisation de nos armées
Ce grand retour des Français s’effectua au détriment d’autres nations bien installées qui le firent savoir sans prendre de gants. Il en résulta parfois de notre côté une surenchère pour paraître « plus otanien que les otaniens » et notamment une invasion de la langue anglaise jusqu’au cœur de notre système militaire. On entendit même un général commandant les écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan déclarer que « l’anglais n’est plus une langue étrangère ». L’auteur de ces lignes se rappelle un incident où, colonel instructeur à l’Ecole de guerre en visite au PC de l’OTAN à Mons (Belgique) avec ses stagiaires, il dut reprendre vertement un officier français « inséré » qui avait préféré s’exprimer en anglais (qu’il maîtrisait de plus fort mal) devant ses trois cents visiteurs, qui étaient pourtant tous francophones. Plus grave encore, à l’Ecole de guerre, nos excellentes méthodes de résolution des problèmes stratégiques s’effacèrent devant des processus otaniens étrangers à notre culture militaire. On peut dire schématiquement que nos méthodes sont une succession de synthèses, les autres étant faites d’analyses parcellaires, souvent rudimentaires et parfois même sans lien entre elles.
Vous pouvez retrouver la suite de cette analyse dans le numéro VIII du Nouveau Conservateur.